Notes
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[1]
Kirschenbaum, 1979, p. 75. Traduction de l’auteur.
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[2]
Kirschenbaum, 1979, p. 118.
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[3]
Kirschenbaum, 1979, p. 117.
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[4]
Outre les nombreuses raisons sociologiques et idéologiques qui expliquent la longévité du terme de non-directivité en France et que je vais analyser plus loin, il y a aussi des raisons pratiques. L’une d’entre elles, moins anecdotique qu’il n’y paraît, semble avoir été la difficulté de traduction en langue française de l’expression client-centered. Cela prête à sourire aujourd’hui puisque pour notre génération, l’expression « centré sur le client » n’a rien d’extravagante. Même le mot « approach » (approche) avait l’air de créer des soucis aux essayistes et traducteurs (voir Kinget, 1962, vol. 1, pp. 12 et 15). J’ajouterai encore une raison évidente : le livre Client-centered Therapy (1951) qui marque le baptême « officiel » de la méthode rogerienne n’a jamais été traduit en français. Par conséquent, aucun éditeur n’a dû faire l’effort d’offrir au public un nom pour cette nouvelle école de thérapie. Notons au passage qu’il s’est déroulé un phénomène similaire en langue espagnole où il y a eu dans les premières traductions des cafouillages avec l’apparition dans certains ouvrages du terme « Enfoque personalisado » (littéralement « approche personnalisée ») pour dénommer la thérapie rogerienne. Il faudra attendre plusieurs années pour que s’impose chez les traducteurs l’expression Enfoque centrado en la persona (Approche centrée sur la personne).
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[5]
Il s’agit d’un article publié en 1945 dans la revue American Journal of Sociology, The Non-Directive Method as a technique for Social Research, vol. 50, n° 4, pp. 279-283. Celui de 1946 a été publié dans l’American Journal of Orthopsychiatry, Recent Research in Non-Directive Therapy and its implications, n° 16, pp. 581-588. Une recherche vraiment exhaustive reste cependant à effectuer sur l’emploi de cette notion par Rogers. On peut déjà noter que la non-directivité ne fait pas partie des six conditions de base décrites par Rogers pour le processus de changement (Rogers, 1951).
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[6]
Certains pourraient penser que j’exagère. Pourtant, je suis (encore !) régulièrement surpris d’entendre des anecdotes qui viennent confirmer le fait que de nombreux praticiens donnent des conseils ou font des suggestions à leurs patients. Les anecdotes fourmillent dans ce domaine, même si celles-ci sont rarement rapportées car les patients n’y trouvent rien à redire ; généralement, ils ne se rendent pas compte qu’ils sont dirigés, ils sont plutôt ravis de recevoir des orientations. Qui se plaindrait en effet d’avoir une figure d’autorité indiquant le chemin à suivre ? Il faut vraiment que cela devienne grotesque pour que le client se rende compte de l’absurdité de certains conseils, comme cette cliente qui me racontait que son ancienne psychologue lui conseillait de prendre « un bon bain bien chaud » quand elle avait des crises d’anxiété.
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[7]
Michael Balint est né le 3 décembre 1896 à Budapest et mort à Londres le 31 décembre 1970. Psychiatre et psychanalyste d’origine hongroise, il est l’auteur d’un ouvrage célèbre intitulé Le médecin, son malade et la maladie. Paris. Payot. 2003.
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[8]
Rogers, 1980, p. 42.
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[9]
Rogers, 1974, p. 116.
-
[10]
Farber et coll., 2001, p. 327. Traduction de l’auteur.
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[11]
Rogers, 2010, p. 38. Traduction de l’auteur.
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[12]
Rogers, 1987, p. 95. Traduction de l’auteur.
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[13]
À ACP-France, par exemple, après avoir fonctionné avec le modèle conçu par Rogers durant des années, nous avons modifié en profondeur le plan de formation afin d’y intégrer des aspects théorico-pratiques à côté de l’immersion expérientielle dans un climat non-directif. Ce changement ne fut pas sans heurts, et il a fallu de nombreux débats internes pour dépasser nos résistances tant sont ancrées dans la culture rogerienne les notions de non-directivité, de liberté et de consensus.
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[14]
Ultime sursaut pour tenter de sauver la notion de non-directivité, de nouvelles formules sont apparues comme celle de « semi-directivité » ou de « non-directivité intervenante » (Lobrot, 1974). Mais ces nuances ne sont malheureusement que révélatrices de l’ambiguïté d’une pédagogie qui, de toute évidence, a été incapable de résoudre ses contradictions internes face aux évolutions d’un enseignement se voulant respectueux de l’enfant mais également soucieux d’efficacité. Ce que là où des pédagogies telles que celles de Freinet, Montessori, Steiner-Waldorf et d’autres pédagogies actives ont très bien réussi.
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[15]
Car il faut quand même remarquer que Rogers n’utilise pas une seule fois le terme de non-directivité dans son ouvrage à vocation pédagogique Liberté pour apprendre (1984).
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[16]
Il est vrai que cette dérive lexicale, au moins en France, a largement été favorisée par une certaine récupération idéologique en offrant un concept à tous ceux qui voulaient combattre un puissant postulat de la société : l’individu n’est pas digne de confiance et il a besoin d’être dirigé. De manière implicite, le paradigme de la culture occidentale est basé sur l’idée que l’essence de la personne est dangereuse et que par conséquent, comme le note Rogers, les autorités doivent éduquer l’individu, le guider et le contrôler (Rogers, 1987, p. 100). Les sociétés se sont toujours méfiées de la liberté individuelle et elles s’emploient par des moyens divers à contrôler les individus, de manière explicite dans les régimes totalitaires, mais aussi dans les démocraties par des moyens plus subtils.
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[17]
Les quelques clients qui interpellent le thérapeute à ce sujet nous le rappellent, qu’il s’agisse de critiques ou de compliments sur l’espace thérapeutique. Je me souviens d’une cliente qui a vécu un processus durant plusieurs séances autour de la thématique de l’oppression, de la domination et de son père, et dont le point de départ, non conscient sur le moment, a été l’énorme arbre qui dominait mon cabinet de l’époque.
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[18]
Ce phénomène d’adaptation du client aux attentes « secrètes » du thérapeute est un phénomène bien connu en psychothérapie. C’est ce qui explique par exemple que les patients en analyse junguienne rapportent beaucoup plus de rêves que la moyenne générale des patients en thérapie. Ce qui n’est pas sans créer un biais difficile à surmonter lors des investigations, notamment les études comparatives entre méthodes.
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[19]
Farber et coll., 2001, p. 104. Traduction de l’auteur.
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[20]
Et nous sommes bien d’accord, ce mouvement n’est pas toujours celui que le thérapeute avait attendu ou imaginé. C’est d’ailleurs lorsque ces prévisions ne se réalisent pas que surgissent les difficultés dans la relation. Il est toujours plus facile d’accepter le cours des choses quand celles-ci se déroulent conformément à nos vœux !
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[21]
Salomo Friedlaender (né en 1871 en Pologne et mort à Paris en 1946) est un écrivain et philosophe libertaire. Représentant de l’expressionnisme littéraire allemand, poète et auteur de littérature grotesque et fantastique, il est aussi connu pour ses idées philosophiques sur le dualisme, qu’il a développées en s’appuyant sur Kant. Son œuvre la plus philosophique, L’indifférence créatrice (1918), cherche à dépasser le dualisme classique du sujet et de l’objet dans un soi purifié et absolu.
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[22]
Perls, 1975, p. 17. Traduction de l’auteur.
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[23]
Rogers, 1987, p. 73. Traduction de l’auteur. N.d.l.r. : en français, voir aussi Rogers, 2001, pp. 168-169.
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[24]
Raskin, 1988, pp. 2-3. Traduction de l’auteur.
Il est interdit d’interdire
Introduction
1Il y a quelque temps, encore une fois émerveillé des effets positifs de la non-directivité sur l’évolution du processus de croissance des personnes, que ce soit en groupe ou en psychothérapie individuelle, j’ai pensé écrire un texte pour faire l’éloge de la non-directivité. Peut-être aussi que ma tendance à prendre la défense des mal-aimés voulait venir au secours d’une notion qui, me semble-t-il, n’a jamais trouvé grâce aux yeux de la psychologie traditionnelle, et encore moins aujourd’hui face à la montée en puissance des technologies psychothérapeutiques à dominante finaliste s’inscrivant dans un modèle médical (thérapies comportementales, brèves, technicistes, coaching…), laissant à la marge les thérapies humanistes qui n’ont guère d’autre ambition que de redonner sa liberté à l’être humain et de faciliter son processus de maturité.
2Pourtant, la non-directivité mérite un véritable plaidoyer, mais je me suis aperçu chemin faisant que ce n’était pas si simple car cette notion, utilisée dans de nombreux domaines (psychothérapie individuelle, groupes de formation, enseignement, pédagogie, éducation), a pris des sens bien différents selon les disciplines et qu’il fallait donc avant tout tenter d’en cerner les contours. Prenons quelques exemples. Pour de nombreux rogeriens, la non-directivité est au cœur de l’Approche centrée sur la personne tandis que d’autres considèrent qu’elle n’est qu’un mythe et qu’elle n’existe pas vraiment dans la relation thérapeutique. Certains la considèrent comme un concept ontologique (Ducroux-Biass, 2005), mais d’autres l’utilisent comme une simple technique pédagogique. Parfois, la non-directivité est confondue avec le laisser-faire et elle est brandie comme l’étendard intouchable de la liberté individuelle. Il semble parfois, dans certains discours, que la non-directivité n’est plus qu’une formule surannée héritée de l’idéal libertaire de mai 68 ; mais nous verrons qu’elle peut être l’expression de l’un des plus admirables concepts que nous ont légué les philosophies orientales et la tradition mystique de la spiritualité judéo-chrétienne.
3Alors, essayons d’y voir plus clair au sujet de cette notion, en examinant d’abord les circonstances dans lesquelles elle est absolument essentielle au paradigme de la psychologie humaniste et des psychothérapies expérientielles. J’examinerai ensuite les circonstances dans lesquelles elle a rencontré des limites et est même devenue un frein sur le chemin de la maturité. Enfin, je tenterai une nouvelle approche de la non-directivité en la resituant dans une perspective relationnelle car c’est là qu’elle prend tout son sens.
La non-directivité, une prémisse fondamentale
Carl Rogers et la non-directivité
4Dès le début de sa carrière dans les années trente, alors qu’il travaillait dans un Centre de prévention de la maltraitance des enfants (Child Study Department of the Society for the Prevention of Cruelty to Children) à Rochester, Carl Rogers a été sensible à l’idée de l’influence de l’environnement sur le développement de l’enfant, considérant déjà – bien avant d’introduire la notion de la tendance actualisante – que « la plupart des enfants, si on leur offre un environnement raisonnablement normal en résonnance avec leurs propres besoins émotionnels, intellectuels et sociaux, ont à l’intérieur d’eux-mêmes une orientation vers la santé suffisante pour trouver une réponse à la vie et faire des ajustements confortables » (Kirschenbaum, 1979) [1]. Cet « axiome fondamental » deviendra la pierre de touche de l’édifice rogerien : une confiance de base dans l’orientation vers la santé psychologique de tout être humain pour peu que ce dernier se trouve dans un environnement favorable. Or, si l’on fait confiance dans la capacité de l’individu à s’actualiser, il n’y a nul besoin de le diriger : la non-directivité devient le corollaire naturel de la tendance actualisante.
5Ce n’est pourtant qu’en 1942 que le terme de non-directivité apparaît dans l’œuvre de Rogers avec la publication de son premier livre destiné au grand public : Counseling and Psychotherapy : Newer Concepts in Practice (La relation d’aide et la psychothérapie). Rogers enseignait alors la psychologie à l’Université Columbus de l’État de l’Ohio et il commençait à prendre conscience de la particularité de ses idées par rapport au courant dominant de la psychologie, même s’il n’arrivait pas vraiment à identifier précisément ce qui en faisait l’originalité et la spécificité (Kirschenbaum, 1979) [2]. Lorsqu’il fallut donner un nom à cette nouvelle manière de pratiquer le counselling, c’est le terme de non-directivité qui s’imposa naturellement parce qu’à l’observation, c’est cette caractéristique qui ressortait notamment en comparaison à ce qui se pratiquait à l’époque durant les entretiens psychologiques au travers de questions, d’interprétations, de suggestions, voire de conseils (Kinget et Rogers, 1969, pp. 11-12). Un autre facteur qui participa largement à la diffusion des idées de Rogers sous l’appellation d’orientation non-directive est le chapitre V qu’il consacra dans La relation d’aide et la psychothérapie à l’étude comparative entre les « anciennes pratiques » considérées comme directives et la présentation de sa propre méthode dite « non-directive » (Rogers, 2010, pp. 119-133). Les dés étaient jetés, Rogers devenait l’inventeur de la pratique non-directive. Et comme l’indique Kirschenbaum (1979) [3], c’est à partir de là que l’expression de non-directivité sera associée au nom de Carl Rogers. Son approche se propagera aux États-Unis sous cette appellation dans les années quarante, puis plus tard en langue française dans les années soixante et soixante-dix avec des formules telles que « thérapie non-directive » (Kinget et Rogers, 1969), « orientation non-directive » (Pagès, 1965) ou encore « inspiration non-directive » (de Peretti, 1967) [4].
6Pourtant, l’un des paradoxes de cette notion, c’est que Carl Rogers a très vite cessé de l’utiliser et qu’elle n’apparaîtra plus que dans deux publications mineures, en 1945 et 1946 [5]. Il abandonnera cette expression de manière définitive en 1951 avec la publication de son ouvrage fondamental Client-centered Therapy qui introduisit l’appellation de thérapie centrée sur le client. Rogers et ses collaborateurs avaient en effet réalisé que la non-directivité n’était pas un trait suffisamment spécifique pour caractériser ses idées (il faut d’ailleurs reconnaître que d’autres courants thérapeutiques pourraient tout à fait être décrits comme non-directifs, en commençant par la psychanalyse freudienne, le principe de l’association libre étant relativement comparable à celui de non-directivité : dans les deux cas, le praticien s’abstient d’orienter le discours du client).
Qu’est-ce que la non-directivité ?
7De manière simple, la non-directivité peut être définie par le fait que le psychothérapeute s’abstient d’orienter la séance de thérapie et qu’il laisse au client la liberté de diriger le cours de son exploration de soi. Concrètement, le praticien évite toute intervention qui pourrait dévier le client du fil de sa narration ; par conséquent, il n’interprète pas, ne conseille pas, ne propose pas de solutions et il évite également les questions sans rapport avec ce que souhaite vraiment exprimer le client. En d’autres termes, et pour utiliser une formulation positive, l’écoutant est non-directif lorsqu’il navigue empathiquement dans le cadre de référence de son interlocuteur, qu’il suit avec attention son processus d’exploration et que ses interventions sont par conséquent en syntonie avec les mouvements affectifs et cognitifs du client.
8Pour le psychothérapeute rogerien, cette approche semble évidente, même naturelle. Mais il ne faut pas oublier que la plupart des autres méthodes psychothérapeutiques sont, dans les faits, directives à divers degrés : comportementalisme, TCC, thérapie psychocorporelle, hypnose ericksonienne, psychodrame et ses dérivés, cri primal, Analyse transactionnelle, Gestalt-thérapie dans certaines de ses modalités, PNL, EMDR… Rappelons aussi combien notre société est conditionnée par la directivité, largement associée dans notre culture occidentale au devoir-faire : combien de clients arrivent en consultation et demandent à leur thérapeute ce qu’ils doivent faire pour s’en sortir ! Je me souviens de la terrible frustration d’une cliente nord-américaine, psychologue de profession, qui, durant plusieurs séances, m’a interpellé, parfois avec colère, en me demandant pourquoi je ne lui disais pas ce qu’elle devait faire pour améliorer sa relation avec son mari, puisqu’elle-même, lors de ses séances, donnait toujours des conseils à ses patients et leur offrait son point de vue, car « c’est pour ça que les gens viennent en consultation ».
9De fait, la grande majorité des entretiens psychologiques sont encore très souvent orientés par le praticien vers ses propres buts, notamment en institution. Il y a quelque temps, j’ai assisté dans une clinique publique à une entrevue entre un jeune homme qui venait d’apprendre qu’il était porteur du VIH et le psychologue de l’établissement. De toute évidence, le jeune homme était très en colère, colère qui semblait très liée à la nouvelle toute récente de sa séropositivité. Or, à aucun moment le psychologue n’a pris en compte ses sentiments ni n’a aidé le patient à les élaborer. Il avait tout simplement en tête son questionnaire qu’il voulait mener à terme et il se contentait de poser les questions qu’il jugeait nécessaires, certes avec beaucoup de gentillesse, mais sans se rendre compte qu’il passait complètement à côté de la détresse de ce jeune homme et qu’il aurait certainement eu des réponses moins défensives, par conséquent plus authentiques et plus complètes, s’il avait commencé par écouter la colère de ce jeune garçon et sans doute aussi sa sidération et sa profonde tristesse [6]. « Quand on pose des questions, on n’obtient que des réponses », avait coutume de dire Balint [7].
La non-directivité, fondement de l’Approche centrée sur la personne
10Dans le fond, la non-directivité est une manière de créer un espace-temps afin que puissent émerger les émotions et les sentiments du client, tout ce qui n’est pas encore accessible à la conscience. Elle est aussi la marque d’un profond respect pour l’expression de la personne, pour sa liberté d’être, pour son propre rythme et aussi ses résistances, autrement dit pour la sagesse de l’organisme. Rogers l’explique en ces termes : « notre approche s’appuie avant tout sur l’élan vital qui porte l’individu à se réaliser, à se bien porter et à s’adapter. La thérapie ne consiste pas à le prendre en mains, ni à l’inciter à se prendre en mains, mais à libérer son potentiel d’épanouissement et de développement, et à lever les obstacles qui ralentiraient sa marche en avant. » (Rogers, 2001, p. 409). On le voit, l’Approche centrée sur la personne est une pratique non-directive par essence.
11Cela m’apparaît d’une grande évidence en séance de thérapie individuelle, lorsque de la profondeur du silence, émerge soudain une prise de conscience comme une bulle qui se forme et étend ses rondeurs vers le ciel, un insight qui surprend, et le client et le thérapeute, en déjouant toutes les prévisions de l’un et de l’autre sur le cours supposé de l’exploration intérieure. Cela m’apparaît aussi d’une grande évidence lorsque dans un groupe de rencontre, tout s’embourbe et que la désespérance enveloppe la salle de son lourd manteau, et qu’éclate brusquement une voix qui, comme une baguette magique, disperse les nuages gris en une fraction de seconde et relance le processus de communication interpersonnelle. Cela m’apparaît encore d’une grande évidence lorsque j’observe des étudiants en formation de psychothérapie qui, lors de leurs premiers entretiens d’entraînement, interviennent sur le cours de la narration de leur camarade-client en s’empressant de remplir les silences angoissants, remplis de leur désir touchant de bien faire et d’être utile, sans se rendre compte que ce faisant, ils empêchent l’émergence de ce qui n’est pas encore.
12Sur quel fondement repose la non-directivité ? Celle-ci découle en fait d’une prémisse philosophique fondamentale de l’Approche centrée sur la personne : la tendance actualisante. Le thérapeute rogerien est non-directif parce qu’il fonde sa pratique sur la conviction que son client est mû par une propension naturelle à la réalisation de soi. Selon la vision rogerienne, l’être humain est un organisme digne de confiance qui tend à son actualisation : « la base de la nature humaine – les couches les plus intérieures de sa personnalité, le fond de sa nature animale – est essentiellement positive. L’individu est fondamentalement socialisé, dirigé vers l’avant, rationnel et réaliste. » (Rogers, 1968, p. 74). La non-directivité ne trouve sa pleine signification que si l’on partage cette conviction et que l’on adhère à l’hypothèse de base qui considère que l’individu a en lui de vastes ressources qui lui permettent de modifier son comportement pourvu que lui soit offert un climat de liberté, d’acceptation et de confiance ainsi que des attitudes psychologiques spécifiques (Rogers, 1979, p. 6). Le thérapeute rogerien est alors non-directif parce qu’il sait que s’il parvient à créer ces conditions favorables, le client tendra naturellement à actualiser son potentiel comme n’importe quel organisme vivant (une graine, par exemple, qui deviendra plante si elle bénéficie de terre fertile, d’humidité, de lumière et d’un peu de soin). En d’autres termes, si le psychothérapeute a confiance dans les forces de croissance de son client et dans la sagesse de son organisme (beaucoup plus sage que le seul intellect, remarquait Maslow), il n’a aucune raison de prendre les rênes à sa place.
13À l’opposé, la directivité repose sur le présupposé selon lequel l’être humain est incapable de décider par lui-même de son devenir, incapable d’organiser sa vie et de trouver sa manière unique d’occuper une place dans le monde. D’où le besoin d’orienter le client, de lui faire des suggestions, de lui donner des conseils, voire de le persuader de telle ou telle conduite. Implicitement, cela signifie que le praticien considère qu’il dispose d’un savoir supérieur à celui de son client et qu’il est un expert de la psyché, ou de manière plus subtile, il pense que ses propres valeurs (généralement celles de la société qu’il a internalisées) sont supérieures à celles de son client et il tente (de manière souvent inconsciente) de les introjecter à son tour chez son client et ainsi de le diriger subtilement en fonction de ses propres normes et préjugés. Bien entendu, une telle posture n’est pas sans conséquence : soit le client se rebelle et abandonne la thérapie, soit il se rend et abandonne la lutte pour l’individuation au profit d’une dépendance symbiotique avec son thérapeute.
14Nous sommes bien loin de la position de Lao Tseu que Rogers aimait à citer : « quand j’arrête de me mêler de leurs affaires, les gens prennent soin d’eux-mêmes. Quand j’arrête de de leur donner des ordres, les gens se comportent bien. Quand j’arrête de leur faire des sermons, les gens s’améliorent. Quand j’arrête de m’imposer, les gens deviennent eux-mêmes » (Rogers, 1980) [8]. La non-directivité fomente l’indépendance et l’autonomie de la personne qui, au cours du processus, apprend à se responsabiliser et à assumer sa liberté tout en fortifiant sa capacité de prise de décision. Elle est de ce fait indissociable d’autres notions telles que le respect de la personne, la confiance dans l’individu, la liberté individuelle, la créativité… N’oublions pas que pour la thérapie centrée sur le client, « l’objectif n’est pas de résoudre un problème particulier mais d’aider l’individu à se développer afin qu’il puisse faire face au problème actuel et à des problèmes ultérieurs d’une façon mieux intégrée. S’il peut parvenir à une intégration suffisante pour traiter un problème de façon plus indépendante, plus responsable, moins confuse, plus organisée, il traitera également de la même façon les nouveaux problèmes qui se présenteront à lui. » (Rogers, 1974) [9]. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’approche rogerienne n’est ni centrée sur le problème ni sur le symptôme, ni même sur la solution, mais bien sur la personne. Comme l’indique Barbara T. Brodley, « l’attitude non-directive est implicite dans toutes les manifestations théoriques et pratiques de la thérapie rogerienne et s’exprime dans sa conception des objectifs du thérapeute limités au processus de la thérapie et non à son résultat » (Farber et coll., 2001) [10].
15Émerge alors une question : si la notion de non-directivité est tellement fondamentale à notre démarche, profondément implicite dans la philosophie de l’Approche centrée sur la personne, pourquoi n’appartient-elle pas à son cadre théorique ? C’est ce que nous allons essayer de comprendre en analysant les difficultés d’application de ce concept en dehors du champ de l’accompagnement thérapeutique centré sur la personne.
Limites et écueils de la non-directivité
16Le premier à dénoncer les limites de la non-directivité a été Carl Rogers lui-même. Il est très clair à ce sujet : « ce qui compte dans cette psychothérapie, ce n’est pas l’absence de directives, mais la présence chez le thérapeute de certaines attitudes vis-à-vis du client et d’une certaine conception des relations humaines » (Kinget & Rogers, 1969, p. 14). Et de pointer du doigt l’erreur qui consiste à confondre la non-directivité avec le laisser-faire ou une attitude de passivité. Un tel thérapeute, explique-t-il, souhaite que le client s’oriente lui-même, il est plus enclin à écouter qu’à guider, il évite les réactions émotionnelles pour ne pas influencer son client, il tente de ne pas transmettre ses propres conceptions, bref, il tente surtout de ne pas s’immiscer dans le processus du client. Mais, pour Rogers, il s’agit là « d’une conception erronée de la psychothérapie centrée sur le client » (Rogers, 2010) [11] qui, loin d’être aidante, est susceptible d’être interprétée par le client comme un manque d’intérêt, voire une marque de rejet (ibid.). L’indifférence n’est pas de l’acceptation, conclut-il.
La non-directivité dans les groupes
17Si l’attitude non-directive est essentielle à la thérapie individuelle, il était logique qu’elle soit également appliquée aux groupes de développement personnel. C’est ce qu’a fait Rogers avec les groupes de rencontre en Approche centrée sur la personne (Rogers, 1973). De fait, les innombrables groupes rogeriens (workshops, rencontres interculturelles, groupes de formation…) ont largement démontré les effets favorables de la non-directivité sur l’évolution des relations interpersonnelles entre participants : intimité croissante des échanges, écoute et compréhension mutuelle accrue, développement de l’empathie, dépassement des obstacles à la communication et même résolution des conflits. Dans un tel cadre, il n’y a aucune tâche particulière à réaliser et les membres du groupe peuvent donc se concentrer sur leur propre processus interne et celui du groupe ainsi que sur les obstacles psychologiques à la rencontre. Comme le note Rogers, « le processus semble lent et les participants se plaignent de ce que l’on perd du temps. Cependant, la sagesse supérieure du groupe reconnaît sa valeur car ce qui est obtenu, c’est l’intégration croissante d’une communauté dans laquelle toutes les voix, même imperceptibles, et les sentiments les plus subtils sont respectés » (Rogers, 1987) [12].
18Mais qu’en est-il de ce modèle lorsque le groupe doit accomplir une tâche précise ou remplir un objectif ? Peut-on mettre sur le même plan l’immense diversité des groupes, qu’il s’agisse d’une réunion entre amis, d’une classe d’élèves, du conseil d’administration d’une multinationale, de l’Assemblée Générale d’une association ou d’un groupe de psychothérapie ? La non-directivité est-elle applicable indifféremment à toutes les sortes de groupe ? Tout va dépendre de la nature de la rencontre. Dans certains groupes, l’exploration des sentiments est la bienvenue, voire même favorisée, et du coup la non-directivité prend tout son sens. Mais il n’en va pas de même dans les groupes centrés sur la tâche. Imaginons un instant la réunion hebdomadaire de l’équipe de vente se déroulant dans un climat non-directif ! Certes, les sociologues de l’entreprise savent fort bien que ces groupes centrés sur l’activité – et qui ne laissent par conséquent aucune place à l’expression des affects – génèrent des non-dits, des oppositions secrètes, des frustrations et des résistances qui constituent autant de freins à l’action. Tous les managers ont vécu l’amère expérience de ces projets, lancés avec l’apparente adhésion de tous, mais qui n’aboutissent jamais pour des raisons obscures qui se résument souvent, après analyse, à l’absence de consensus entre les personnes concernées. On peut sans doute le regretter, mais la logique entrepreneuriale actuelle démontre que les institutions, soumises à la réalisation d’objectifs concrets dans un délai déterminé, privilégient des méthodes directives.
19Il semble finalement que la non-directivité ne trouve sa pleine et entière justification que lorsque l’enjeu se situe au niveau du processus, qu’il s’agisse d’une rencontre interpersonnelle, d’une action psychothérapeutique ou d’un apprentissage. C’est d’ailleurs dans ce dernier domaine, celui de la pédagogie, que la non-directivité a fait surtout l’objet de nombreuses tentatives d’application. Mais là encore, elle a rencontré des écueils, souvent liés d’ailleurs à des représentations erronées.
Le cas de la formation des thérapeutes centrés sur la personne
20Si l’on souhaite transmettre une philosophie plutôt qu’une méthode, il semble logique que la formation des futurs psychothérapeutes centrés sur la personne soit imprégnée de non-directivité. Ce fut le cas du premier programme de formation à l’Approche centrée sur la personne apparu en France et en Europe au début des années quatre-vingt, conçu par Chuck Devonshire, Alberto Zucconi et Carl Rogers lui-même, et qui était dispensé par le Person-Centered Approach International Institute. Cet entraînement à l’Approche centrée sur la personne était totalement expérientiel et a fonctionné durant des années sur le modèle d’un groupe de rencontre réunissant régulièrement les participants lors de séminaires résidentiels (de 3 à 9 jours) durant trois années. Nombreux sont les rogeriens français qui ont été formés de cette manière, c’est-à-dire immergés dans ce contexte groupal totalement non-directif, où il n’existe pas de formateur mais des facilitateurs et où toutes les décisions, de la plus infime comme la durée de la pause jusqu’à la plus importante comme les dates des sessions, sont prises par consensus, autrement dit après des discussions longues, voire interminables, qui ont pour but de s’assurer qu’aucun participant ne se sente lésé et que le point de vue de chacun a été pris en compte et intégré à la construction d’une décision commune. Dans ce contexte, aucune orientation particulière n’est proposée par l’encadrement, aucune indication de conduite ou de comportement n’est donnée. Les participants sont libres d’exprimer ce qu’ils souhaitent, quand ils le souhaitent et de la manière dont ils le souhaitent. Je ne m’étendrai pas sur le déroulement d’un groupe de rencontre et ses effets positifs qui ont été largement explicités par Rogers (1973), même si j’ai conscience qu’il est difficile d’imaginer, pour ceux qui n’ont pas vécu une telle expérience, ce qui s’y passe et les apprentissages qui en découlent. Et pourtant, il se passe des choses réellement merveilleuses en termes de relations humaines. Cette expérience de liberté, qui permet un devenir soi au milieu des autres, est unique.
21Cependant, il a bien dû falloir faire le constat qu’un tel modèle de formation conduisait à des carences dans la préparation des thérapeutes, et pas seulement vis-à-vis des nouvelles normes d’apprentissage imposées par les pouvoirs publics ces dernières années, mais aussi parce qu’il est apparu qu’un cursus purement expérientiel n’était plus suffisant au regard des exigences de l’époque. Tenant compte de cette nouvelle donne, la plupart des instituts français ont rompu peu ou prou avec ce modèle initial non-directif, alors même que la plupart des responsables ont été formés à l’Approche centrée sur la personne de cette manière [13].
La non-directivité en pédagogie et en éducation
22La non-directivité apparaît à l’époque des premiers soubresauts de la contre-culture américaine des années cinquante et va trouver en France un formidable écho dans le mouvement de rébellion social et culturel de 1968. Elle devient même l’une des expressions les plus manifestes de l’idéologie libertaire qui veut alors réinventer les relations avec le pouvoir et aussi avec le savoir. L’ancien système basé sur l’autorité de l’enseignant et sur la relation verticale maître-élève est totalement remis en cause (des circulaires du ministère de l’Éducation Nationale dans les années soixante font même explicitement référence à la pédagogie non-directive) tandis que se répandent de nouvelles conceptions pédagogiques autour d’une idée centrale : l’enseignement doit d’abord être un acte éducatif. La démarche, explique Marcel Postic, ne peut plus se réduire à la transmission du savoir mais celle-ci doit « engager des êtres dans une rencontre où chacun découvre l’autre et où commence une aventure humaine » (Postic, 1982, p. 9).
23En quoi consiste le projet pédagogique basé sur la non-directivité ? Gilbert Longhi (2009) le résume en quelques principes :
- S’abstenir de toute pression sur le sujet (ou le groupe).
- Faire confiance aux capacités d’autonomie et de responsabilité.
- Instaurer un climat d’empathie et de respect permettant d’une part à tout élève d’extérioriser l’authenticité de ce qu’il ressent, d’autre part à l’enseignant d’exprimer aussi ses propres avis.
- Développer la place du vécu, de l’expérimentation personnelle et de la découverte par soi-même plutôt que l’accumulation de savoir provenant du maître.
- Utiliser le groupe (classe) comme énergie de changement des personnes (élèves) qui en font partie.
- Éviter tout système (doctrine) pédagogique à prétention universelle.
24Un dessein louable sans aucun doute, mais qui a rapidement rencontré ses limites, sans doute victime de son idéologisation (« tout acte d’éducation est politique ! »). En devenant malgré elle un outil de revendication sociopolitique contre le carcan des structures autoritaires de l’ordre établi, la non-directivité a entamé un subtil glissement sémantique vers une éducation basée sur la liberté qui a été, dans l’enthousiasme de la découverte, rapidement confondue avec la permissivité. Ce fut l’époque de « l’enchantement non-directif ou de la symphonie horticole », pour reprendre l’expression de Hameline et Dadelin (1977, p. 18). Or, celui qui a grandi dans un tel climat sait combien il est facile de se perdre dans les méandres de la liberté absolue. Sans la présence d’un cadre, l’individu est incapable d’expérimenter le pouvoir de la transgression, la jouissance des ruptures de la norme, l’exploration passionnée et excitante de la contre-dépendance, étape-clé de l’adolescence. Sans lutte pour la différenciation, il ne peut y avoir de processus d’individuation. C’est à ce propos qu’Hannah Arendt parle de « crise de l’éducation » qu’elle associe à une crise de l’autorité et de notre rapport à la tradition (Arendt, 1972). L’enfant est certes un être humain en devenir, amené à construire du nouveau, explique-t-elle, mais il est d’abord partie d’un monde préexistant : il doit s’y frotter et l’appréhender avant de pouvoir laisser advenir la nouveauté. « C’est pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice », écrit Arendt (ibid., p. 247).
25Aurait-on fait l’erreur, avec la non-directivité appliquée à l’éducation, d’oublier « l’avant » pour se concentrer sur le seul « ici et maintenant » ? L’enfant peut-il vraiment s’inventer à partir de rien et s’inscrire par lui-même dans un processus d’apprentissage supposé naturel ? C’est le rôle de l’éducateur, reprend Arendt, que d’être « le garant de la continuité du monde » (ibid., p. 243). Le mouvement du pendule de la réactivité aurait-il été trop loin ? Les carences de la pédagogie non-directive n’ont pas tardé à se manifester et on est alors passé avec amertume à l’étape suivante, celle du « déniaisement » (Hameline, 1977, p. 18). Et Longhi (2009) de pointer du doigt les problèmes soulevés par la non-directivité en pédagogie [14] :
- L’effacement du professeur condamne les élèves à se réfugier dans des stéréotypes comportementaux.
- Les connaissances ne sont plus transmises en quantité et en qualité suffisantes, au motif que les élèves doivent être disposés à les découvrir d’eux-mêmes.
- La gestion de la vie de groupe épuise le temps de classe dans les aléas relationnels (les sentiments, les affects) et dans les détails de la vie matérielle.
- La pédagogie non-directive sombre dans le pédagogisme quand elle se contente d’apprendre à apprendre sans déboucher de façon concrète sur des apprentissages utilisables pour la poursuite d’études et au-delà pour l’insertion socioprofessionnelle.
26Mais que s’est-il donc passé, pour que le projet éducatif formulé par Rogers dans Liberté pour apprendre (1984) et qui souhaitait simplement rétablir la place de l’élève au cœur du processus d’apprentissage, se soit transformé en une pédagogie de la permissivité sans contenant ni contenu ? [15]
Dérives sémantiques
27Il semble que la non-directivité, en sortant du cabinet du psychothérapeute, ait subi le destin de ces termes qui, à force d’être vulgarisés et utilisés dans tous les domaines, ont perdu leur signification première, chacun y mettant le sens qui lui convient. Cela fut d’autant plus facile que la notion de non-directivité est ambiguë et présente une vraie difficulté d’ordre sémantique puisque sa formulation négative se réfère à ce qu’il n’y a pas, autrement dit à presque tout ! Cette absence de définition précise a permis un glissement facile de sens vers le laisser-faire. [16]
28Cette apparente tolérance ou fausse bienveillance, peut avoir de multiples causes : elle peut certes être le résultat d’une posture philosophique, mais elle peut tout aussi bien être liée à un moi peu solide ou à une difficulté à affirmer son propre pouvoir ; elle peut masquer la peur de la rencontre avec autrui ou la peur de s’exposer ; elle peut trouver son origine dans un manque de congruence ou tout simplement un manque de savoir-faire ou d’expérience. Quoiqu’il en soit, le praticien n’assumant plus le rôle qui lui est imparti par le contexte, il s’extrait de la relation, met son propre pouvoir entre parenthèses et par là même, prive l’autre d’une présence réelle. Il peut même aller jusqu’à se décharger de ses responsabilités en remettant entre les mains du client ou les membres du groupe certaines décisions qui lui incombent pourtant de par sa fonction, ses connaissances ou son expérience. Ce faisant, il laisse porter à l’autre quelque chose qui ne lui appartient pas et qui l’encombre inutilement, ou pire, il lui met entre les mains une équation qu’il ne peut résoudre faute d’éléments, comme si un professeur de chinois demandait à des élèves débutants par où ils voulaient commencer leur étude. Cela nous conduit d’ailleurs à nous demander si, dans une relation d’enseignement, l’égalité dans l’interaction est vraiment nécessaire. Ne serait-il pas plus juste que soit reconnue et assumée l’asymétrie inévitable de la relation éducative (différence d’âge, d’expérience et de compétences) ? Ce qui importe, ce n’est pas l’abolition des différences, mais bien plutôt la reconnaissance respectueuse de la personne et de sa place.
29Lorsque la non-directivité est assimilée au laxisme, elle donne l’impression qu’il n’existe plus de contraintes. Le risque est grand alors de créer, chez le client ou les participants d’un groupe, une illusion de liberté. C’est un miroir aux alouettes, car même si les règles du jeu ne sont pas connues, elles sont et bel et bien présentes de manière sous-jacente et implicite, créant une situation propice aux malentendus, voire aux manipulations en tout genre. Faute d’un cadre clairement formulé, c’est bien souvent le groupe qui va se charger de la tâche de définir le cadre, mais avec le risque d’adopter un rôle normalisant. On assiste là à un terrible paradoxe : au nom d’une certaine idée du partage du pouvoir, l’intervenant (animateur, éducateur, thérapeute, enseignant) cède son autorité au profit du groupe, mais on assiste alors à une nouvelle tyrannie, celle de la majorité. Car plus le cadre est flou, plus le groupe tendra à compenser cette carence en créant des nouveaux codes de fonctionnement invisibles qui seront subtilement imposés par les plus forts ou les plus charismatiques. Or, toutes les études montrent bien le poids de la pression sociale qui conduit les individus à abandonner leur propre centre d’évaluation interne au profit de la norme ambiante, même erronée (Asch, 1955). Il suffit d’ailleurs d’observer ce qui se passe au sein d’un groupe d’enfants, d’adolescents ou même d’adultes : les comportements hors normes peuvent vite devenir objets d’exclusion, de méchanceté et de cruauté. Et l’exclusion du groupe est bien souvent le châtiment infligé à celui qui ose rompre les règles tacites imposées par quelques-uns. Et chacun a bien entendu en mémoire les grands mouvements collectifs qui se transforment en suivisme de masse pour provoquer des actes barbares.
30Il est bien sûr légitime de s’élever contre l’autoritarisme, mais celui-ci n’est pas à confondre avec l’autorité qui n’est pas abusive en soi : seule la manière dont on l’utilise peut devenir dangereuse, lorsqu’elle devient par exemple un instrument de coercition sur autrui. Or, c’est justement l’existence d’un cadre constitué de règles précises et connues par tous qui servira de garde-fou afin de protéger les plus vulnérables et d’éviter les abus de pouvoir.
31Il faut enfin mentionner une dernière conséquence néfaste, voire iatrogénique dans le domaine de la psychothérapie, lorsque la non-directivité est confondue avec l’absence de règles. Au-delà des effets particulièrement anxiogènes que provoque l’absence de structure (possibilités de décompensations psychotiques, troubles d’angoisse, manifestations dépressives), on peut se poser la question de la valeur psychothérapeutique d’un tel contexte dépourvu de toute référence au principe de réalité et d’une situation qui, loin de faciliter le processus de croissance, risque au contraire de favoriser l’illusion de toute-puissance en niant les limites inhérentes à l’existence humaine : limites biologiques, physiques, matérielles, éthiques. L’acte thérapeutique ne doit-il pas être au contraire l’occasion d’un apprentissage des limitations humaines ? La psychothérapie n’a pas en tous cas pour objectif de fomenter la liberté débridée ; elle doit au contraire être le lieu d’un apprentissage de vie en permettant à l’individu de découvrir comment, à sa manière, il souhaite se confronter à ses limites, « faire avec », dans un développement constant de sa créativité à des fins d’ajustement, non pas à travers des adaptations conditionnées par la société d’ailleurs, mais bien des ajustements personnels, signes d’une véritable liberté intérieure.
32En délaissant la notion de non-directivité, Carl Rogers en avait-il pressenti toutes ces difficultés conceptuelles ? Rien dans son œuvre ne permet d’apporter de réponse. Il nous revient donc la tâche de concilier (de réconcilier ?) cette notion fondamentale avec le cadre théorique de l’Approche centrée sur la personne. Pour cela, je vais tenter de repenser le concept de non-directivité à la lumière du paradigme relationnel.
Vers une compréhension renouvelée de la non-directivité
Le mythe de la non-directivité
33La question de savoir s’il peut exister ou non une véritable non-directivité a longtemps agité les cercles rogeriens. En fait, si on la considère comme une absence de directives, son existence ne fait pas de doute : comme on l’a vu, la non-directivité crée un contexte exempt d’instructions particulières, ce qui facilite une expression authentique et une communication interpersonnelle fluide. Les exemples les plus significatifs sont la relation psychothérapeutique centrée sur le client et le groupe de rencontre rogerien. En revanche, si l’on considère la non-directivité comme une absence d’interventions, ou même de direction, la simple observation démontre qu’elle relève d’une vue de l’esprit. Le processus d’une relation psychothérapeutique ou celui d’un groupe de thérapie a bel et bien une direction, peut-être difficilement cernable sur le moment, mais qui apparaît évidente avec le recul. De nombreux facteurs interviennent dans la détermination de cette direction, le plus souvent subtils ou même invisibles, mais bel et bien agissants, qui s’entrecroisent et se mêlent au sein d’une telle complexité que seule une conscience organismique et immédiate (en opposition à une conscience réflexive) peut arriver à la capter, ce que d’aucuns appelleraient la compréhension intuitive.
34Parmi ces paramètres, citons déjà les plus évidents. Le psychothérapeute rogerien, comme ceux d’autres écoles, pose d’emblée un cadre en indiquant une durée de séance, des tranches horaires, propose le rythme des rencontres, informe de ses honoraires, et c’est encore lui qui signale la fin de la session. N’allons pas croire non plus que le lieu du cabinet, sa configuration et sa décoration, sont des éléments neutres ou insignifiants, loin de là [17]. Il est en réalité impossible d’être non-directif puisque même le simple fait d’instaurer, dans un groupe par exemple, un cadre non-directif, constitue la mise en place d’une orientation spécifique qui a été décidée de manière unilatérale. Après tout, de nombreuses personnes sont mal à l’aise dans un tel contexte, et cela, à juste titre car ce climat de liberté génère bien souvent de l’anxiété (l’angoisse du silence), déclenche des comportements défensifs, réveille des peurs.
35En outre, le praticien centré sur la personne, par sa posture épistémologique, est fortement engagé dans la relation, et nécessairement il intervient avec des gestes ou des expressions du visage, il rit, s’émeut, ses yeux s’humidifient ou brillent. Il est évident que lors d’une séance de thérapie, le thérapeute s’exprime, et sans doute beaucoup plus qu’il ne croit ; cela a bien évidemment une incidence sur le cours de la narration du client. Et puis, il y a aussi les réponses offertes au client. Celles-ci, même empreintes d’une profonde empathie, qu’elles soient rares ou nombreuses comme c’était le cas de Carl Rogers qui intervenait très souvent (Farber et coll., 2001) influencent le cours du discours du client, ne serait-ce que par la rhétorique spécifique du thérapeute, ses tics verbaux, le son de sa voix, les intonations. En tout état de cause, il est impossible de caractériser la psychothérapie centrée sur la personne par une absence d’interventions ; par une absence d’interventionnisme, oui.
36Le psychothérapeute rogerien est loin d’être inactif. Or, au cours de la séance, ses interventions induisent des inflexions dans le cours de la narration, d’abord au niveau du timing (le moment de l’intervention a son importance) et ensuite par le choix de ce que le thérapeute relève ou pas : lorsqu’il sélectionne un élément particulier du discours du client, le praticien en écarte obligatoirement d’autres. Par exemple, il peut privilégier le sentiment de tristesse plutôt que de s’étendre sur les circonstances qui entourent le chagrin. Il préfère généralement se centrer sur l’expérience de son client plutôt que sur le vécu des autres personnages qui sont mentionnés. Toute sélection implique une direction. En outre, le client, consciemment ou non, comprend assez vite le type de contenu que le thérapeute « gratifie », et cela oriente nécessairement le contenu de sa narration [18]. C’est à cela que se réfère María Villas-Boas Bowen lorsqu’elle parle du mythe de la non-directivité :
Quand il existe une relation entre le thérapeute et le client, comme cela doit se dérouler dans le cadre de la psychothérapie, il est en fait impossible au thérapeute d’éviter que sa propre personnalité joue un rôle important. Le thérapeute fait constamment des choix, conscients ou non conscients, au sujet aussi bien des aspects que le client mentionne qu’en ce qui concerne ce qu’il lui répond. […] Il ne s’agit pas de dire qu’une direction est meilleure qu’une autre. Il s’agit simplement de signaler que, bien qu’ils aient un même degré d’empathie, différents thérapeutes répondent de manière distincte au contenu que le client exprime
38À un étudiant qui demandait à Carl Rogers comment il choisissait ses interventions, celui-ci a répondu qu’il essayait de répondre à ce qui était le plus important pour le client. Mais comment savoir ce qui est le plus important pour le client ? La pertinence d’un contenu est une notion bien subjective et celle-ci n’est que le résultat d’une perception toute personnelle de l’écoutant. Deux praticiens, aussi empathiques l’un que l’autre, ne donneront jamais une réponse similaire. On le voit bien aussi, lorsque dans un groupe de rencontre un participant s’exprime à un niveau intime, et que se déploie l’immense variété des interventions des camarades et des facilitateurs, chacun se centrant sur un aspect particulier du récit. L’un demandera par exemple les raisons de cette tristesse, un autre une précision de contexte, un troisième essaiera de donner une explication, un autre enfin prononcera quelques mots de consolation. On ne peut mettre en doute les bonnes intentions d’aide, d’écoute et d’accompagnement des participants, et pourtant, chacune de ces interventions va dévier le cours de l’exploration et donner une direction particulière au processus.
39La thérapie a donc bien une direction : celle du processus, fruit de la rencontre entre deux subjectivités. Mais comment alors continuer à prôner la non-directivité si nous savons maintenant qu’elle n’existe pas ? La perspective relationnelle va nous aider à sortir de cette contradiction.
La non-directivité à la lumière du paradigme relationnel
40Jusqu’à présent, nous nous situions dans le paradigme individualiste de la psychologie traditionnelle selon lequel le client, grâce à un soi-disant climat non-directif, déciderait seul du cours de la séance et du processus de la thérapie. Mais on l’a vu, il nous faut désormais considérer l’impact du contexte ainsi que l’influence du thérapeute sur l’évolution du processus de la thérapie, son mode unique d’interaction avec le client et sa manière de participer à la construction dialogale.
41Le thérapeute exerce une forte influence sur la relation et partant, sur le cours du processus, non seulement à partir de ce qu’il fait (ou ne fait pas), mais également à travers de ce qu’il est. Sa manière d’être se conjugue avec la personnalité du client pour former une configuration unique qui est à l’origine du processus. Celui-ci n’est pas seulement le fruit des efforts du client, il n’est pas non plus induit par le seul thérapeute ; alors, est-ce la rencontre entre ces deux personnes ? C’est encore plus que cela. Le processus est en fait le résultat d’un champ créé par la situation thérapeutique, elle-même constituée par les deux présences du thérapeute et du client, chacun avec son histoire, ses valeurs, ses désirs, ses intentions avouées ou cachées, ses humeurs, mais aussi par l’atmosphère du cabinet, le lieu géographique de la thérapie, la culture ambiante, l’époque, par tout ce qui advient dans la rencontre extraordinairement complexe de tous ces innombrables paramètres présents à des degrés divers, intangibles ou concrets, évidents ou invisibles, implicites ou explicites. La résultante est une force indépendante, c’est un élément tiers qui n’est sous le contrôle ni du client, ni du thérapeute, mais qui a sa propre vie et son propre cheminement, au-delà de la volonté des participants. C’est de cette conjugaison que surgit le sens du processus, le mot sens étant pris dans ses deux acceptions : sens comme « signification » et sens en tant que « direction ».
42L’art du thérapeute consisterait alors à « dé-couvrir » cette orientation cachée et implicite du processus puis à en accompagner le mouvement. Comment ? À travers justement une attitude d’écoute et d’ouverture à ce qui advient, autrement dit grâce à une posture non-directive qui n’est pas sans rappeler la notion de « vide fertile » de F. Perls ou encore celle du wou wei de la philosophie taoïste.
De la non-directivité au non-agir
43Le wou wei est un non-agir. Selon la philosophie du Tao, les évènements se réalisent spontanément dans la nature, par eux-mêmes, sans aucune intervention particulière. « Il ne sert à rien de vouloir forcer le fleuve puisque celui-ci coule tout seul. » L’attitude du wou wei est une invitation à ne pas intervenir sur le cours des choses afin que celles-ci se développent selon leur propre nature. Mais attention, il ne s’agit pas d’une attitude passive. C’est certes un état de réceptivité totale, proche de l’état méditatif ou de la pleine conscience (mindfulness), mais c’est en même temps une disposition active pour accompagner ce qui surgit. C’est être à la fois actif et passif : passif dans une posture d’attention consciente à ce qui se déroule et actif pour suivre le mouvement [20]. Ce mode relationnel que l’on peut aussi définir en termes négatifs – non actif et non passif – est la source de la spontanéité dans laquelle le « je » est agi plutôt qu’il n’agit. On observe cette attitude chez l’artiste lorsqu’il est totalement impliqué dans son expérience créatrice ou encore chez l’enfant lorsqu’il est plongé dans son jeu, pleinement conscient de son expérience, concentré et attentif, et d’une certaine manière mû par la spontanéité du mouvement. En fait, nous ne sommes pas loin de la notion rogerienne de la personne fonctionnant pleinement (Rogers, 1968, p. 138 et suiv.).
44L’attitude orientale du wou wei n’est pas sans rappeler cette posture « d’indifférence créatrice » théorisée par le philosophe allemand Salomo Friedlaender [21], « une indifférence vivante vis-à-vis de la polarité du monde » qu’il désigne aussi comme le « point zéro » cherchant à dépasser la dualité : « tout événement, est en relation avec un point zéro à partir duquel se réalise une différenciation sous forme d’oppositions. Ces oppositions manifestent une grande affinité entre elles. Si nous restons attentifs au centre, nous pouvons acquérir une capacité créatrice qui nous permet de voir les deux parties d’un événement et compléter une moitié incomplète. En évitant une vision unilatérale, nous accédons à une compréhension beaucoup plus profonde de la structure et du fonctionnement de l’organisme » (cité par Perls). [22]
45L’indifférence créatrice de Friedlaender n’est pas du tout un manque d’intérêt. Bien au contraire ! Elle se situe au-delà des différences, celles qui créent des oppositions stériles, car le fait de se situer dans ce lieu d’impartialité qu’est le point zéro – un point d’équilibre entre deux polarités – sans se laisser attirer par l’un ou l’autre des deux pôles, est en fait une manière de sortir du dualisme occidental et de s’en remettre à une tierce force permettant le contact avec une volonté supérieure ou transpersonnelle. On retrouve là le principe d’équanimité du bouddhisme, et c’est aussi l’interprétation mystique que l’on peut donner à cette requête adressée à Dieu dans la prière chrétienne : « Que votre volonté soit faite ». C’est aussi ce qui se passe dans les processus chamaniques de guérison à base de plantes psychotropes (voir Eliade, 1998) ou dans les processus de thérapie transpersonnelle (voir Grof, 2002), lorsqu’en état de conscience modifié, le mental abdique la volonté tandis que l’organisme prend le relais et oriente le processus vers ses propres besoins, notamment le besoin de guérison. Natura sanat non medicus, disaient déjà les Anciens (« c’est la nature qui guérit, non le médecin »), mais encore faut-il se mettre à l’écoute du flux de la nature.
46L’écoute du processus est difficile si l’on est pressé, si l’on est soumis au bruit du mental ou que l’on succombe au chant des sirènes des hypothèses et des interprétations, si l’on cède à la tentation des solutions rapides et à l’illusion des conseils bienveillants… L’empathie, qui est un recevoir autrui, a surtout besoin de silence intérieur, cette même qualité de silence que l’on retrouve dans cette attitude atypique évoquée par Ron Kurtz lorsqu’il parle d’un « sans bouger ni faire ». L’écoute ne peut pas être un effort tendu du mental, on ne peut écouter pleinement que dans un état de relaxation et d’ouverture. Cet état est très proche de ce que rapporte Rogers dans son dernier ouvrage, A way of being (« Une manière d’être ») :
Lorsque j’arrive à être vraiment proche de mon moi intérieur, intuitif, lorsque d’une certaine façon je suis en contact avec l’inconnu en moi, lorsque peut-être je me trouve dans un état de conscience légèrement modifié, il me semble que quoique je fasse, cela est profondément thérapeutique. Ma simple présence est libératrice et bienfaisante pour l’autre. Je ne puis rien faire pour provoquer cet état, mais quand je suis détendu tout en étant en même temps proche de mon noyau transcendantal, ma manière d’être dans la relation peut être étrange et spontanée, sans justification rationnelle et sans lien avec mes pensées. Cependant, très étrangement, ce curieux comportement se révèle approprié. À ces moments, j’ai l’impression que mon esprit atteint l’esprit de mon interlocuteur. Notre relation se transcende elle-même et devient quelque chose de plus grand. Je constate alors la présence d’un progrès en profondeur d’une croissance, d’une guérison, d’une énergie.
48Lorsque le thérapeute se trouve dans cet état, en tout point comparable à l’attitude du wou wei, il n’a plus à craindre d’être directif ni de prendre le pouvoir sur son client. Son écoute empathique et sa congruence sont telles qu’il est libre d’être lui-même et il peut alors assumer sans risque sa propre présence au sein de la relation et faire confiance au processus. Comme écrivait Raskin, un thérapeute centré sur le client est « une personne qui agit librement, quelqu’un qui ne se contente pas de répondre empathiquement, mais qui offre également des réactions, fait des suggestions, pose des questions et aide le client à expérimenter ses sentiments, etc. d’une manière spontanée et non systématique, comme architecte du processus » (Raskin, 1988) [24].
Conclusion
49On le voit, le destin de la non-directivité est une histoire improbable, celle d’une notion apparue un peu par hasard pour caractériser la nouvelle approche psychothérapeutique de Carl Rogers, délaissée très vite par son auteur, mais récupérée par l’idéologie libertaire de la contre-culture des années cinquante, puis élevée au rang d’étendard de l’autonomie et de la liberté individuelle, devenant par là même un concept central de la pédagogie et de la psychologie des groupes en vogue dans la deuxième moitié du XXe siècle en apposant son nom à une nouvelle conception des relations avec l’autorité, les institutions, le pouvoir et le savoir.
50Du coup, cette notion a fait l’objet d’erreurs conceptuelles et a rencontré de nombreux écueils. La plupart des pédagogues qui se sont emparés de la non-directivité dans les années soixante et soixante-dix souhaitent réduire aujourd’hui son champ d’application, notamment en fonction des objectifs d’enseignement. On ne peut certes nier que la non-directivité a eu sa part d’influence dans les orientations éducatives des dernières décennies ; je pense par exemple au mouvement irréversible de l’impact qu’elle a eu dans la destruction des rapports autoritaires maître-élève qui étaient fondés sur un schéma séculaire de la verticalité qui n’avait jamais été remis en cause auparavant. Mentionnons aussi le passage d’une pédagogie transmissive de type directif à une pédagogie active centrée sur la construction des savoirs et des compétences (à travers des interactions horizontales). En ce sens, la non-directivité a eu un réel impact politique qui continue d’influencer les divers mouvements d’opposition à la culture dominante.
51Cependant, dans sa forme stricte, la non-directivité n’est plus considérée comme une alternative plausible, même si elle peut rester une source d’inspiration pour un enseignement centré sur l’élève. Le pendule est revenu en son centre, et a fait jour le besoin d’une pédagogie plus pragmatique, souple, adaptée aux besoins des individus et au nouveau contexte socio-culturel du début du XXIe siècle. La question est finalement la suivante : dans quelle circonstance est-il utile de se centrer sur la personne et dans quelle autre est-il nécessaire de se centrer sur la réalisation d’un objectif ? Car on l’a vu, lorsqu’il s’agit d’accomplir un travail précis dans un délai imparti, la non-directivité n’est pas la méthode la plus adaptée, tout simplement parce que le but n’est ni l’élaboration du processus interrelationnel ni le développement des personnes.
52Mais pouvons-nous pour autant abandonner le concept de non-directivité et jeter le bébé avec l’eau du bain ? Certes non ! Car entendue comme une absence de directives, la notion de non-directivité conserve une valeur philosophique essentielle pour la psychologie humaniste et en particulier pour l’Approche centrée sur la personne dont elle constitue une prémisse majeure. Néanmoins, il nous faut cesser de vouloir appliquer la non-directivité à tous les contextes sans discernement.
53Comme j’ai essayé de le montrer, elle prend une nouvelle signification si l’on réoriente le projecteur afin de passer d’un paradigme individualiste à une perspective relationnelle. Car si l’on considère que le thérapeute est partie prenante du processus et qu’il est, tout comme son client, agi par la situation, alors la non-directivité consiste simplement en un accompagnement du processus, fruit de la rencontre. Le thérapeute adopte alors une attitude non-directive, non plus comme un laisser-faire, mais comme un lâcher-prise et une acceptation de l’incertitude ; il ouvre un espace d’équanimité où il peut être à la fois empathique et congruent, présent à l’autre et présent à lui-même, à l’écoute du champ relationnel qui est en train d’être co-créé entre lui et son client. Cette écoute de l’unicité de la rencontre et de sa subjectivité permet au thérapeute de s’en remettre à la direction du processus. Avec ses mots, Rogers l’exprime ainsi : « lorsque je suis le plus proche de mon moi intime et intuitif, lorsque je touche à l’inconnu en moi, lorsque peut-être je vis la relation dans un état de conscience légèrement altéré, alors tous mes actes ont un effet salutaire, alors ma simple présence est libératrice et utile. Cet état n’est jamais le fait de ma volonté […] » (Rogers, 2001, p. 168).
Bibliographie
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- Raskin, N. J. (1988). Responses to Person-centered vs. Client-centered ?. Renaissance, 5 (3 & 4).
- Rogers, C. R. (1942). Counseling and psychotherapy : Newer concepts in practice. Boston. Houghton Mifflin.
- Rogers, C. R. (1951). Client-Centered Therapy, its current practice, implications and theory. Boston. Houghton Mifflin. (Non traduit en français).
- Rogers, C. R. (1968). Le développement de la personne. Paris. Dunod.
- Rogers, C. R. (1969). Freedom to learn. Colombus, Ohio. C.E. Merril.
- Édition française (1984). Liberté pour apprendre. Paris. EPI.
- Édition espagnole (1974). Libertad y creatividad en la educación. Barcelone. Paídos.
- Rogers, C. R. (1970 / 2010). La relation d’aide et la psychothérapie. Issy-les Moulineaux. ESF.
- Rogers, C. R. (1971). Autobiographie. Paris. EPI. (Réédité en 2003 par L’Harmattan.)
- Rogers, C. R. (1973). Les groupes de rencontre. Dunod. Paris.
- Rogers, C. R. (1974). In Retrospect : 46 years. American Psychology, 29, n° 2, pp. 115-123.
- Rogers, C. R. (1979). Un manifeste personnaliste. Paris. Dunod.
- Rogers, C. R. (1980). A way of being. Boston. Houghton Mifflin. (Édition espagnole (1987). El camino del ser. Barcelona. Kairós.)
- Rogers, C. R. (2001). L’Approche centrée sur la personne. Anthologie de textes présentés par H. Kirschenbaum et V. L. Henderson. Lausanne. Randin.
- Rogers, C. R. (2010). Psicoterapia centrada en el cliente. 7e édition. Barcelone. Paidos.
Notes
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[1]
Kirschenbaum, 1979, p. 75. Traduction de l’auteur.
-
[2]
Kirschenbaum, 1979, p. 118.
-
[3]
Kirschenbaum, 1979, p. 117.
-
[4]
Outre les nombreuses raisons sociologiques et idéologiques qui expliquent la longévité du terme de non-directivité en France et que je vais analyser plus loin, il y a aussi des raisons pratiques. L’une d’entre elles, moins anecdotique qu’il n’y paraît, semble avoir été la difficulté de traduction en langue française de l’expression client-centered. Cela prête à sourire aujourd’hui puisque pour notre génération, l’expression « centré sur le client » n’a rien d’extravagante. Même le mot « approach » (approche) avait l’air de créer des soucis aux essayistes et traducteurs (voir Kinget, 1962, vol. 1, pp. 12 et 15). J’ajouterai encore une raison évidente : le livre Client-centered Therapy (1951) qui marque le baptême « officiel » de la méthode rogerienne n’a jamais été traduit en français. Par conséquent, aucun éditeur n’a dû faire l’effort d’offrir au public un nom pour cette nouvelle école de thérapie. Notons au passage qu’il s’est déroulé un phénomène similaire en langue espagnole où il y a eu dans les premières traductions des cafouillages avec l’apparition dans certains ouvrages du terme « Enfoque personalisado » (littéralement « approche personnalisée ») pour dénommer la thérapie rogerienne. Il faudra attendre plusieurs années pour que s’impose chez les traducteurs l’expression Enfoque centrado en la persona (Approche centrée sur la personne).
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[5]
Il s’agit d’un article publié en 1945 dans la revue American Journal of Sociology, The Non-Directive Method as a technique for Social Research, vol. 50, n° 4, pp. 279-283. Celui de 1946 a été publié dans l’American Journal of Orthopsychiatry, Recent Research in Non-Directive Therapy and its implications, n° 16, pp. 581-588. Une recherche vraiment exhaustive reste cependant à effectuer sur l’emploi de cette notion par Rogers. On peut déjà noter que la non-directivité ne fait pas partie des six conditions de base décrites par Rogers pour le processus de changement (Rogers, 1951).
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[6]
Certains pourraient penser que j’exagère. Pourtant, je suis (encore !) régulièrement surpris d’entendre des anecdotes qui viennent confirmer le fait que de nombreux praticiens donnent des conseils ou font des suggestions à leurs patients. Les anecdotes fourmillent dans ce domaine, même si celles-ci sont rarement rapportées car les patients n’y trouvent rien à redire ; généralement, ils ne se rendent pas compte qu’ils sont dirigés, ils sont plutôt ravis de recevoir des orientations. Qui se plaindrait en effet d’avoir une figure d’autorité indiquant le chemin à suivre ? Il faut vraiment que cela devienne grotesque pour que le client se rende compte de l’absurdité de certains conseils, comme cette cliente qui me racontait que son ancienne psychologue lui conseillait de prendre « un bon bain bien chaud » quand elle avait des crises d’anxiété.
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[7]
Michael Balint est né le 3 décembre 1896 à Budapest et mort à Londres le 31 décembre 1970. Psychiatre et psychanalyste d’origine hongroise, il est l’auteur d’un ouvrage célèbre intitulé Le médecin, son malade et la maladie. Paris. Payot. 2003.
-
[8]
Rogers, 1980, p. 42.
-
[9]
Rogers, 1974, p. 116.
-
[10]
Farber et coll., 2001, p. 327. Traduction de l’auteur.
-
[11]
Rogers, 2010, p. 38. Traduction de l’auteur.
-
[12]
Rogers, 1987, p. 95. Traduction de l’auteur.
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[13]
À ACP-France, par exemple, après avoir fonctionné avec le modèle conçu par Rogers durant des années, nous avons modifié en profondeur le plan de formation afin d’y intégrer des aspects théorico-pratiques à côté de l’immersion expérientielle dans un climat non-directif. Ce changement ne fut pas sans heurts, et il a fallu de nombreux débats internes pour dépasser nos résistances tant sont ancrées dans la culture rogerienne les notions de non-directivité, de liberté et de consensus.
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[14]
Ultime sursaut pour tenter de sauver la notion de non-directivité, de nouvelles formules sont apparues comme celle de « semi-directivité » ou de « non-directivité intervenante » (Lobrot, 1974). Mais ces nuances ne sont malheureusement que révélatrices de l’ambiguïté d’une pédagogie qui, de toute évidence, a été incapable de résoudre ses contradictions internes face aux évolutions d’un enseignement se voulant respectueux de l’enfant mais également soucieux d’efficacité. Ce que là où des pédagogies telles que celles de Freinet, Montessori, Steiner-Waldorf et d’autres pédagogies actives ont très bien réussi.
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[15]
Car il faut quand même remarquer que Rogers n’utilise pas une seule fois le terme de non-directivité dans son ouvrage à vocation pédagogique Liberté pour apprendre (1984).
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[16]
Il est vrai que cette dérive lexicale, au moins en France, a largement été favorisée par une certaine récupération idéologique en offrant un concept à tous ceux qui voulaient combattre un puissant postulat de la société : l’individu n’est pas digne de confiance et il a besoin d’être dirigé. De manière implicite, le paradigme de la culture occidentale est basé sur l’idée que l’essence de la personne est dangereuse et que par conséquent, comme le note Rogers, les autorités doivent éduquer l’individu, le guider et le contrôler (Rogers, 1987, p. 100). Les sociétés se sont toujours méfiées de la liberté individuelle et elles s’emploient par des moyens divers à contrôler les individus, de manière explicite dans les régimes totalitaires, mais aussi dans les démocraties par des moyens plus subtils.
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[17]
Les quelques clients qui interpellent le thérapeute à ce sujet nous le rappellent, qu’il s’agisse de critiques ou de compliments sur l’espace thérapeutique. Je me souviens d’une cliente qui a vécu un processus durant plusieurs séances autour de la thématique de l’oppression, de la domination et de son père, et dont le point de départ, non conscient sur le moment, a été l’énorme arbre qui dominait mon cabinet de l’époque.
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[18]
Ce phénomène d’adaptation du client aux attentes « secrètes » du thérapeute est un phénomène bien connu en psychothérapie. C’est ce qui explique par exemple que les patients en analyse junguienne rapportent beaucoup plus de rêves que la moyenne générale des patients en thérapie. Ce qui n’est pas sans créer un biais difficile à surmonter lors des investigations, notamment les études comparatives entre méthodes.
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[19]
Farber et coll., 2001, p. 104. Traduction de l’auteur.
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[20]
Et nous sommes bien d’accord, ce mouvement n’est pas toujours celui que le thérapeute avait attendu ou imaginé. C’est d’ailleurs lorsque ces prévisions ne se réalisent pas que surgissent les difficultés dans la relation. Il est toujours plus facile d’accepter le cours des choses quand celles-ci se déroulent conformément à nos vœux !
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[21]
Salomo Friedlaender (né en 1871 en Pologne et mort à Paris en 1946) est un écrivain et philosophe libertaire. Représentant de l’expressionnisme littéraire allemand, poète et auteur de littérature grotesque et fantastique, il est aussi connu pour ses idées philosophiques sur le dualisme, qu’il a développées en s’appuyant sur Kant. Son œuvre la plus philosophique, L’indifférence créatrice (1918), cherche à dépasser le dualisme classique du sujet et de l’objet dans un soi purifié et absolu.
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[22]
Perls, 1975, p. 17. Traduction de l’auteur.
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[23]
Rogers, 1987, p. 73. Traduction de l’auteur. N.d.l.r. : en français, voir aussi Rogers, 2001, pp. 168-169.
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[24]
Raskin, 1988, pp. 2-3. Traduction de l’auteur.