Les hommes desquels je procède ne commandaient point : ils étaient éternellement commandés et conseillés, redressés et avertis par des patrons, par des prêtres, par des magistrats et par des officiers. Je ne me sens pas fort de la même façon que vous autres quand je pense à mon arrière-grand-père : il était ouvrier à l’arsenal, à Lorient, dans le temps que Louis-Philippe présidait aux ascensions bourgeoises. […] Je vois jusqu’à mon père un long passé de débats, d’obéissance, de ruses pour se nourrir, se vêtir, se loger, de poursuites de gains. Quand mon père avait quinze ans, il n’allait pas en vacances sur les plages comme je fis avec son argent. Mais il faisait des journées de quatorze heures aux Chantiers de la Loire. À l’âge où je me faisais des scrupules à cause de la philosophie de M. Bergson, il parlait dans la cour d’une usine sur la nécessité de faire grève. Je ne remonte pas loin dans une histoire bourgeoise : elle commence à mon père devenu finalement ingénieur capable et bourgeois maladroit.
Nous sommes en mars 1931. Nizan est depuis maintenant quelques années membre du parti communiste et a débuté ses critiques littéraires dans la revue Europe l’année précédente. Cet extrait est issu du premier article qu’il livre à l’hebdomadaire d’Henri Barbusse, Monde, l’un des rares articles où Nizan emploiera le « je » ; seul article, surtout, où il parlera de son rapport personnel aux histoires et cultures bourgeoise et prolétarienne — ses pamphlets en étant les uniques autres traces…