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Article de revue

Un travail d’accompagnement d’un processus fragile

Pratique, théorie, réflexions et observations

Pages 42 à 62

Notes

  • [1]
    Les personnes présentant un tel processus « sont souvent cataloguées par un diagnostic sévère et stigmatisant tel que borderline ou trouble de la personnalité narcissique » (Warner, 2001, p. 183).
  • [2]
    N.d.t. : Warner, 2001, p. 182.
  • [3]
    N.d.t. : Warner, 2001, p. 184.
  • [4]
    Tout au long de ce compte-rendu, les citations tirées du journal de Juana sont mises en italiques, et parfois suivies de nos commentaires.
  • [5]
    N.d.t. : Rogers, 1997, p. 400.
  • [6]
    N.d.t. : Mora, 1979, p. 666.

1Notre travail d’accompagnement de personnes présentant un processus fragile nous a menés à plusieurs réflexions, recherches et observations. Nous avons par exemple constaté que les personnes qui traversent des crises au cours de leur vie ou de leur développement peuvent présenter des difficultés à intégrer leur expérience.

2Margaret Warner définit le processus fragile [1] dans un cadre plus large qu’elle nomme « processus difficiles ». C’est une conception qui nous a immédiatement intéressés, car il s’agit d’un regard centré sur le processus plutôt que sur la symptomatologie. Warner a fait une recherche (basée sur les théories de l’Approche centrée sur la personne, les recherches en psychologie du développement évolutif et la théorie de l’attachement) qui propose une alternative et une compréhension des processus que ces personnes vivent et expérimentent. Elle décrit trois types de processus difficiles : le « processus fragile », le « processus dissocié » et le « processus psychotique » (Warner, 2001).

3Les personnes qui présentent de tels troubles ont vécu, au cours de leur développement, des situations difficiles qui ont affecté leur sensibilité affective et relationnelle de manière extrême ; c’est pourquoi le processus d’intégration de leur expérience s’avère difficile. Avant de poursuivre, il nous semble important de nous arrêter brièvement sur le concept de processus d’intégration :

  • un concept que Carl Rogers a postulé comme étant un facteur important de changement psychothérapeutique et que Eugene Gendlin a continué de développer et d’appliquer ;
  • le type de changements expérientiels immédiats que les êtres humains traversent lorsqu’ils donnent un sens à leur expérience ;
  • une tendance humaine universelle et une aptitude latente ;
  • une aptitude enracinée dans la structure biologique de l’organisme humain ;
  • une aptitude qui a tendance à se développer naturellement avec des relations d’attachement optimales dans la petite enfance, et qui se développe spontanément ultérieurement dans des relations de qualités similaires.

4Dans les processus difficiles, les aptitudes à une intégration adéquate se voient affectées et tout survient alors de manière différente.

5Dans cet article nous aborderons la question des « processus fragiles » et nous présenterons notre expérience dans le travail avec des personnes présentant ce genre de difficultés au travers du processus avec Juana, qui nous a mis à disposition les notes qu’elle a prises lors des 45 premiers entretiens. Juana a écrit à propos de son expérience lors de chacune des rencontres, que ce soit avant la séance, après celle-ci ou les deux.

Qu’appelle-t-on un processus fragile ?

6

Les clients qui vivent un « processus fragile » (Warner, 1991, 1997, 2000) ont de la difficulté à maintenir leur expérience à un niveau modéré d’intensité et, par conséquent, à commencer et à stopper des expériences qui sont personnellement significatives ou ont une dimension émotionnelle. Parce qu’elles ont de la peine à s’accrocher à leur propre expérience, il leur est souvent difficile de prendre en compte le point de vue d’une autre personne sans avoir le sentiment que leur propre expérience a été annihilée.
(Warner, 2001) [2]

7En d’autres termes, il est difficile pour ces personnes de s’approprier leurs expériences et, une fois qu’elles y parviennent, elles ont de la peine à les moduler. Par conséquent, elles sont dépassées par l’expérience, ce qui rend difficile de prendre en considération l’expérience des autres, générant ainsi d’importantes difficultés relationnelles. Ces personnes en arrivent au point où elles ne peuvent plus que prendre en compte soit leur expérience, soit celle de l’autre. Dans le premier cas de figure, elles réagissent en se renfermant dans leur monde interne ou réagissent d’une manière qui peut être perçue de l’extérieur comme étant totalement disproportionnée. Dans le deuxième cas de figure, elles donnent effectivement la place à l’expérience de l’autre, mais au prix de la leur, annihilant leur propre expérience car celle-ci n’a aucune valeur.

8Selon Carl Rogers, il est important en tant que personne de donner du sens à notre expérience. Plus la personne est à même de le faire, moins il est nécessaire d’avoir des comportements autoprotecteurs (voir Mearns & Thorne, 2007) ou, selon la terminologie de Carl Rogers, la personne sera moins défensive, elle acceptera son expérience telle qu’elle est, sans la nier ni la déformer (voir Rogers, 1957).

9Dans la mesure où, principalement dans la petite enfance, la personne a des relations acceptantes et empathiques avec les personnes de référence, il lui sera possible de donner du sens à une plus grande quantité d’expériences sans devoir les nier ni les déformer.

10L’empathie proposée par les personnes de référence permet que se développe chez l’enfant la symbolisation de l’expérience. Elle lui permet de traiter ce qu’il vit au fur et à mesure ; il apprend à nommer et à donner du sens à ce qu’il est en train d’expérimenter.

11Les enfants ont besoin de relations empathiques et d’attachement sécurisant pour apprendre à réguler et à traverser leur expérience sans pour autant laisser de côté la relation à l’autre.

Origines de cette difficulté

12Warner postule que les personnes ayant un processus difficile ont eu dans leur enfance des relations manquant d’empathie et de sécurité, ce qui ne leur a pas permis de valoriser positivement leur expérience.

13Les théories du processus d’intégration optimal postulent que certaines aptitudes expérientielles sont cruciales pour que l’individu puisse traiter l’expérience :

  • l’aptitude à être attentif à son expérience en ayant un niveau d’activation modéré ;
  • l’aptitude à moduler l’intensité des états expérientiels ;
  • l’aptitude à nommer ses expériences.

14Dans des situations de processus fragile, le développement de ces aptitudes est affecté.

15Selon Eugene Gendlin, le « processus d’intégration est relationnel » (Gendlin, 1964) et les personnes présentant un processus fragile n’ont pas eu des figures parentales ou des personnes de référence qui auraient facilité et soutenu le développement de ces aptitudes. Ainsi, ils ont grandi avec des parents qui ne leur ont pas procuré une relation suffisamment empathique. Notre expérience en consultation nous a appris que les parents des individus dont il est question ici ont eux-mêmes grandi dans un contexte relationnel similaire qui ne leur a pas procuré un « attachement sécure ». Par la suite, il leur a à leur tour été difficile d’avoir avec leurs enfants des interactions empathiques qui auraient pu aider l’enfant à valoriser et à comprendre ses expériences de vie.

16De même, la théorie de l’attachement de Bowlby montre que les bébés et les enfants avec un attachement de type insécure ont été en lien avec des personnes de référence qui ont rencontré des difficultés à soulager l’inconfort ou le stress surgissant chez les tout-petits. Ces enfants ont tendance à avoir de la difficulté à prendre en charge leur vécu expérientiel ou à en moduler l’intensité. La peur et la colère sont des expériences chroniques données en réponse aux nouvelles situations. Par conséquent, ces enfants développent une de ces stratégies opposées : la recherche du contact ininterrompu avec la personne de référence, ou l’élimination complète des sentiment liés à l’attachement.

17Les enfants peuvent être très vulnérables à la honte, à la frustration et à la colère. Ils peuvent avoir un type de désorganisation chronique ou un autocontrôle rigide.

18Pendant la scolarité, ils peuvent être négatifs, se montrer réticents, méfiants et manquer d’autocontrôle. Cela peut les mener à avoir des comportements inadéquats et à être rejetés par leurs pairs.

19

« Les clients qui ont traversé un échec empathique dans leur enfance peuvent, en tant qu’adultes, faire l’expérience d’un type de processus fragile ».
(Warner, 2001) [3]

Processus fragile : tableau récapitulatif

Tendance à vivre les expériences significatives avec une intensité soit trop élevée soit trop basse, s’accompagnant de honte et de vulnérabilité.
Difficultés à initier et à stopper les expériences significatives.
Difficultés à tenir compte du point de vue d’autrui sans ressentir que leur propre expérience est annihilée. La personne peut répondre :
  • avec de l’énervement ou de la colère ;
  • avec un comportement autodestructeur ;
  • en prenant de la distance dans la relation ou par une rupture relationnelle.

Processus fragile : tableau récapitulatif

Le processus parcouru avec Juana

20Suite à cette introduction, nous allons à présent raconter notre expérience avec Juana et surtout présenter les apprentissages significatifs que nous avons acquis au cours du chemin parcouru avec elle. Martín était son thérapeute, et María José la superviseuse de Martín.

21Juana est une femme de 40 ans qui travaille et est mère de deux enfants. Elle est séparée. Elle fut abandonnée par sa mère biologique et adoptée à 6 ans par sa famille actuelle, qu’elle aime profondément.

22Martín l’avait déjà côtoyée précédemment et avait perçu ses réactions intempestives, ou la manière qu’elle avait de se retirer complètement du moment présent, comme si elle devenait absente et par moments très labile.

23Au cours du processus, Juana a mentionné des expériences qu’elle percevait comme rigides, ainsi que des conduites autodestructrices (ce sont ses propres mots). Elle en parlait en ressentant de la culpabilité et de la honte, tout en semblant mettre Martín au défi, comme si elle testait s’il allait continuer à rester avec elle après ce qu’elle avait dit.

24Elle pouvait passer des semaines entières sans parler à ses enfants à cause de faits ou comportements qu’ils pouvaient avoir et qu’elle désapprouvait. Certains de ces faits semblaient sans pertinence vus depuis le cadre de référence du thérapeute et ce fut le travail de supervision qui souvent permit de s’immerger dans le sien afin de comprendre comment elle les vivait. Son monde était soit noir, soit blanc et il n’existait pas de zones grises ni de nuances : si elle considérait qu’elle avait raison, elle n’avait aucune raison de concilier.

25Dès la première rencontre, j’ai (Martín) ressenti physiquement de l’inquiétude, la sensation que Juana me mettait à l’épreuve, ainsi qu’une sensation à la fois de dureté et de fragilité chez elle. Ce fut si marquant que, à la suite de cet entretien, je me suis rendu au cabinet de María José un étage plus haut – car à ce moment-là nous avions nos cabinets dans le même immeuble – pour lui parler de cette sensation et lui demander de me superviser dans ce processus de manière individuelle, puisque nous avions déjà travaillé ensemble sur les travaux de Margaret Warner.

26

J’ai sonné à la porte et tandis que j’attendais, deux personnes sont arrivées, ce qui m’a ennuyée et dérangée. Face à la question de Martín « tu te sens mal à l’aise ? » ma réponse fut un « oui » retentissant, j’avais ressenti une invasion. C’ÉTAIT MON ESPACE. [4]

27Commentaire : cela ressemble à une possessivité qui surgit d’une vulnérabilité, de la peur de perdre SON espace.

Nécessité de mettre le thérapeute à l’épreuve

28Au cours de plusieurs entretiens, j’ai eu la sensation d’être dans une lutte ou de ressentir une tension, probablement de mise à l’épreuve. Quelque chose comme « voyons si tu peux encaisser ça ». Parfois elle se mettait en colère et pouvait rester silencieuse pendant de longs moments de trente minutes ou plus.

29

Encore une fois la même sensation. Mais pourquoi ? C’est un sentiment qui ressemble à de l’indifférence. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais je me suis retrouvée à me battre avec Martín, ce qui m’a mise en colère et que je n’ai pas apprécié […].
J’ai eu envie de me battre et d’agresser, mais en même temps je n’aimais pas cela, et j’étais triste de choisir d’être en relation avec lui de cette manière.
J’étais disposée à garder le silence, à ne pas faire d’efforts et à laisser Martín encaisser le silence.
Soudain, je me suis retrouvée à lui parler et à lui raconter que j’avais été très en colère et presque tout ce qui avait à voir avec ma relation avec lui. C’est évident qu’il y a d’autres choses mais

30Commentaire : par moments, elle parle des difficultés qu’elle rencontre à moduler son expérience, à passer de l’anesthésie à une intensité qui la déborde et qui est très difficile à supporter.

31

Je suis arrivée à cette rencontre imperméabilisée, anesthésiée, indifférente à tout ce qui pouvait m’arriver ou que je pourrais sentir (…si je sentais quoi que ce soit). Cela m’effraie beaucoup puisque je sais que ce n’est pas normal et que tout peut exploser d’un seul coup.
Ce fut désespérant tout ce temps sans ressentir cette angoisse… J’ai eu très peur, je me noyais et je pensais que ces sensations ne se termineraient jamais… Je ressentais beaucoup de peur, j’avais la sensation d’avoir perdu la raison. Ce fut une situation difficile, mais en même temps cela m’a apporté un soulagement de réaliser que je pouvais sentir quelque chose. J’aurais pu rester ainsi toute la journée, mais par respect du temps de Martín, j’ai décidé de me ressaisir pour continuer ma journée.

32Commentaire : quand son expérience est accueillie telle qu’elle est, elle peut y rester, et elle l’apprécie. Elle est capable de valoriser l’expérience tout en enregistrant des sentiments qui l’effraient et elle valorise le fait de les sentir. Elle est capable de prendre en considération et de valider l’expérience d’autrui.

33Un retour « erroné » ou ne pas dire le bon mot pouvait l’amener à se retirer de la relation et à rester silencieuse. À un moment donné, j’ai brisé le silence et sa réponse fut « comment est-il possible que tu ne saches pas ce qui se passe pour moi ? » Dans des moments de ce genre, j’étais souvent confus ; c’était comme si j’étais seul dans cet espace thérapeutique, avec la sensation que, quoi que je puisse faire ou dire, je serais à côté. Ce fut un sujet souvent discuté en supervision, et il y eut plusieurs occasions où je me suis dit intérieurement : « ça suffit, je ne peux pas aller plus loin ». Une des choses que nous avons apprises fut de respecter et de donner le temps à ses rythmes, de réaliser que dans ces moments se jouaient en moi des enjeux ayant trait à être « efficace » et à aller de l’avant. Une manière que j’ai trouvée pour pouvoir être présent fut de me remémorer le concept de la pré-thérapie de Garry Prouty (Prouty, Van Werde & Pörtner, 2010), en proposant des reflets de contact tels que les reflets faciaux et les reflets corporels.

Besoin de communiquer ce qui lui arrive Méfiance à l’égard d’elle même

34Parfois elle parle de sujets dont elle ne voudrait pas parler. Elle s’énerve alors contre elle-même de l’avoir fait, puis devient silencieuse.

Que c’est différent lorsque je parviens à dépasser le NE PAS DIRE. J’ai pu partager avec Martín beaucoup de ce qui se passait pour moi. J’ai pu avouer ma peur de son absence. J’ai pu lui dire que je voulais m’ouvrir à lui, me livrer, mais que je ne pouvais pas car j’avais peur.
Commentaire : au cours du processus, il lui arriva couramment de parvenir à dépasser le « ne pas être capable de dire », puis d’y retomber. En tant que thérapeute, parfois le besoin désespéré de tout recommencer surgissait en moi. Ce fut aussi l’un des thèmes de supervision, de vérifier ce qui se passait alors en moi et le défi que cela représentait pour moi.

Énervement face à une intervention – question

35Au cours d’un de nos entretiens, peut-être parce que par moment je restais perplexe, je lui ai demandé : « de quoi aurais-tu besoin dans cet espace ? » Elle n’a pas répondu et, lors de l’entretien suivant, elle était fâchée avec moi à cause de cette question.

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[…] je suis très fâchée et je ne sais pas si je souhaite fixer un nouvel entretien. Après tout, pourquoi le ferais-je ? De toute façon je ne résoudrai rien. Sa question « de quoi penses-tu avoir besoin dans cet espace ? » m’a beaucoup fâchée.

37Commentaire : il s’agit du type de question à éviter lors de ces processus, surtout lorsque la relation est en construction. Cette question est venue de mon sentiment d’impuissance, de ne pas savoir par où continuer, d’avoir perdu de vue que ce n’est pas à moi d’entrer dans son monde, mais de gagner le droit à ce qu’elle m’invite dans son monde intérieur, à ce qu’elle perçoive ma fiabilité de manière constante. Ce thème a émergé très clairement en supervision.

38Lors d’un autre entretien, à la suite d’un long silence, je lui ai dit : « je veux respecter ton silence et ton rythme, et en même temps je me demande où tu en es ». Elle s’est alors mise à pleurer en silence longuement puis elle m’a dit qu’il y a des choses qu’elle aimerait me dire mais qu’elle ne peut pas, qu’il y a une lutte en elle pour me faire confiance, mais qu’elle n’y parvient pas, qu’elle a peur que si elle me dit ces choses je m’en irai. Qu’à chaque fois qu’elle s’est ouverte à un autre, soit la personne est partie, soit elle-même s’en est allée, et qu’elle ne voudrait pas que cela se passe à nouveau.

39Commentaire : la transparence du thérapeute, étant proche de ce qu’il voyait en elle, en lui témoignant du respect ainsi que l’intention de se rapprocher d’elle, a permis une connexion. À nos yeux, cette intervention a permis de montrer à Juana qu’il était possible d’être à la fois avec sa propre expérience et avec celle de Martín.

40Je lui ai alors dit ouvertement que son énervement ne me faisait pas fuir, qu’il ne me faisait pas peur. Elle ne pouvait pas accepter mon acceptation.

Il est difficile de faire confiance. Le besoin d’être entendu

41

Je ne sais pas pourquoi mais je suis nerveuse. C’est peut-être parce que l’entretien se passe dans un autre lieu que j’ai peur de déborder. Ce fut une semaine limite. Par moments je sens que je ne suis plus sous anesthésie… Aujourd’hui je lutte entre m’ouvrir un peu plus ou pas.

42Commentaire : ces personnes ont besoin de plus que d’une présence acceptante. Elles ont besoin de savoir que leur expérience a été réellement comprise et exprimée correctement, mot à mot. Souvent, mais surtout en début de relation, un mot à côté peut mener à ce que les personnes s’énervent ou deviennent silencieuses car elles sentent qu’elles ne sont pas comprises.

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Je vais bien et je suis contente car j’y suis allée avec un besoin de parler et j’ai pu le faire… Je me suis sentie bien, j’ai pu parler en toute liberté.
Je suis arrivée disposée à raconter à Martín ce que je ressentais : PANIQUE.
Ce fut un entretien paisible malgré mes angoisses, ma tristesse et ma peur… J’ai pu dire à Martín ce que je ressentais.
Je me suis sentie super accompagnée.

44Commentaire : certaines personnes ressentent de manière excessive, dans la relation thérapeutique, la proximité et la dépendance ou la distance et la méfiance. En voici quelques exemples, tirés des interactions dans la relation.

45Pendant les premiers mois, et par la suite plus ponctuellement, elle demande à quoi bon continuer le processus si elle va bien et qu’elle gère l’angoisse. Au début du processus, elle commençait les rencontres en disant : « je n’avais pas envie de venir » ou « je ne sais pas pourquoi je viens, mais moi je tiens mes engagements ».

46Plus loin dans le processus elle a peur de s’ouvrir. Lorsqu’elle sent trop de proximité, elle se retire à cause de cette peur. Elle ne veut pas s’attacher affectivement ; cela lui est déjà arrivé avec un autre thérapeute et depuis elle ne le veut plus.

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Aujourd’hui je crois qu’il est clair pour moi que ce que je ressens c’est de la peur et c’est pour ça que je ne peux pas m’ouvrir ni exprimer en mots tout ce qui me passe par la tête lors de ces silences. Peur de m’abandonner complètement avec tout ce que cela signifie pour moi et sentir que Martín puisse ne pas être aussi près que je le pensais et aussi près que j’en avais besoin. Peur qu’il me déçoive, qu’il ne soit pas toujours là pour moi. Peur de la déception et de la désillusion, d’avoir fait l’erreur de faire confiance. Peur de m’énerver, d’être seule À NOUVEAU !
J’ai besoin de le lui faire savoir, je pense que ce serait très bien, mais en même temps j’ai aussi peur car, ce faisant, je ferais un pas de plus dans le lâcher-prise, et alors je serais trop ouverte.

48Par moments, elle dit à nouveau qu’elle n’a plus envie de venir. Mais en même temps elle s’empêche de dormir de peur de ne pas se réveiller (pour le rendez-vous).

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Je n’avais pas très envie d’y aller. C’était même énervant. Cela n’a à nouveau pas de sens.

50Elle pense à la mort, se disant que si elle s’y abandonnait tout serait plus facile, que si elle est toujours là et qu’elle continue, c’est pour ses enfants. Son expérience est par moments sans espoir et n’a pas de sens.

51Le processus se poursuit avec des moments de colère contre moi car je ne la comprends pas.

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C’est seulement à la fin que j’ai ressenti beaucoup de colère envers Martín à cause de quelque chose qu’il m’a dit et que j’ai interprété comme étant un manque d’engagement. J’étais tellement en colère ! Il ne manquait plus que cela, que Martín me laisse tomber et me laisse seule (EXIGENCE !).
Me voilà à nouveau en colère. J’ai expliqué à Martín ce qui m’était arrivé la semaine dernière.
Je me suis sentie bien en sortant de l’entretien. Mais malgré le fait que nous ayons beaucoup dialogué, je sens qu’affectivement il n’était pas aussi proche que j’en avais besoin, et j’aurais aussi voulu qu’il me prenne dans les bras.
Je l’ai senti si froid et distant. J’ai eu l’impression qu’il n’était pas là, qu’il ne m’avait pas écoutée.

53Elle m’a aussi montré sa colère lorsque j’ai dû suspendre les entretiens pour des raisons personnelles. Je lui ai donné un autre rendez-vous la même semaine, mais elle était tellement en colère qu’elle ne l’a pas noté ; nous avons alors abordé l’expérience de la colère durant plusieurs séances, au cours desquelles elle a à nouveau parlé de mort.

54Un autre moment important où je me souviens de son énervement, fut un de mes départs en vacances. À mon retour, elle m’a dit que c’était comme s’il fallait recommencer à zéro, et plusieurs entretiens ont été nécessaires pour gagner à nouveau sa confiance. Ce fut en effet comme tout recommencer. Ce type de réactions est habituel dans ce genre de processus.

55L’une des choses apprises en supervision fut de la voir au-delà de ces réactions, de mettre de côté mes pensées et mes sentiments de « c’est irrationnel » ou « ça n’a pas de sens », pour ainsi pouvoir voir son expérience, celle de ne pas pouvoir compter sur cet espace, de se sentir à nouveau abandonnée, de sa peine et de sa frustration lorsqu’elle ne se sent pas écoutée et de comment elle voudrait l’être.

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RECOMMENCER !!! Ce qui s’est passé aujourd’hui a été très étrange. Je me réjouissais de notre entretien, mais je me suis sentie comme au début quant à ma confiance à m’ouvrir.

57Au vu de ce qu’elle écrit dans son journal et de ce qui transparaît dans la relation, elle ressentait aussi de la peur de me faire du mal après une réaction de colère.

58

Je suis triste parce que s’il y a bien quelque chose que je ne voulais pas, c’est que Martín se sente frustré. Mais je suspectais qu’il l’était, et l’entendre le dire me fait me sentir mal.

59Le processus a continué pendant trois ans. Ses colères et éloignements étaient moins fréquents. Elle était plus flexible, moins rigide et ressentait parfois qu’elle pouvait avoir confiance en notre relation, que je commençais à bien la connaître et que je restais avec elle.

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[…] Je sens que je suis en train de vaincre la non-confiance.
Je suis à nouveau restée sur une envie frustrante de prendre Martín dans mes bras. Aujourd’hui je l’ai senti très proche, ce qui m’a permis de me libérer de mes idées qu’il est peut-être fatigué de nos rencontres et que mes histoires l’embêtent. Mais non ! Il reste proche et je ressens son affection. Je me rends compte, spécialement aujourd’hui, qu’il me connaît bien. J’ai pu le constater à la fin de la séance lorsqu’il m’a dit : « je sens que tu pars avec un mouvement intérieur très fort », alors même que je n’avais rien manifesté physiquement ! Mais à l’intérieur de moi je ressentais une vraie révolution. J’ai senti ma gorge nouée, et c’est aussi à ce moment-là que j’aurais voulu sentir son étreinte, mais je n’ai pas pu le lui demander.

61Lors du cinquième ou sixième mois, Juana a traversé ce qui en termes du DSM-IV se nomme « trouble d’anxiété généralisé avec attaques de panique ». Une partie du processus fut de l’accompagner dans sa relation à sa médication et dans sa sensation de ne pas être une personne « normale » parce qu’elle ressentait une dépendance.

62Nous avons conclu le suivi après trois ans, et à présent elle vient ponctuellement lorsqu’elle souhaite revoir ou approfondir un sujet.

63Actuellement, de mon point de vue comme du sien – étant donné que nous avons continué à en parler – elle vit des relations plus stables, elle est ouverte à des points de vue différents des siens, et peut inclure l’expérience d’autrui sans ressentir que son expérience n’est pas valable ou inadéquate. Par ailleurs, elle ne prend plus de médicaments et peut moduler l’intensité de son expérience sans déborder et sans devenir insensible.

L’accompagnement d’un processus fragile

Principales caractéristiques des réponses aidantes et de la relation thérapeutique

Les réponses de compréhension empathique sont fréquemment les seules réponses thérapeutiques que les clients peuvent bien vivre lorsque l’expérience est très fragile.
Les réponses empathiques doivent être très proches de l’expérience et des mots exacts du client.
Les thérapeutes doivent apprendre quels sont le type de réponses qui font que le client peut se sentir compris :
  • en restant en contact avec l’expérience ;
  • en restant connectés au thérapeute.
Lorsqu’une relation ouverte, acceptante et empathique leur est offerte, les personnes ayant un processus fragile se trouvent face au type de relation qui leur a manqué dans leur enfance.
Tant qu’elles n’ont pas confiance dans le fait que le thérapeute peut être en relation avec elles et qu’il valorise leurs expériences, elles le mettent souvent à l’épreuve.
Le processus avec des personnes ayant un processus fragile requiert du thérapeute une écoute profonde, empathique et bienveillante.
Ces personnes ont besoin de plus que d’une présence acceptante. Elles ont besoin de savoir que leur expérience a été réellement comprise et qu’elle soit exprimée correctement.
Il est important d’être particulièrement attentif au fait que lorsqu’elles ont une expérience qu’elles ne peuvent pas nommer, il est essentiel d’être patient et de laisser la place à la symbolisation, sans la nommer depuis « l’extérieur ».
À condition de rester au plus proche de leur expérience, il est probable qu’elles puissent intégrer des points de vue plus nuancés et provenant d’autrui.
Il y a des situations ou des sujets plus fragiles que d’autres. Lorsqu’ils se présentent, il est possible qu’elles tournent autour du pot ou qu’elles les nomment en fin de la séance.

Principales caractéristiques des réponses aidantes et de la relation thérapeutique

Interventions déclenchant des réactions douloureuses ou de colère

Interventions qui ne tiennent pas compte du fait qu’il s’agit d’un sujet fragile.
Réponses qui ne sont pas aidantes pour que la personne reste en contact avec elle-même.
Lorsque les sujets que la personne amène touchent ou provoquent le thérapeute et qu’il perd le contact ou devient défensif.
Donner des conseils, des explications ou des tentatives d’exploration du sujet.
(À nouveau, c’est la compréhension empathique qui a tendance à être la réponse la plus utile.)

Interventions déclenchant des réactions douloureuses ou de colère

À propos de la supervision

María José

64J’aimerais faire une brève synthèse de ce que la supervision implique de mon point de vue et présenter ce que je tente de faciliter lors de ces moments.

65La supervision est le moment pendant lequel nous prenons le temps de nous focaliser sur la tâche que nous faisons, c’est l’espace que nous nous donnons pour réfléchir, méditer et nous poser des questions sur notre travail. C’est l’opportunité d’expérimenter la théorie et la pratique qui vivent en nous, d’expérimenter qui nous sommes dans la relation et comment nous sommes en relation. À partir de ce point de vue je me concentre sur les objectifs suivants, qui me semblent centraux :

  • Créer un climat de respect et de confiance pour la personne qui est supervisée en tenant compte des besoins et exigences qu’elle amène et de ce qu’elle attend de l’espace de supervision.
  • Accompagner le thérapeute afin qu’il puisse s’ouvrir et qu’il reste sensible à son expérience, tant en supervision qu’en séance.
  • L’accompagner à être ouvert et sensible à l’expérience de son client et à son processus.
  • Accompagner le thérapeute afin qu’il perçoive la relation qu’il a établie avec le client et comment ce dernier la perçoit.
  • Faciliter l’apprentissage de l’expérience et son intégration, ainsi que l’expression de diverses formes et attitudes verbales et non verbales qu’implique l’expérience vécue d’être en relation.

66Une phrase de Carl Rogers me semble particulièrement claire. Elle a eu un grand impact sur moi dans ma formation de superviseuse ; il disait, dans les années 1950, en parlant de la supervision :

67

L’objectif général de la supervision est de respecter le niveau de confiance et les capacités que la personne en supervision possède à ce moment-là, de l’aider à clarifier ses propres attitudes, à percevoir d’autres manières de penser ou d’agir, pour autant que cela ne lui enlève pas la liberté de travailler comme elle pense que c’est juste.
(Rogers, 1997) [5]

68Certaines questions facilitent l’ouverture et la sensibilité tant à notre expérience qu’à celle du client. Voici quelques-unes des questions qui ont contribué à faciliter la relation dans toutes ses dimensions : comment te sens-tu avec la cliente ? Es-tu réellement ouvert à tout ce qu’elle est ? Comment vit-elle son expérience et ses sentiments envers les autres personnes ? As-tu la sensation qu’elle te confronte, qu’elle te met à l’épreuve ? En quoi sa manière d’être avec toi te met-elle à l’épreuve ? Cela doit être difficile de rester présent lorsqu’elle te confronte ou qu’elle te met à l’épreuve, ou qu’elle reste silencieuse pendant longtemps comme si tu n’étais pas là. Tu es de sexe masculin, est-ce que tu t’es demandé si cela a une influence ou affecte la relation ? De quelle façon ? Et toi, comment te sens-tu à ce sujet ?

69Ce qui a été particulièrement important dans ce processus fut d’explorer avec Martín nos propres processus fragiles. Nous avons appris cela lors de notre formation avec Margaret Warner. Il s’agit de parcourir des moments de notre propre enfance tout en réalisant comment cela s’est développé. « La plupart des personnes ont quelques aspects forts et bien développés dans le processus, tout comme ils ont des aspects plus fragiles et/ou dissociés » (Warner, 2001). Cet exercice a représenté un défi particulièrement difficile et touchant ; cela nous a vraiment aidés à rester ouverts, sensibles, et à comprendre l’expérience que vivait Juana.

70Tant Martín que moi croyons et avons confiance en l’énorme valeur qu’a la supervision dans notre profession. Dans ces processus, la supervision porte un sens encore plus grand puisque ces clients nous mettent à l’épreuve dans notre manière d’être de façon permanente. Tel que cela a été dit plus haut, ils mettent notre cohérence à l’épreuve, encore et encore. Ils provoquent souvent chez nous le rejet, et par moments l’envie de dire « ça suffit ». On dirait qu’ils veulent nous rejeter, nous faire du mal.

Martín

71Dans le travail de supervision avec María José, tout au long du processus avec Juana, ces défis ont souvent émergé. Ils m’ont souvent amené à explorer mes réactions face à « l’agression » ou à la « fermeture ». Cela m’a conduit à clarifier le fait de vouloir être « efficace » et surtout à développer ma patience, à attendre d’être invité dans son monde interne.

72Je me suis souvent demandé s’il était possible de travailler avec Juana dans une perspective centrée sur la personne. Il m’était parfois difficile de comprendre de manière empathique sa « rigidité » et c’est lors de la supervision que j’ai pris conscience de ma propre « rigidité » qui surgissait par moments.

73À d’autres moments, il s’est avéré difficile pour moi d’accepter qu’elle avance pour ensuite revenir en arrière – de mon point de vue, bien sûr – d’avoir l’impression qu’alors que nous arrivions enfin à un processus plus fluide, soudain tout changeait à nouveau. Pendant la supervision, cela nous a amenés à approfondir la confiance dans le processus et la confiance en la tendance actualisante. La question de ma propre confiance fut inéluctable : pouvais-je faire confiance au processus ? Quelles étaient mes attentes ?

74Un autre thème qui a émergé fut celui « d’être de sexe masculin » dans la relation, dans les moments où elle a mentionné qu’elle avait peur qu’il y ait quelque chose de plus et qu’elle craignait de s’impliquer sentimentalement comme cela avait été le cas avec d’autres thérapeutes. J’ai alors exploré une façon de maintenir la proximité et de rester présent, plutôt que de me retirer et de mettre de la distance entre nous.

75María José a été d’une importance fondamentale dans ce processus et nous avons parcouru ces différents thèmes pendant ces mois de travail.

Le développement de nos hypothèses à propos des processus de vie fragiles

76Dans notre expérience de travail en consultation, nous avons observé que certains clients traversent ce que nous avons nommé des « processus de vie fragiles ». Nous observons deux différences entre ces derniers et le processus fragile décrit par Margaret Warner :

  • Les personnes qui se trouvent dans un processus de vie fragile n’ont pas eu un processus fragile d’intégration de leur expérience qui aurait comme point d’origine leurs premières années de développement, lors desquelles leurs parents ou personnes de référence n’auraient pas pu être empathiques, acceptants et nourriciers, et par conséquent n’auraient pas pu faciliter le développement des aptitudes nécessaires au processus d’intégration. Cela signifie que ces personnes n’ont pas nécessairement souffert d’un manque d’empathie dans leur enfance. Par contre, elles ont vécu, comme dans tout développement de la personnalité, une expérience particulière qui n’a pas été acceptée ni accueillie de manière empathique.
  • Les processus de vie fragiles sont des processus transitoires, passagers et liés à une situation circonstancielle donnée. Par exemple des crises liées à des circonstances de vie, ainsi que des crises d’évolution ou de développement.

77Les crises liées à ces circonstances de vie sont causées par des événements inattendus et soudains : la mort prématurée d’un des parents, la perte d’un époux ou d’une épouse, la perte d’un enfant, la perte d’emploi, une séparation, un échec financier, une maladie, un abus, un viol. Ces crises peuvent également être consécutives à une urgence sociale, un effondrement, un tremblement de terre, un incendie, une inondation, etc.

78Lorsqu’elles surviennent, toutes ces situations interrompent, secouent, désarment, désorganisent la logique et le sens du monde que la personne a construits comme s’ils resteraient à jamais inchangés. Les personnes sentent que leur sécurité est menacée. Ces pertes sont des crises inattendues qui requièrent un accompagnement et un processus de deuil.

79Une crise est un état temporaire de trouble et de désorganisation, qui se caractérise principalement par l’incapacité de la personne à faire face à ce qui lui arrive puisqu’elle sent qu’elle n’a ni les ressources ni les moyens sur lesquels elle comptait avant l’événement. C’est comme si tout cela avait disparu et elle se sent inadaptée.

80Les crises d’évolution ou de développement surviennent lorsque les personnes traversent les différentes étapes du cycle de la vie. Elles sont donc prédictibles, attendues. Elles nécessitent un temps d’adaptation et l’acceptation des changements. Elles font partie du développement normal et requièrent plus ou moins d’attention selon les aptitudes et les moyens dont disposent la personne et la famille. Elles peuvent être liées à la création d’un couple, à une naissance, à l’éducation des enfants en âge scolaire, à l’adolescence, à la maturité ou à la vieillesse.

81Une crise est un moment de rupture dans le fonctionnement d’un système, un changement qualitatif positif ou négatif. Il s’agit d’un changement brusque et d’une modification importante dans le cours de notre vie, qui donne lieu à des sentiments différents. Les personnes peuvent avoir un sentiment d’instabilité, d’angoisse, de vulnérabilité, de grande fatigue, de troubles du sommeil, d’irritabilité, de perte d’appétit, d’oublis ou d’anxiété, au fil des jours ou à tout moment. Rien n’est suffisamment sûr. Il leur est difficile d’accepter les faits, ainsi que les changements qu’ils comportent.

82José Ferrater Mora (1912-1991), philosophe, essayiste et écrivain espagnol, disait de la crise qu’il s’agit d’une « phase dangereuse de laquelle peut résulter quelque chose de bénéfique ou de pernicieux. C’est pour cela qu’il n’est pas possible de lui donner a priori une évaluation positive ou négative et ceci est commun à toutes les crises » (Mora, 1979) [6].

83Pour pouvoir faire le « deuil », lors d’une crise ou d’une perte, il est nécessaire de rester au plus proche de l’expérience vécue, d’accompagner notre flux d’expériences.

84Comme cela a été dit plus haut (Warner, 2000, 2001), les théories du développement optimal soutiennent que certaines aptitudes expérientielles sont importantes pour que l’individu puisse intégrer l’expérience :

  • l’aptitude à être attentif à son expérience en ayant un niveau d’activation modéré ;
  • l’aptitude à moduler l’intensité des états expérientiels ;
  • l’aptitude à nommer ses expériences.

85Lorsque l’attention est maintenue sur l’expérience, la conscience a accès à de nouvelles expériences. Ainsi émergent des souvenirs, des pensées, des images et des sentiments qui étaient à la limite de la conscience ou qui n’étaient pas encore symbolisés. C’est ainsi que les personnes peuvent construire des situations nouvelles et significatives. Ces expériences se transforment et prennent un sens nouveau.

86Lorsque la personne traverse un processus de vie fragile, tout comme dans un processus fragile, il est possible que la personne vive certaines expériences avec une intensité soit trop basse soit trop élevée, accompagnées de honte et de vulnérabilité :

  • elle sent qu’elle ne peut pas pleurer, se sent insensible. Elle ne se rend pas compte de ses réactions ou en diminue leur importance ;
  • elle sent que lorsqu’elle pleure elle ne peut plus s’arrêter et est ravagée par la douleur et l’angoisse. Elle se sent vulnérable et faible.

87Il lui est difficile d’initier une expérience, elle se sent coincée. Ou bien il ne lui est pas possible d’arrêter une expérience significative, qu’elle ne peut pas moduler et qui la déborde. Elle peut se sentir incomprise, comme si elle n’était pas écoutée et ceci l’éloigne de l’expérience car elle ne se sent pas autorisée à exprimer ses sentiments. Elle sent de la colère, de l’énervement car son expérience n’est pas comprise et est annihilée par l’autre.

88Il a été dit plus haut que pour que le processus d’intégration soit possible, certaines aptitudes relationnelles sont nécessaires : avoir des relations empathiques, soutenantes, acceptantes (attachement sécure). Tout cela aiderait le client à :

  • rester proche de ses expériences ;
  • moduler leur intensité afin qu’elles ne le débordent pas ;
  • symboliser et nommer ses expériences.

89La relation qui est établie, le cadre, les interactions verbales et non verbales ainsi que le style des interventions verbales sont très importants dans ces processus et requièrent des caractéristiques particulières. La présence du thérapeute avec une écoute attentive qui suit le mouvement de l’expérience du client, que cette dernière soit confuse, angoissante ou perçue comme étrange, communique une attitude réceptive et compréhensive à l’égard de ce que vit le client tout en favorisant le contact mutuel. Les interactions empathiques non verbales ainsi que les réponses de compréhension empathique dans leur forme la plus pure et simple permettent aux personnes traversant un processus de vie fragile de rester au plus près de leur expérience. Si nos interventions restent au plus proche de ce qu’exprime le client, en le nommant et en le reflétant exactement sans rien ajouter, enlever ou corriger, ceci l’aidera à rester dans l’expérience et à y prêter attention, ce qui lui permettra d’en moduler l’intensité et de la nommer adéquatement.

90La congruence, la présence et la cohérence du thérapeute, accompagnées des réponses de compréhension empathique, sont les seules façons d’interagir qui puissent aider le client à rester au plus proche de ce qu’il vit, et à pouvoir ainsi augmenter la compréhension de soi-même. D’autres modes d’interaction comme les généralisations, les conseils ou le fait de donner des informations (qui peuvent aider et être utiles dans le cadre d’autres processus) sont déconseillés lors des processus de vie fragiles.

91Pour terminer, nous aimerions remercier Juana de nous avoir donné ses notes à propos des séances. Ce fut un réel « cadeau ». Nous permettre de lire ce témoignage et nous laisser ainsi entrer dans son intimité fut certainement un signe de confiance, une affirmation de sa recherche, de son besoin d’être comprise et de sa lutte pour y parvenir.

92La lecture de ce témoignage fut très émouvante pour nous. Il a assurément semé les graines de ce travail. Merci, Juana.

93

[…] Je sens que je suis en train de vaincre la non-confiance.
Tiré des notes de Juana

Références

  • Bowlby, J. (2014). Vínculos afectivos : Formación, desarrollo y pérdida. Madrid. Ediciones Morata SL.
  • Ferrater Mora, J. (1979). Diccionario de Filosofía. Madrid. Alianza Editorial.
  • Gendlin, E. T. (1964). A theory of personality change. In P. Worchel and D. Byrne (Eds.), Personality Change, pp. 100-48. New York. John Wiley & Sons.
  • Gendlin, E. T. (1997). A process model. New York. The Focusing Institute.
  • Lambers, E. (2006). Supervisando la humanidad del terapeuta. Titre original : Supervising the Humanity of the Therapist. Person-Centered and Experiential Psychotherapies, 5, pp. 266-276.
  • Mearns, D. (1991b). Qué significa ser supervisor. Titre original : On Being a Supervisor. In B. Thorne & W. Dryden, Training and Supervision for Counseling in Action, pp. 116-128. Londres. Sage. Traduction espagnole (non publiée) : Elsa Salvidio.
  • Mearns, D. & Thorne, B. (2003). La Terapia Centrada en la Persona Hoy. (Chapitre VIII, Margaret S. Warner). Bilbao. Desclée de Brouwer.
  • Mearns, D. & Thorne, B. (2003). La Terapia Centrada en la Persona Hoy. (Chapitre X, Elke Lambers). Bilbao. Desclée de Brouwer.
  • Prouty, G., Van Werde, D. & Pörtner, M. (2010). Pre-Therapy Reaching contact-impaired clients. Ross-on-Wye. PCCS Books.
  • Rogers, C. R. (1957). The necessary and sufficient conditions of personality change. Journal of Consulting Psychology, 21, pp. 95-103. [Voir en français : Rogers, C. (2001/2013). L’approche centrée sur la personne, pp. 253-269. Le Touvet. Ambre.]
  • Rogers, C. R. (1985). Terapia, personalidad y relaciones interpersonales. Buenos Aires. Ediciones Nueva Visión.
  • Rogers, C. R. (1997). Psicoterapia centrada en el cliente. (Partie II, Las aplicaciones de la terapia centrada en el cliente, X. La formación de consejeros y terapeutas). Buenos Aires. Paidós.
  • Rogers, C. R. & Stevens, B. (1994). Persona a persona. Buenos Aires. Amorrortu.
  • Warner, M. S. (2001). Empathy, relational depth and difficult client process. In S. Haugh & T. Merry (Eds.), Rogers’ therapeutic conditions : Evolution, theory and practice, vol. 2 Empathy, pp. 181-191. Ross-on Wye. PCCS Books.
  • Warner, M. S. (2005/2017). A Person-Centered View of Human Nature, Wellness and Psychopathology. In S. Joseph (Ed.) The Handbook of Person-Centred Therapy and Mental Health : theory, research and practice. Ross-on-Wye. PCCS Books.
  • Warner, M. S. (2006). Toward an integrated person-centered theory of wellness and psychopathology. Person-Centered and Experiential Psychotherapies (5)1, pp. 4-20.

Mots-clés éditeurs : supervision, trouble de la personnalité, trouble de l’attachement, état limite, vignette clinique, attitude du thérapeute, borderline, ajustement psychique, régulation des emotions

Date de mise en ligne : 11/02/2020

https://doi.org/10.3917/acp.027.0042

Notes

  • [1]
    Les personnes présentant un tel processus « sont souvent cataloguées par un diagnostic sévère et stigmatisant tel que borderline ou trouble de la personnalité narcissique » (Warner, 2001, p. 183).
  • [2]
    N.d.t. : Warner, 2001, p. 182.
  • [3]
    N.d.t. : Warner, 2001, p. 184.
  • [4]
    Tout au long de ce compte-rendu, les citations tirées du journal de Juana sont mises en italiques, et parfois suivies de nos commentaires.
  • [5]
    N.d.t. : Rogers, 1997, p. 400.
  • [6]
    N.d.t. : Mora, 1979, p. 666.

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