Couverture de ADH_115

Article de revue

Effets de fratrie et mobilité sociale intergénérationnelle dans la Belgique urbaine et rurale au xixe siècle

Pages 115 à 138

Notes

  • [*]
    Ce nous est un grand plaisir de reconnaître notre dette envers Étienne van der Straten et Muriel Neven, qui ont travaillé des années durant au développement des bases de données utilisées dans cet article. Nous associons à ces remerciements Ruth Shamraj (ICPSR, Ann Arbour, Michigan).
  • [1]
    “One need only cite the negative correlation between quantity and quality of children so often observed in both cross-section and time-series data” (Becker et Lewis, 1973, 279).
  • [2]
    Les 15 et 16 décembre 2008, la Commission de Démographie historique de l’Union internationale pour l’Étude scientifique de la Population organise à Los Angeles un colloque sur « Mobilité sociale et comportements démographiques. Une perspective de long terme ».
  • [3]
    Les recensements généraux de la population belge au xixe siècle ont eu lieu en 1846, 1856, 1866, 1880, 1890 et 1900. Cependant, surtout au début et dans les localités rurales, les registres ont pu rester ouverts 20 ans durant (1847-1866 typiquement).
  • [4]
    Soit dans cet exemple les personnes recensées au 31 décembre 1856 mais absente dans le registre 1847-1856.
  • [5]
    Soit, toujours dans cet exemple, les individus figurant dans le registre de 1847-1856 pour lesquels n’est mentionné ni date de décès, ni émigration, mais qui n’ont pas été recensés au 31 décembre 1856.
  • [6]
    Pour Limbourg (1846-1866) et Verviers (1851-1876), les affections digestives furent responsables d’un quart des décès, les maladies respiratoires respectivement de 24,2 et 27 %.
English version

1Cet article se penche sur la thématique des relations entre fécondité des familles et statut social atteint par les enfants en leur âge adulte. Une telle question a suscité l’intérêt des scientifiques depuis plus d’un siècle, dans des perspectives disciplinaires variées. L’état de la littérature (section 1) indique à quel point il est délicat de démontrer des relations entre des dynamiques démographiques et sociales car elles s’influencent réciproquement, l’une pouvant être déterminante et l’autre déterminée ; ces positions pouvant s’inverser ensuite. Ce constat nous a poussés à la modestie et c’est pour limiter la complexité que nous avons décidé de nous placer en aval de la fécondité et de la mortalité infanto-juvénile, en considérant les effets de fratrie (frères et sœurs survivants) sur les trajectoires sociales personnelles.

2En outre, des perspectives trop généralisantes doivent être contestées. Il nous a semblé essentiel de situer nos hypothèses sur les processus familiaux et individuels dans des cadres démographiques et socioéconomiques concrets. À un niveau méso donc, plutôt que seulement dans des grands cadres macro comme la transition démographique, l’industrialisation, la modernisation. Dans une 2e section, nous sélectionnons trois localités parmi les bases de données démographiques disponibles en Belgique orientale au xixe siècle, justifions ce choix, présentons une municipalité rurale, Sart dans les Ardennes, ainsi que deux villes industrielles textiles, Verviers et Limbourg. Ces contextes dissemblables appellent non seulement des hypothèses distinctes sur les liens entre reproduction familiale et mobilité sociale, mais posent aussi la question de la mesure du statut social. La possession de la terre à Sart, le métier ou occupation à Verviers et Limbourg, sont analysés dans la 3e section, où sont également discutées les méthodes statistiques adaptées à ce type de données. Les résultats sont présentés dans la 4e section, et le moins que l’on puisse en dire est qu’ils ne laissent pas de surprendre. Les conclusions offrent dès lors l’opportunité de revenir sur un chantier qui est loin d’être achevé.

Fécondité et mobilité sociale : une thématique ancienne et complexe

3L’étude des relations entre reproduction des familles et dynamiques des groupes sociaux est sans conteste ancienne. « Les premières interrogations systématiques sur la mobilité sociale, à la fin du xixe siècle, sont hantées par le thème de la fécondité différentielle » (Héran, 2004, 395). Elles s’inscrivent dans le cadre intellectuel général du darwinisme social et en ont alimenté les dérives racistes et eugénistes. L’ensemble s’ancrait sur l’observation empirique rapidement posée par les contemporains que le déclin de la fécondité touchait plus tôt et plus intensément les élites intellectuelles et économiques, les moins aisés, les plus défavorisés restant les plus féconds. Partout, il en a résulté la peur de voir dégénérer les « forces vives de la nation » en raison de cette reproduction différentielle accroissant le poids des individus de « basse qualité » (Béjin, 1993 ; Héran, 2004, 395-397). Aux États-Unis s’y est ajoutée la crainte d’une montée de la population de couleur au détriment des blancs (Hogdson, 1991). Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, ces théories ont été disqualifiées pour des raisons évidentes.

4Ce ne fut pas le cas des interprétations d’Arsène Dumont, qui à la fin du xixe siècle s’est attaqué aux mêmes questions que les darwinistes sociaux, mais en renversant le lien de causalité. Il voyait en effet dans la mobilité sociale, plus exactement dans l’aspiration des individus à grimper dans l’échelle des statuts, l’une des clés du déclin de la fécondité. Dans un texte de 1890 resté célèbre, Dépopulation et civilisation, il proposait une analogie avec un phénomène physique : « de la même manière qu’une colonne de liquide doit se resserrer pour que l’eau monte par effet de capillarité, de même une famille doit être petite pour progresser dans l’échelle sociale. » (Dumont, 1890, 130). Ce concept de capillarité sociale est resté jusqu’à nos jours un classique dans l’interprétation de la transition démographique occidentale (Béjin, 1989, 1012).

5La théorie de Dumont a, il est vrai, été revisitée par le célèbre historien des mentalités, Philippe Ariès. Dans un de ses rares articles en anglais, publié en 1980 dans Population and Development Review, texte bref dont l’écho intellectuel fut considérable, il réaffirme ses thèses anciennes attribuant la diminution de la fécondité à l’émergence de valeurs sociales centrées sur l’enfance. Dans cette transition « de l’enfant utile à l’enfant précieux », s’est affirmée une culture familiale valorisant le temps et les soins consacrés à l’enfant, l’investissement émotionnel et socioéconomique des parents dans son développement, son devenir. Cette anticipation du futur serait une source cohérente de l’anticipation de naissances en nombre excessif, c’est-à-dire imposant une division des ressources parentales telle qu’elle ne permette plus d’assurer à la descendance un bon « état », une sécurité d’existence, voire une ascension sociale (voir Praz, 2005 pour une discussion plus étendue).

6Cette perspective socio-psychologique a trouvé son versant économique avec la théorie de la fécondité inscrite par Gary Becker dans la « nouvelle économie de la famille » (Becker, 1981). Il synthétise sa perspective à travers le concept de quality-quantity trade-off (Becker et Lewis, 1973). Cette expression n’est pas si aisée à traduire en français car « trade-off » implique que l’équilibre entre deux termes soit dynamique : la qualité baisserait nécessairement si la quantité augmente, et réciproquement. Dans une socioéconomie comme celle des années 1960-1970 aux États-Unis, où croît l’importance du capital humain individuel au détriment de transferts patrimoniaux retardés par la montée de l’espérance de vie, les investissements dans l’éducation (qualité) des enfants prédisent leurs revenus à l’âge adulte. Inversement, Becker affirme comme une évidence un effet négatif de la taille de la famille sur le statut social futur des enfants. Il prend d’ailleurs explicitement comme point de départ cette empirie [1] et lui offre une validation théorique « neutre ». Dans le monde anglo-saxon, il en a résulté jusqu’à aujourd’hui un flot constant de nouvelles analyses confortant la vision néo-malthusienne selon laquelle la taille de la fratrie augmente les risques de déclassement social (voir Blake, 1981 et Keister, 2003, pour deux exemples parmi tant d’autres).

7Jan van Bavel a cependant récemment rappelé que cette approche économique trouve bien une résonance en biologie sociale (van Bavel, 2006, 554-555). L’idée selon laquelle les parents doivent choisir entre une grande famille ou peu d’enfants de meilleure « qualité », se situe bien sûr à l’opposé du darwinisme social évoqué ci-dessus, mais elle ne s’en inscrit pas moins dans un paradigme intellectuel largement partagé, les conceptions eugénistes reliant d’ailleurs les deux visions, celle incitant les gens de qualité à avoir une fécondité plus forte et celle insistant sur la qualité des enfants.

8Sans bien sûr du tout prendre position en faveur de ces théories, nous pouvons garder de ces approches, anciennes comme plus récentes, une notion de base utile à l’étude des relations entre fécondité et mobilité sociale. C’est celle de « démographie compositionnelle » (redéveloppée par Szreter et Garrett, 2000), qui met en évidence le rôle des comportements démographiques différentiels dans la transformation des structures sociales (pour un bel exemple, voir Perrenoud, 1985). En outre, la sociobiologie offre aux historiens-démographes et démographes une perspective de temps long décapante sur une de nos références fondamentales, la transition démographique. Dans sa « Brève histoire de la population mondiale », Massimo Livi-Bacci s’est amusé à contraster le modèle de croissance r versus K. En termes plus concrets, il oppose les petits et les grands mammifères. Les premiers, tels les rats ou les lapins, ont des temps de gestation courts, des portées multiples ; ils connaissent des explosions extraordinaires de leur nombre, régulièrement annihilées par de terribles crises de mortalité. À l’opposé, les grands mammifères, dont notablement les êtres humains, font en règle générale un enfant à la fois avec une longue durée entre la conception et l’accouchement ; en termes comparatifs, leur démographie est plus lisse, moins accidentée (Livi-Bacci, 2007). Cette représentation plaisante, qui renvoie aux premières formulations du concept d’homéostasie des populations d’Ancien Régime (Dupâquier 1972), est susceptible d’éclairer d’un jour nouveau la transition de la fécondité. Celle-ci survient à une époque où recule sinon la mortalité infantile, en tout cas l’enfantine (Reher, 1999). Un contexte général de sécurisation croissante de l’existence aurait alors incité à simplement accentuer ce qui était de toute façon une propension millénaire de l’espèce humaine, en tant qu’espèce animale, celle à pratiquer un « quality-quantity trade-off » qui aurait en fait toujours été centré sur la qualité plutôt que sur la quantité. La transition démographique, cadre de référence pour ainsi dire existentiel des démographes, serait ainsi ravalée à un vulgaire processus d’ajustement.

9Cet aperçu rapide des théories en présence fait ressortir plusieurs défis. La diversité des possibles est le premier. John Kasarda et John Billy (1985, 305-306) ont identifié quatre relations causales possibles : 1) la fécondité (des parents) affecte la mobilité sociale (des enfants) ; 2) la mobilité sociale (des parents) influe sur leur fécondité ; 3) la fécondité et la mobilité sociale s’affectent simultanément ; 4) elles ne sont pas liées l’une à l’autre. Plus encore, ces relations ne sont pas stables dans le cours des dynamiques familiales. Non sans réalisme, Arsène Dumont observait que ce n’était pas par altruisme que les parents avaient eu peu d’enfants. C’était pour ne pas s’encombrer de trop de bagages dans leur essai de bâtir une trajectoire sociale ascendante, mais beaucoup ayant échoué dans cette aventure difficile, ils reportaient alors leurs ambitions inassouvies sur leurs enfants, investissant par exemple dans la prolongation de leur éducation (Dumont, 1890, 77-78).

10La revue de la littérature montre également que des interprétations ont été élaborées dans des moments historiques spécifiques et ont porté sur les liens entre fécondité et mobilité sociale lors de diverses étapes de la transition démographique, que celle-ci soit relativisée ou non. Or, trop souvent, les analyses les reprennent en les décontextualisant, en les extrayant des réalités socioéconomiques mouvantes dans lesquelles ces interprétations pouvaient faire sens. C’est ainsi que les choix en matière de fécondité peuvent être transformés dans un contexte de croissance économique (Barro et Becker, 1989). C’est une autre relation complexe dont « l’économiste malgré lui », Richard Easterlin (2004), a révélé toute la profondeur. Plus généralement, dans le texte remarquable qu’il a publié dans le Journal of Biosocial Sciences, Jan van Bavel (2006) montre l’importance de situer dans le temps et dans l’espace, de manière très concrète, toute étude des liens entre fécondité et mobilité sociale. Suivant son exemple, nos analyses porteront sur des populations engagées dans la transition démographique, au moment où les équilibres anciens sont doublement bouleversés, par la pression du solde naturel et par la révolution industrielle.

11La mise en situation doit aller encore plus loin, spécifier ces bouleversements dans leur cadre géographique, urbain ou rural. À défaut, la « qualité » ne peut se définir. Elle n’a en effet rien d’universel ou de stable à travers le temps. Qu’est-ce qui sera dilué ou préservé par une grande ou une petite famille ? Un patrimoine foncier ou monétaire, un capital humain (compétences, éducation) ou social (en termes de réseau) ? C’est pour apporter des réponses à ces questions que, ci-dessous, nous choisissons trois localités, les présentons, puis discutons des sources et mesures qui nous permettent non de saisir dans sa totalité le statut social des individus, mais de l’approcher. Et ces approximations diffèreront selon le contexte.

12En outre, nous renonçons à l’ambition de saisir l’ensemble des interrelations mouvantes, la totalité de processus complexes de leur début à leur fin. C’est là un objectif de long terme, hors de portée de cet article [2]. Nous nous bornerons à essayer de considérer des effets nets situés. C’est pourquoi, plutôt que de partir de la fécondité, nos analyses se centrent sur les effets de fratrie. Plus exactement, il s’agit des frères et des sœurs survivants. L’inspiration vient de deux traditions de recherche. En génétique des populations, les « enfants utiles » sont ceux qui sont restés en vie et ont, à leur tour, contribué au renouvellement des générations (Brunet et al., 2007, 100). Cette « reproduction différentielle » fait écho à la « reproduction familiale » des statuts étudiée par les historiens de la famille. Si des stratégies plus ou moins élaborées sont mises en œuvre pour maintenir, voire accroître la « qualité » de la famille, seuls les survivants en sont à la fois outils et enjeux ; seuls eux se disputent ou se partagent un héritage ; seuls eux coopèrent ou sont en compétition (Bourdelais et Gourdon, 2000 ; Rosental, 1999). Dans notre cas, le résultat de ces interactions latérales ne sera mesuré qu’à un moment du temps historique ou individuel des personnes échantillonnées, et contrôlé par le statut des parents, lui aussi connu seulement à un moment précis, celui de leur mort ou de la naissance de celui de leur enfant. Toutes ces options sont explicitées dans les deux sections suivantes.

Cadres socioéconomiques, sources démographiques et hypothèses sociodémographiques

13La Belgique orientale est un laboratoire privilégié car 15 ans durant, des bases de données y ont été reconstituées à partir des registres de population appariés et corrigés grâce à la consultation de l’état civil laïc. La carte 1 situe le territoire et localise les échantillons. Ces derniers couvrent une ville traditionnelle, Huy ; Seraing et Tilleur, situés dans le bassin amont du pays noir liégeois, au cœur de la révolution industrielle fondée sur le charbon et le fer ; un secteur rural marqué par la proto-industrialisation et pionnier de l’agriculture spéculative, le Pays de Herve, représenté par une grappe de trois municipalités, Charneux, Clermont et Neufchâteau. Mais dans cet article, nous avons privilégié trois autres localisations : Sart, Limbourg et Verviers. Puisque le but est de considérer le rôle des relations horizontales – au sein des fratries – tout en contrôlant pour les transferts intergénérationnels – relations verticales –, l’étude de ces derniers requiert des bases de données dont la profondeur chronologique soit suffisante pour que les origines sociales et familiales des individus dont nous étudierons les trajectoires ou les états puissent y être identifiées. Or, comme l’indique le tableau 1, pour les échantillons présentés ci-dessus, nous dépendons des registres de population mis en place dans l’ensemble des communes belges au 1er décembre 1847, à partir des fiches du recensement du 15 octobre 1846.

Carte 1

Localisation des bases de données démographiques en Belgique orientale au xixe siècle

Carte 1

Localisation des bases de données démographiques en Belgique orientale au xixe siècle

14Ces documents, initiés par Adolphe Quetelet et la Commission centrale de Statistique du Royaume, reprennent les bulletins de ménage transmis par les agents recenseurs, puis sont plus ou moins régulièrement mis à jour par les fonctionnaires municipaux qui y rajoutent les naissances, mentionnent la date des décès, inscrivent les immigrés, notent la date et le lieu de destination en cas de départ. Les mariages sont également indiqués, et les nouveaux ménages formés suite à une union sont retranscrits sur de nouvelles pages ou là où il reste de la place. Ce suivi continu des dynamiques démographiques et familiales est clos lorsqu’un nouveau recensement général refixe la situation et fonde l’ouverture de nouveaux registres (Neven, 2003a, 13-14) [3]. Concrètement, il va de soi que nombreux problèmes critiques affectent un document aussi complet et complexe. La mise à jour n’étant dans la pratique administrative pas continue, les enfants morts en bas âge manquent fréquemment. Cela et d’autres omissions plus rares peuvent être corrigées grâce à la consultation de l’état civil (Alter, 1988, 55). En outre, comme dans tout système de ce type, les migrations sont sous-enregistrées, surtout les départs. L’appariement des registres entre eux (par exemple la série 1847-1856 avec la série 1857-1866) permet, pour une localité donnée, non seulement de reconstituer des parcours de vie plus complets, mais aussi de repérer les « apparus » [4] et « disparus » [5] (Neven, 2003a, 21-23).

15Mais comme l’indique le tableau 1, ce travail dont il est aisé d’imaginer le caractère long et méticuleux, n’a été effectué que pour la période 1847-1880 à Tilleur, 1847-1900 dans le Pays de Herve. Cela implique des profondeurs de respectivement 34 et 54 ans, trop faibles pour mener des analyses intergénérationnelles. Ceci vaut aussi pour Huy et Seraing, pour lesquelles le lourd travail critique n’est en outre pas achevé. Dès lors, pour les analyses menées dans cet article, nous avons sélectionné une entité rurale ardennaise, Sart, et deux centres urbains marqués par l’industrie textile, Verviers et Limbourg. Dans chacun de ces trois cas, outre une reconstruction complète de la population à partir des registres tels qu’ils viennent d’être décrits, il a été possible de reconstituer les dynamiques antérieures, depuis le début du xixe siècle, grâce à des sources variées.

Tab. 1

Échantillons démographiques en Belgique orientale

Tab. 1
Localité Période Pop. 1806 Pop. 1900 Économie Verviers 1806-1890 9 821 48 907 Industrielle : textile Limbourg 1807-1884 1 945 4 118 Industrielle : textile Tilleur 1847-1880 496 4 311 Industrielle : fer et charbon Seraing 1847-1900 1 989 37 845 Industrielle : fer et charbon Huy 1847-1900 5 411 14 644 Services urbains, industries légères Sart 1812-1900 1 791 2 175 Agriculture Pays de Herve 1847-1900 5 911 4 679 Agriculture

Échantillons démographiques en Belgique orientale

16La palme de l’originalité revient certainement aux paysans ardennais de Sartlez-Spa. Ils ont inventé un système très proche du registre de population, à partir d’un recensement effectué fin 1811 et tenu à jour plus de 30 ans durant, jusqu’en 1843. À cette date un nouveau registre fut ouvert, rapidement remplacé, dès 1847, par le système national, fort bien accepté et mis en œuvre puisque stabilisant et formalisant une pratique locale. Il semble que la coutume ardennaise de n’admettre les nouveaux-venus à l’usage des biens communaux qu’après 1 an, 1 mois, 1 semaine et 1 jour de résidence ait motivé la mise en place d’une pratique administrative permettant d’établir la durée de résidence, mais nous n’avons jamais pu établir cette hypothèse avec certitude.

17La municipalité de Sart recouvre une large partie du plateau des Hautes-Fagnes, couvert de forêts et de tourbières au milieu desquelles trône le sommet topographique de la Belgique (à un modeste 694 m.). La population vit dans une demi-douzaine de hameaux localisés sur les pentes, dans la dépression de Theux, aux sols et au climat un peu moins défavorables. Presque 75 % des chefs de ménage y sont recensés comme « cultivateurs ». Ce sont pour la plupart de petits propriétaires, ce qu’en anglais on appelle des « semi-landless », qui ont besoin de compléter leurs revenus. Quelques forges au charbon de bois jusqu’à la fin du xviiie siècle, du filage de laine jusque vers 1820/1830, y ont contribué, mais l’option la plus fréquente et la plus stable jusqu’au milieu du xixe siècle a été l’usage des terres communes évoquées ci-dessus. Les ménages avaient le plus souvent une ou deux têtes de bétail qui paissaient dans les sous-bois, et chaque ménage reconnu comme membre de la communauté recevait une parcelle de la terre qui avait été fertilisée par l’incendie d’un bout de forêt. Cette culture sur brûlis manifeste l’archaïsme des structures agraires ardennaises et atteste de la pauvreté de la population. Elle est confirmée par la taille des miliciens locaux, 4 à 5 cm plus petits que la moyenne belge dans la première moitié du xixe siècle (Alter et al., 2004a). La sensibilité de la mortalité aux fluctuations du prix des denrées alimentaires confirme l’état de vulnérabilité qui était celui des Sartois jusque vers 1850 (Alter et al., 2004b, 187-192). Il est vrai qu’alors que les ressources se réduisaient au fur et à mesure que disparaissaient les activités pré- et proto-industrielles, la pression démographique ne cessait de croître. Le solde naturel atteint 8,2 ‰ entre 1812 et 1845, le solde migratoire est certes négatif, mais à peine à –2,75 ‰, et la population progresse dès lors de 1 791 habitants en 1806 à 2 380 en 1846.

18Le système traditionnel a alors atteint son degré de saturation, d’autant que le parlement belge vote en 1847 une loi contre les biens communaux qui menace la communauté en son cœur même. Jusque-là, l’enracinement des habitants s’était manifesté par une émigration pour ainsi dire inexistante, avec un taux annuel inférieur à 4 ‰ entre 1812 et 1845. Cette stabilité est d’autant plus remarquable que, comme nous allons le voir, la révolution industrielle se déployait à cette époque à Verviers, à une vingtaine de kilomètres à peine de Sart. De 1846 à 1890, le taux d’émigration va exploser à 36 ‰ l’an, et atteindre même 41 ‰ dans la dernière décennie du xixe siècle. Ce départ des excédents démographiques concernera plus les femmes que les hommes, les premières trouvant davantage d’opportunités dans le centre textile et de services verviétois. Cela affectera le taux de célibat définitif qui entre 1891 et 1900 grimpe à 16,4 % côté masculin, 14,3 % côté féminin. Parallèlement, l’âge au 1er mariage reste élevé durant toute la seconde moitié du xixe siècle, à 30 ans pour les hommes, 26 ans pour les femmes (Neven, 2003b). Ce maintien d’un contrôle malthusien prononcé sur l’accès au mariage, sur la vie sentimentale et sexuelle des jeunes gens, creuse un fossé entre ceux qui partent et ceux qui restent (Alter et Capron, 2004). Ces derniers reconvertissent enfin leurs activités économiques en direction d’une agriculture plus spéculative destinées aux marchés urbains, incluant une sylviculture répondant à la demande en bois de charpente des mines de charbon du bassin de Liège.

19Si l’existence à Sart de registres de population antérieurs à 1846 offre une opportunité rare, elle n’est cependant pas unique. À proximité, la ville de Verviers a conservé dans ses archives une collection exceptionnelle de listes annuelles dressées à partir de 1806 à la demande de l’administration française, puis maintenue par l’administration locale jusqu’en 1848. Complétées par l’état civil laïc, elles permettent de reconstituer un quasi-registre de population, puis de suivre avec le système national à partir de 1849 (Alter, 1985). C’est littéralement un, sinon le berceau de la révolution industrielle sur le continent européen qui peut ainsi être analysé sur la durée du xixe siècle. S’y ajoute une localité voisine, Limbourg. Elle peut être incluse dans cette étude parce que cette municipalité a laissé des archives extraordinaires par leur richesse et variété. Avant les registres de population nationaux, la localité n’a réalisé « que » quatre recensements entre 1807 et 1846, mais de manière remarquable, elle a tenu à jour des listes d’immigrants et d’émigrants, ce qui, joint une fois encore à l’état civil laïc, a permis une reconstruction des trajectoires individuelles et familiales dans la première moitié du xixe siècle.

20Pour Verviers et Limbourg, l’aventure a commencé au crépuscule du xviiie siècle, en 1799, lorsque deux familles de marchands-drapiers verviétois enrichis par la proto-industrie, les Simonis et les Biolley, recrutèrent un mécanicien britannique, William Cockerill, pour les équiper en « machines à l’anglaise ». Ce fut le démarrage d’une mutation technique, managériale et économique dopée par le marché continental et les demandes en uniformes des armées de l’Empire. Les manufactures modernisées surent survivre au resserrement des frontières (Pays-Bas en 1815, Belgique en 1830) et au retour de la concurrence des produits anglais. Si Verviers même comptait un peu moins de 10 000 habitants en 1806, 50 000 en 1900, l’agglomération industrielle textile, d’abord limitée à la ville seule, a cru jusqu’à 90 000 résidents. Elle a mordu sur la vallée de la Vesdre, englobant notamment notre troisième échantillon, Limbourg, à partir des années 1840. La petite ville médiévale plantée sur son piton rocheux a en fait été préservée ; c’est son faubourg au bord de la rivière, Dolhain, qui a explosé sous l’afflux d’ouvriers engagés par de nouvelles entreprises, moins grandes, moins établies que les grandes sociétés familiales verviétoises. Le paternalisme y a été bien moins de mise, le recrutement de femmes et d’enfants plus fréquent, l’exploitation de la main-d’œuvre plus prononcée (Capron, 2002, 69).

21En ce sens, le Limbourg de la seconde moitié du siècle qui subit le choc de l’industrialisation, est en décalage temporel avec Verviers qui est en phase de rétablissement et de partage (relatif) des fruits de la croissance, après une dure période de crise urbaine dans la première moitié du xixe siècle, caractérisée par des conditions d’habitat encore plus épouvantables que dans d’autres villes industrielles, un niveau de vie bas, le tout résultant en crises de mortalité dues aux épidémies et en une déstructuration des cadres sociaux (Van de Putte et al., 2007 ; Neven, 1997). À Verviers, les manufactures de laine connurent leur heure de gloire dans le troisième quart du xixe siècle, ce qui permit de panser les plaies à travers la montée des salaires et une nouvelle politique urbanistique. À partir des années 1890 cependant, la désindustrialisation commence, aussi précocement que s’était engagée l’industrialisation.

22Mais malgré le décalage temporel qui les sépare, la prédominance du textile donne aussi aux deux villes des traits communs. Alors que dans les pays noirs, la tendance a été de recruter des immigrés flamands puis étrangers pour effectuer les travaux les plus durs, à Verviers et plus encore à Limbourg, les natifs et les immigrés nés dans les zones rurales voisines – donc dans les anciens espaces proto-industriels – ont toujours dominé parmi le groupe des travailleurs semi-qualifiés, typique de l’industrie lainière, alors les migrants d’origines urbaine et étrangère se sont concentrés dans les positions qualifiées et de direction (Van de Putte et al., 2005, 196-197). L’urbanisation et l’industrialisation n’y ont donc pas brisé des structures anciennes pour recréer une population nouvelle, comme cela a pu être le cas dans d’autres bassins ou agglomérations.

23C’est dans ce triple cadre que les hypothèses développées dans la littérature scientifique depuis plus d’un siècle peuvent être spécifiées. Le seul point en commun entre les trois localités forme le cadre général : c’est la pression démographique issue du solde naturel, et ses répercussions au sein des communautés et des familles. Bien que la mortalité ait été plus haute à Verviers et à Limbourg, avec une prévalence particulière des maladies digestives et respiratoires [6], reflet des conditions d’hygiène publique et d’habitat évoquées ci-dessus, cet effet fut largement compensé par une natalité dopée par l’afflux d’immigrés d’âges actifs, mais aussi fertiles. En outre, si dans nos échantillons comme dans l’ensemble de la Belgique, la mortalité infantile n’a guère chuté avant 1900, le recul le plus ancien et le plus prononcé fut celui de la mortalité enfantine et juvénile, de 1 à 14 ans. Il a débuté dès les années 1820 à Sart, 1840 à 1860 ailleurs (Neven, 1997 ; Capron, 1998 ; Alter et al., 2004b, 187). À travers une série de modélisations, Daniel Devolder (2002, 338-339) a estimé les conséquences de ce déclin, combiné à une fécondité restée forte, sur la reproduction des familles et la taille des fratries. Selon ses mesures, dans l’Europe du Nord-Ouest de 1870, un individu de 20 ans disposait en moyenne d’un peu plus de 6 frères et sœurs !

24C’est ce qui nous amène à la question centrale de ce papier : dans le contexte de la phase explosive de la transition démographique, où jamais le succès reproductif des familles ne fut aussi grand, contexte par ailleurs marqué par la résistance acharnée des sociétés rurales et la montée des villes industrielles où se réalisent dans la douleur une recomposition des structures sociales, y a-t-il eu au niveau micro des familles une contradiction entre le nombre de leurs enfants survivants et le succès social de ces derniers ?

25En outre, suivant Jan van Bavel (2006), il est essentiel de contextualiser une telle hypothèse générale, de situer les relations entre dynamiques démographiques et sociales dans une socioéconomie réelle. A contrario d’échantillons nationaux, nos bases développées à l’échelon communal offrent précisément l’opportunité d’inscrire les trajectoires et transitions individuelles dans des territorialités concrètes (Van de Putte, 2005, 180). Dans le cas de Sart, l’élément crucial est la terre. Même pour de forts petits propriétaires, même insuffisante à la survie du ménage, elle est un facteur d’ancrage essentiel (Oris, 2003). Or, en situation de pression démographique, elle est menacée par la tradition régionale séculaire du partage égalitaire, confirmée par le Code Napoléon de 1804 (Servais, 2005). Nous posons donc l’hypothèse que dans ce cadre rural, une grande famille était, de par sa taille, exposée à une division excessive de son patrimoine foncier, ce qui impliquait pour les enfants des risques accrus de mobilité sociale descendante et d’émigration. En revanche, dans le milieu urbain et industriel de Verviers et Limbourg, ces assomptions sont peu réalistes. Les ouvriers du textile n’avaient guère ou pas de patrimoine à transmettre. Il est plus vraisemblable qu’en situation de croissance économique et de début précoce de la vie active salariale, entre 12 et 15 ans, une large fratrie ait constitué un avantage pour la micro-économie familiale, en particulier au bénéfice des cadets. Ces derniers pouvaient trouver dans un nombre élevé d’aînés de quoi subsidier un capital humain plus étendu, une éducation plus longue, ainsi qu’un réseau social d’insertion sur le marché du travail et de soutien à l’âge adulte. C’est armé de ces hypothèses contrastées que nous pouvons nous tourner désormais vers la mesure de la « qualité » sociale, sans surprise fondée sur la possession de la terre à Sart, le statut socioprofessionnel acquis à Verviers et Limbourg.

L’identification des statuts socioéconomiques et leurs méthodes d’analyse

La mesure de l’aisance à Sart

26Les modèles de régression pour Sart estiment les effets des caractéristiques familiales sur l’aisance mesurée à deux moments de manière quelque peu différente. Le registre de population de 1843-1846 reprenait en note, mais de manière systématique, la taille des exploitations agricoles en début de période, soit en 1843. En outre, un entrepreneur-imprimeur privé, P.C. Popp, eut l’autorisation de consulter les dossiers du cadastre et établit pour les localités qui le subsidièrent un atlas cadastral assorti d’une matrice précise. Pour Sart, cet Atlas Popp date approximativement de 1870 et indique la fortune foncière totale. Ces documents ne nous offrent donc que deux points d’observation dans le temps, mais qui encadrent bien le moment où le système démo-économique ardennais a atteint sa saturation et a dû se transformer.

27Puisque ces données ne sont reportées systématiquement qu’au niveau des chefs de ménage, ce sont ces derniers, tels que recensés dans les registres de populations de 1843 et de 1866, qui forment nos échantillons. Nous avons fait l’hypothèse que les chefs de ménage qui ne figuraient pas dans les listes de propriétaires de biens fonciers étaient des « sans terres ». En l’occurrence, confirmant les grands traits structurels de la population de Sart à cette époque, en 1843 les deux tiers des têtes de ménage recensés comme cultivateurs ont de la terre, mais il s’agit de moins d’1 ha pour 24 % d’entre eux, de moins de 2 ha pour 46 %.

28Les registres de 1843 et 1866 fournissent directement diverses variables décrivant les individus échantillonnés, tandis que leur fratrie est connue grâce à la base de données démographique qui permet de reconstituer leur histoire familiale. En cohérence avec nos hypothèses pour le monde rural, nous utilisons aussi des informations sur l’aisance des parents au moment de leur mort, soit le montant de l’héritage repris dans les registres de succession. Dans le contexte globalement pauvre des Ardennes, il est vraisemblable que le monétaire était ou pouvait être dissimulé au moment des successions, mais le foncier était nécessairement déclaré et estimé selon sa valeur cadastrale. Cela donne une cohésion d’ensemble à nos données qui privilégient la possession de la terre comme critère de « fortune ».

29Les informations sur l’héritage laissé par les parents ont été classifiées en trois groupes. La catégorie de référence est l’absence de succession et est la modalité la plus fréquente. Beaucoup de parents ne pouvaient rien laisser à leurs enfants. Ceux qui en avaient les moyens ont été divisés en deux, successions basses ou élevées, sur la base d’un modèle de régression. En effet, la valeur des propriétés telle que reportée dans les archives de l’enregistrement s’accroît rapidement au cours du xixe siècle. Un modèle simple avec l’année de décès et l’âge du décédé permet d’estimer une valeur attendue pour chaque succession, qui sera considérée comme basse si la valeur réelle se situe en dessous de l’attendue, élevée autrement.

30Compte tenu de notre option initiale pour approcher les relations entre fécondité et mobilité sociale à travers la reproduction nette, la fratrie est décrite en détail. Ses membres qui étaient présents à Sart au moment où l’aisance (soit la propriété foncière) a été indiquée (soit en 1843 et 1870) ont ainsi été classés de trois manières. D’abord, les frères et sœurs sont comptés séparément. Ensuite sont distingués les cadets et les aînés des individus de nos échantillons, ce qui nous donne une approximation de leur rang de naissance. Enfin sont séparés les célibataires de ceux et celles qui se sont mariés (donc veufs et veuves inclus). Notre hypothèse principale porte bien sûr sur l’effet de dilution dans les familles nombreuses, et en effet, plus de la moitié des individus de l’échantillon ont 4 frères et sœurs ou plus, soit une sérieuse concurrence potentielle. Mais à travers ces découpages de la fratrie, l’idée est de vérifier plus en détail l’existence de stratégies de préservation du patrimoine familial. Dans une région qui a conservé jusqu’à la fin du xixe siècle un malthusianisme traditionnel puissant, avec les taux de célibat définitif élevés évoqués plus haut, l’exploitation rurale pourrait plutôt avoir été laissée à un frère marié, moyennant compensation pouvant inclure que les oncles célibataires privilégient leurs neveux comme héritiers. Malgré ce contexte également caractérisé par un mariage tardif, donc un accès retardé à la reproduction, il est possible aussi que les aînés avaient déjà fait leur vie au moment du décès des parents et que seule la trajectoire sociale des cadets ait pu bénéficier d’un transfert intergénérationnel survenant au bon moment. Enfin, il est évident que plutôt que de se marier tard, voire jamais, les paysans ardennais, aussi casaniers qu’ils aient pu l’être, ont à partir du milieu du xixe siècle choisi de plus en plus de se retirer du monde campagnard et de la socioéconomie rurale pour émigrer vers les villes industrielles proches et en pleine expansion, telles Verviers et Limbourg. C’est pourquoi nous avons poussé le vice jusqu’à rajouter encore deux variables, avec le nombre de frères – respectivement de sœurs – qui avaient quitté Sart en 1843 ou 1866. Le but est de voir si ces départs ont neutralisé l’effet de dilution du capital foncier.

La méthodologie d’analyse des données rurales : le modèle Tobit

31La régression de l’aisance à Sart est réalisée grâce à un modèle du type Tobit (Tobit, 1958). Cette solution est appropriée quand la variable dépendante est de type linéaire mais censurée, ce qui est le cas de la fortune foncière. En effet, si de manière évidente une fortune de 2 000 francs est deux fois plus petite qu’une fortune de 4 000 francs (effet linéaire), un sans-terre n’est pas 2 000 fois plus pauvre que celui qui a des biens pour 2 000 francs (effet de censure, ici sur la valeur 0). Et non seulement la fortune ne peut prendre une valeur inférieure à zéro, mais en outre nous savons que tous ceux qui se situent à cette limite inférieure ne constituent pas une population homogène ; au contraire, d’importantes différences existent parmi les individus sans propriété, selon qu’ils soient métayers, simples journaliers, etc.

32Dans une telle situation, le modèle Tobit est la solution appropriée. Il pose que toutes les personnes peuvent être décrites par un modèle linéaire qui prend la forme :

33

equation im3

34Mais la caractéristique observée, Y, ne prend la valeur Y* que si elle est au-dessus d’une valeur limite qui, dans notre mesure de l’aisance, est 0, de sorte que :

35Y = 0 when Y* < 0, et

36Y = Y* when Y* ? 0.

37ß0, ß1, ß2, … sont les coefficients et x1, x2, … xm les variables explicatives.

La mesure du statut social en milieu urbain

38L’analyse des villes de Verviers et de Limbourg utilise la ressource la plus classique de l’histoire sociale : l’occupation, le métier, la profession qui figure en l’occurrence dans les registres de population. Nous utilisons la mention la plus proche par rapport à trois points dans la vie du sujet étudié : l’occupation de son père à la naissance de ego, et celle de ego à 20 et à 40 ans. L’enregistrement des professions des femmes étant en règle générale mauvais, surtout pour les mariées, leur statut n’a souvent pu être approché qu’à travers celui du chef de leur ménage. Ces informations ont été réduites à quatre modalités : journaliers (ou manuels sans qualification), ouvriers de fabrique ou semi-qualifiés (ce qui était le cas de la plupart des travailleurs dans l’industrie textile), manuels qualifiés et cols blancs. Un cinquième groupe réunit les sans occupation et ceux que nous n’avons su classer. Il apparaît comme variable explicative mais lorsqu’il s’agit d’analyser le devenir social des individus, il est exclu de la variable dépendante. La plupart des métiers du textile se rangent parmi les semi-qualifiés, qui dominent dès lors la structure sociale de Verviers et Limbourg avec à 40 ans 55,5 % des hommes et 46,3 % des femmes pour lesquelles la profession est connue.

La méthodologie d’analyse des données urbaines : la régression logistique ordinale

39Hormis le groupe résiduel, les occupations sont de la sorte ordonnées par statut du plus bas au plus haut, mais cet ordonnancement ne peut pour autant être associé avec une échelle numérique. En d’autres termes, si les sans-qualifications sont le groupe 1 et les cols blancs le groupe 4, nous ne pouvons assumer qu’être col blanc soit quatre fois mieux qu’être journalier. Être col blanc est certainement mieux, mais ce mieux ne peut se mesurer si simplement. Cela impose de mobiliser un autre outil statistique, la régression logistique ordinale (voir Long, 1997).

40Cette modélisation assume que toutes les observations peuvent être ordonnées sur une variable latente qui est une fonction linéaire des variables indépendantes (explicatives) et d’un terme d’erreur aléatoire.

41

equation im4

42dans lequel ß1, ß2, …, ßm sont les coefficients, et x1, x2,… xm sont les variables explicatives.

43Les individus étudiés tombent dans une catégorie lorsque leur score sur la variable latente, prédit par les caractéristiques qui leur sont associées, se situe entre les seuils qui séparent les catégories. Donc, si y* est plus grand que ?1 et plus petit que ?2, il sera dans la catégorie 1. La probabilité qu’un sujet donné soit placé dans une catégorie m est décrite par :

44

equation im5

45Le modèle de la régression logistique ordinale suppose que les effets des variables indépendantes sont les mêmes sur toutes les catégories. Lorsque les catégories sont des groupes sociaux, c’est une limitation importante qu’il faut garder à l’esprit.

46Même si la description de la fratrie est pratiquement la même qu’en milieu rural, l’objectif est ici radicalement différent puisque, comme nous l’avons discuté plus haut, à l’hypothèse de dilution ou dispersion dans les familles paysannes s’oppose une hypothèse d’accumulation des ressources dans les familles ouvrières urbaines.

Bouleversements des structures et reproduction sociale des familles

47Les variables de contrôle ont l’effet escompté sur la propriété foncière à Sart. L’âge des individus est positivement lié à la taille des fermes en 1843, quoique cette association ne soit pas statistiquement significative (tableau 2). Par contre, cet effet de l’âge est et large et significatif dans la prédiction de la fortune foncière en 1866, après que l’émigration des jeunes sans patrimoine se soit engagée. Le signe négatif pour l’âge au carré signifie cependant que l’aisance décline aux âges avancés (tableau 3). Une telle réduction de capital trouve son origine soit dans des ventes de parcelles effectuées par les vieillards, soit dans des donations entre vifs aux enfants.

Tab. 2

Coefficients et leur signification statistique, issus de modèles de régression Tobit de la taille des exploitations agricoles (en hectares). Chefs de ménage, Sart, 1843

Tab. 2
Variables Modèle 1 Modèle 2 Modèle 3 Modèle 4 Modèle 5 Âge 0.17 0.17 0.16 0.18 0.17 Âge au carré 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 Femme -2.97* -2.96* -3.04* -3.00* -3.07* Célibataire ? -2.31 -2.11 -1.99 -2.33 -2.04 Veuf/veuve ? 1.50 1.47 1.43 1.49 1.42 Succession du père basse ? 3.95** 3.98** 4.02** 3.92** 3.99** Succession du père élevée ? 1.39 1.25 2.20 1.60 2.36 Succession de la mère basse ? 2.34* 2.14* 1.99 2.36* 2.06* Succession de la mère élevée ? -0.71 -0.65 -1.12 -0.82 -1.15 Frères -0.13 -0.16 Soeurs 0.01 0.02 Frères aînés -0.15 Soeurs aînées 0.83 Frères cadets -0.15 Soeurs cadettes -0.50 Frères célibataires 0.64 0.66 Soeurs célibataires -1.65 -1.59 Frères mariés -0.76 -0.82 Soeurs mariées 0.61 0.60 Frères émigrés -0.48 -0.42 Soeurs émigrées -0.84 -0.90 N.B. : ** significatif à 0.05 * significatif à 0.10. ? les mariés sont la référence. ? Pour l’explication de « basse » et « élevée », voir la 3e section, page 126. La référence est l’absence de succession.

Coefficients et leur signification statistique, issus de modèles de régression Tobit de la taille des exploitations agricoles (en hectares). Chefs de ménage, Sart, 1843

Tab. 3

Coefficients et leur signification statistique, issus de modèles de régression Tobit de la valeur de la propriété foncière (en francs). Chefs de ménage, Sart, 1866/1870

Tab. 3
Modèle 1 Modèle 2 Modèle 3 Modèle 4 Modèle 5 Âge 953.63** 825.95** 845.46** 1027.83** 931.61** Âge au carré -8.10** -6.81* -7.13* -8.83** -7.97** Femme -3.11 -93.66 -7.04 -248.53 -243.87 Célibataire ? -3637.70* -3454.83* -3626.39* -3421.79* -3412.01* Veuf/veuve ? -1572.32 -1600.74 -1575.24 -1432.88 -1447.72 Succession du père basse ? 2676.14* 2699.22* 2648.46* 2797.75* 2768.43* Succession du père élevée ? 5136.19** 5423.63** 5165.81** 5409.19** 5407.32** Succession de la mère basse ? 4907.06** 4875.75** 4704.34** 4819.61** 4657.14** Succession de la mère élevée ? 3250.13 2899.28 3105.54 2850.31 2739.18 Frères 1366.13* 1434.17* Soeurs -19.72 -40.95 Frères aînés 4057.23** Soeurs aînées -924.19 Frères cadets -520.42 Soeurs cadettes 889.54 Frères célibataires 551.72 799.99 Soeurs célibataires -189.69 -265.80 Frères mariés 1824.47* 1804.18* Soeurs mariées 172.33 149.85 Frères émigrés -1583.83* -1520.93* Soeurs émigrées 144.37 118.52 N.B. : ** significatif à 0.05 * significatif à 0.10. ? les mariés sont la référence. ? Pour l’explication de « basse » et « élevée », voir la 3e section, page 126. La référence est l’absence de succession.

Coefficients et leur signification statistique, issus de modèles de régression Tobit de la valeur de la propriété foncière (en francs). Chefs de ménage, Sart, 1866/1870

48Les chefs de ménage de sexe féminin ou célibataires ont moins de biens que les hommes et les mariés, que ce soit en 1843 ou 1866. Résultats attendus pour lesquels la seule surprise est que ces écarts ne sont pas significatifs.

49Même dans le contexte de Sart au xixe siècle, la transmission intergénérationnelle fonctionne bien. Les chefs de ménage y héritent leur statut de leurs parents. La plupart des coefficients estimés pour les successions tant paternelles que maternelles sont positifs et ne peuvent être attribués au hasard. En d’autres mots, avoir bénéficié antérieurement d’une succession élevée prédit bien pour nos sujets, en 1843 ou 1866, une ferme large ou une fortune foncière au-dessus de la moyenne, et inversement en cas d’héritage modeste.

50En revanche, en termes de relations horizontales, le moins que l’on puisse en dire est que les résultats ne vérifient pas nos hypothèses. En 1843, aucune des mesures de la composition de la fratrie n’est liée à la taille des exploitations. En 1866, seuls les frères ont un impact significatif. L’effet est positif lorsque le sujet a des aînés, des frères mariés, alors que les frères qui ont émigré, qui ont quitté le village, affectent l’aisance de manière négative. Cela va exactement à l’opposé de nos assomptions. Deux lectures de ces résultats sont possibles. La première est que les frères restés à Sart s’entraidaient plutôt que d’entrer en compétition. De fait, nous savons par ailleurs que la municipalité était dominée par de grands réseaux familiaux aux fortes solidarités internes (Neven et Oris, 2003). Le tableau 3 pourrait aussi indiquer que les émigrants sortent de ces dynamiques solidaires. Soit ils ont pris leur part de terre et ne l’exploitent pas, soit ils l’ont cédé à un parent resté sur place mais estiment qu’ils ont ainsi apuré toute dette et doivent désormais se centrer sur leur propre destinée en ville. Dans cette interprétation, les frères partis ont pris leurs distances dans tous les sens du terme. Mais une autre lecture de ces résultats peut s’appuyer sur le concept de « causalité inverse ». Dans cette vision, les familles rurales les plus efficaces, les plus aisées, arriveraient à garder leurs enfants et à les marier. Ce sont les enfants des familles les moins performantes, les plus pauvres, qui fourniraient les gros bataillons d’émigrants partis à partir du milieu des années 1840, ceux qui n’avaient d’avenir qu’ailleurs, dans les villes industrielles en croissance. Le membre d’une telle fratrie resté pour reprendre l’exploitation parentale n’avait évidemment guère de chance d’avoir atteint une aisance significative en 1866, et l’effet négatif apparemment horizontal de ses frères émigrés refléterait en fait doublement le processus vertical de reproduction des structures sociales. À ce stade, il n’est pas possible de faire un choix entre ces deux lectures, mais la seconde nous paraît la plus robuste.

51En milieu urbain industriel, à Verviers et Limbourg (tableaux 4 et 5), les résultats sont aussi déconcertants si l’on se borne à examiner les effets de fratrie. Il n’y a tout simplement aucune association qui fasse sens entre la mobilité sociale des individus et leur nombre de frères ou sœurs, quelle que soit la manière dont on catégorise ces derniers.

Tab. 4

Coefficients et leur signification statistique, issus de modèles de régressions logistiques ordinales du statut socioprofessionnel aux âges de 20 et 40 ans, pour les hommes à Limbourg (1807-1884) et Verviers (1806-1890)

Tab. 4
Variables Âge 20 Âge 40 Modèle 1 Modèle 2 Modèle 3 Modèle 1 Modèle 2 Modèle 3 Statut du chef de ménage à la naissance Sans occupation 0.67 0.67 0.68 -0.18 -0.31 -0.13 journalier (réf.) 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 Ouvrier/semi-qualifié 0.88** 0.87** 0.88** 0.66 0.64 0.68 Qualifié 1.65** 1.65** 1.65** 1.22** 1.18* 1.25** Col blanc 3.05** 3.05** 3.05** 3.21** 3.17** 3.22** Né à Limbourg 0.24 0.23 0.24 0.03 0.00 0.01 Né à Verviers 0.70* 0.73* 0.70* 0.44 0.47 0.43 Résidence à Limbourg (réf.) 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 Verviers -0.03 -0.04 -0.04 -0.33 -0.26 -0.30 Marié ? 0.84** 0.86** 0.84** 0.13 0.14 0.11 Année de naissance <1800 -0.12 -0.09 -0.13 0.40 0.45 0.44 1800-1824 0.10 0.12 0.10 -0.06 -0.02 -0.06 1825-1849 (réf.) 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 1850-1874 -0.51** -0.50** -0.50** -1.40** -1.42** -1.36** Frères -0.01 -0.06 Soeurs 0.07 0.10 Frères célibataires -0.01 0.05 Soeurs célibataires 0.13 0.15 Frères mariés -0.02 -0.20 Soeurs mariées 0.00 0.00 Frères aînés -0.04 -0.10 Soeurs aînées 0.09 0.28* Frères cadets 0.02 -0.02 Soeurs cadettes 0.06 -0.01 N.B. : ** significatif à 0.05 ; * significatif à 0.10. ?y compris les veuf/ves, les célibataires sont la référence.

Coefficients et leur signification statistique, issus de modèles de régressions logistiques ordinales du statut socioprofessionnel aux âges de 20 et 40 ans, pour les hommes à Limbourg (1807-1884) et Verviers (1806-1890)

Tab. 5

Coefficients et leur signification statistique, issus de modèles de régressions logistiques ordinales du statut socioprofessionnel aux âges de 20 et 40 ans, pour les femmes à Limbourg (1807-1884) et Verviers (1806-1890)

Tab. 5
Variables Âge 20 Âge 40 Modèle 1 Modèle 2 Modèle 3 Modèle 1 Modèle 2 Modèle 3 Statut du chef de ménage à la naissance Sans occupation 1.29** 1.28** 1.28** 1.20* 1.20* 1.18* journalier (réf.) 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 Ouvrier/semi-qualifié 2.09** 2.09** 2.09** 0.86* 0.85* 0.84* Qualifié 4.23** 4.22** 4.22** 1.25** 1.24** 1.24** Col blanc 7.16** 7.21** 7.16** 3.06** 3.06** 3.05** Né à Limbourg 0.06 0.06 0.08 -0.25 -0.25 -0.25 Né à Verviers -0.06 -0.07 -0.07 -0.72 -0.73 -0.71 Résidence à Limbourg (réf.) 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 Verviers 0.75* 0.77* 0.76* 1.33** 1.39** 1.34** Marié ? 0.39** 0.42** 0.38** -0.32 -0.30 -0.34 Année de naissance <1800 0.63** 0.65** 0.63** 0.85** 0.85** 0.85* 1800-1824 1.15** 1.17** 1.17** 0.72** 0.74** 0.68** 1825-1849 (réf.) 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 1850-1874 0.13 0.12 0.15 -0.56 -0.55 -0.58 Frères 0.11* 0.03 Soeurs 0.01 0.03 Frères célibataires 0.10 0.06 Soeurs célibataires 0.08 0.07 Frères mariés 0.12 0.00 Soeurs mariées -0.08 -0.02 Frères aînés 0.10 0.08 Soeurs aînées -0.04 0.11 Frères cadets 0.13 -0.01 Soeurs cadettes 0.06 -0.04 N.B. : ** significatif à 0.05 ; * significatif à 0.10. ?y compris les veuf/ves, les célibataires sont la référence.

Coefficients et leur signification statistique, issus de modèles de régressions logistiques ordinales du statut socioprofessionnel aux âges de 20 et 40 ans, pour les femmes à Limbourg (1807-1884) et Verviers (1806-1890)

52Par contre, la puissance du lien vertical, de l’héritabilité des statuts, est évidente dans ce milieu sociodémographique pourtant profondément renouvelé par les croissances démographique et économique et les mutations de ses structures socioéconomiques. À Verviers comme à Limbourg, plus le rang socioprofessionnel des parents était élevé, plus le statut des enfants l’était lorsque ces derniers atteignaient leur 20e, puis leur 40e anniversaire. De manière encore plus remarquable, alors que celles qui se marient quittent la lignée paternelle et effectuent une mobilité horizontale (alliance matrimoniale), ce résultat vaut tout autant pour les filles que pour leurs frères, alors même que le statut des femmes à 20 et 40 ans est, comme nous l’avons signalé plus haut, souvent approché par celui du chef de leur ménage : leur père en règle générale à 20 ans, leur époux à 40. C’est d’ailleurs ce qui explique que le statut du père à la naissance de ego prédit de manière encore plus prononcée le statut des femmes à 20 ans qu’à 40, écart qui est nettement moins marqué côté masculin. L’effet d’héritabilité est incontestable, mais les écarts entre sœurs et frères sont trop liés à la construction des données pour pouvoir être interprétés.

53La forte transmission intergénérationnelle est par ailleurs confirmée par une autre étude, fondée sur l’exploitation des actes de mariages. Comparée à l’analyse présentée ici, un biais inhérent à la nature de la source utilisée est que nous n’avions connaissance de la profession des pères que lorsqu’ils n’étaient pas déjà décédés lors du mariage de leur fils, mais les résultats n’en sont pas moins cohérents avec ceux présentés ici. Parmi 11 échantillons wallons et flamands, dont 7 urbains, couvrant en règle générale tout le xixe siècle, les ouvriers textiles de Limbourg et Verviers étaient de ceux qui présentaient la plus forte « immobilité occupationnelle » de père en fils, avec des valeurs respectivement de 76,4 et 54,5 % (Van de Putte et al., 2005, 194).

54Les tableaux 4 et 5 confirment par ailleurs le lien traditionnel entre succès social et accès au mariage, les mariés et veufs ou veuves étant nettement avantagés par rapport aux célibataires, et ce pour les deux sexes.

Conclusions

55Cet essai débouche au premier chef sur un résultat négatif. Intéressant certes, mais incontestablement négatif. Il met en effet en évidence l’absence d’effets de fratrie sur la mobilité sociale des individus. Par rapport à notre hypothèse initiale, les manifestations de tension entre le succès démographique des familles et le succès social de leurs enfants sont rares et difficiles à interpréter. Au niveau familial, une grande ou une petite fratrie n’a eu en règle générale guère d’importance pour le devenir des frères et sœurs qui la composaient. Dans nos sociétés contemporaines développées, au sein de pays qui ont des politiques familiales aussi différentes que la France et les États-Unis, les logiques de dilution du capital affectif et socioéconomique parental pénalisent les rejetons de familles nombreuses, les cadets en particulier (Oris et al., 2007). Mais pas à Sart, Limbourg ou Verviers, au cours du xixe siècle. Ce constat est d’autant plus net que les décompositions selon le sexe, l’état matrimonial et le rang de naissance se sont elles aussi révélées inopérantes, démontrant l’absence de spécialisation au sein des fratries. À nouveau, par rapport à la sociodémographie contemporaine, c’est une observation singulière.

56Dans le contexte de la Belgique orientale au xixe siècle, où pourtant le recul généralisé de la mortalité enfantine et juvénile a imposé aux familles le défi neuf de « placer » une quantité accrue d’enfants, il n’en a pas résulté pour ces derniers une perte de qualité par rapport aux positions atteintes par leurs parents. La révolution industrielle et ses effets sur le volume de la main-d’œuvre, ainsi que les liens migratoires tissés plus ou moins rapidement entre les zones menacées de paupérisation et celles en expansion, ont annihilé les risques d’une compétition accrue au sein de fratries pléthoriques. Mais ils n’ont guère pu qu’absorber le choc, pas réellement offrir des perspectives radicalement nouvelles de destinées sociales.

57À côté du résultat négatif sur les effets de fratrie, ce que nous voyons en effet clairement, aussi bien à la campagne du point de vue de la possession des terres, qu’en milieu urbain-industriel d’après les statuts socioprofessionnels, c’est l’héritabilité sociale, c’est la transmission intergénérationnelle. Dans une région qui était à cette époque au cœur de changements macro-historiques aussi essentiels que ceux qui ont brisé des siècles d’homéostasie, fondé la croissance économique moderne, accouché des sociétés industrielles, la dominante fut sans conteste la perpétuation familiale des statuts socioéconomiques. Cette micro stabilité des trajectoires au sein des bouleversements macro structurels offre une illustration éloquente de la puissance des processus de reproduction sociale.

Bibliographie

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Date de mise en ligne : 03/02/2009.

https://doi.org/10.3917/adh.115.0115

Notes

  • [*]
    Ce nous est un grand plaisir de reconnaître notre dette envers Étienne van der Straten et Muriel Neven, qui ont travaillé des années durant au développement des bases de données utilisées dans cet article. Nous associons à ces remerciements Ruth Shamraj (ICPSR, Ann Arbour, Michigan).
  • [1]
    “One need only cite the negative correlation between quantity and quality of children so often observed in both cross-section and time-series data” (Becker et Lewis, 1973, 279).
  • [2]
    Les 15 et 16 décembre 2008, la Commission de Démographie historique de l’Union internationale pour l’Étude scientifique de la Population organise à Los Angeles un colloque sur « Mobilité sociale et comportements démographiques. Une perspective de long terme ».
  • [3]
    Les recensements généraux de la population belge au xixe siècle ont eu lieu en 1846, 1856, 1866, 1880, 1890 et 1900. Cependant, surtout au début et dans les localités rurales, les registres ont pu rester ouverts 20 ans durant (1847-1866 typiquement).
  • [4]
    Soit dans cet exemple les personnes recensées au 31 décembre 1856 mais absente dans le registre 1847-1856.
  • [5]
    Soit, toujours dans cet exemple, les individus figurant dans le registre de 1847-1856 pour lesquels n’est mentionné ni date de décès, ni émigration, mais qui n’ont pas été recensés au 31 décembre 1856.
  • [6]
    Pour Limbourg (1846-1866) et Verviers (1851-1876), les affections digestives furent responsables d’un quart des décès, les maladies respiratoires respectivement de 24,2 et 27 %.
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