Notes
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[1]
Freud, 1959, p. 94.
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[2]
Cela pourrait arriver à tout enfant d’une autre minorité locale (juive, catholique, protestante, pauvre), en quelque sorte effrayante ou méprisée et provoquant à la fois un besoin d’autoprotection et de haine face à l’injustice.
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[3]
N.d.t : Fanfariste : musicien appartenant à une fanfare (d’après le Littré, Dictionnaire de la Langue Française).
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[4]
C. R. Rogers and E. F. Dymond, Eds. Psychotherapy and Personality Change, 1954, Chicago University Press, pp. 326-327.
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[5]
Qu’est-ce qui est si fascinant ? D’abord, que la compréhension du général paraisse à la cliente contenir la compréhension du particulier ! Ensuite, il est vraiment heureux qu’il en soit ainsi puisque nous avons tous des pensées simultanées dans la prise de conscience mais une seule voix pour les exprimer. Ceci est un commentaire sur la nature de la conscience, les niveaux de prise de conscience, les problèmes de sélection et de récupération – tout cela de la plus grande importance en soi et en lien avec la secrétude, mais au-delà de l’objectif de ce chapitre.
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[6]
Exemples standards : « je n’ai pas pris de biscuit », « j’ai été à la selle » – quand ni l’un ni l’autre ne sont vrais. La découverte que le parent n’a pas d’autre moyen de savoir est source d’identité séparée. Le problème c’est la confusion fréquente avec la culpabilité et nous devons nous demander s’il n’y a pas de meilleur moyen d’assurer le développement individuel de l’autonomie et de l’intégrité.
Toute secrétude corrompt ; la semi-secrétude corrompt absolument
1La paraphrase de la fameuse remarque de Lord Acton, « tout pouvoir corrompt ; le pouvoir absolu corrompt absolument », nous renvoie d’emblée à l’idée que les secrets et la secrétude sont liés au pouvoir. Absolument vrai. La paraphrase de l’homme d’état britannique, le très honorable S. Crossman, nous avertit plus loin qu’il y a danger et destruction dans la secrétude. Ce n’est pas la fausseté totale mais la semi-vérité qui corrompt complètement. Le semi-mensonge capte toute l’énergie disponible à son dénouement. En tant que totalité, les choses ne collent pas mais ni la partie juste ni la partie fausse ne peuvent être séparées de leur gluant emballage. Le résultat fastidieux est appelé « ignorance apprise ».
2La paraphrase de Crossman apparut après la Deuxième Guerre mondiale lors d’une période d’obsession de la « sécurité » et de l’« intelligence » qui se prolonge encore maintenant. Il est intéressant de noter que ces deux mots, « sécurité » et « intelligence », nous disent quelque chose du sens séduisant mais faux de la secrétude. Ni la sécurité forte, honorable et humaine, ni l’intelligence ne proviennent de la secrétude ; si nous pensons qu’elles en viennent, nous nous égarons et nous en sommes affaiblis (corrompus). Les documents sont estampillés « Secret », « Top secret », « Lire et Détruire » ; « Secret » est une classification légère. Et puis il y a des « fuites » de partout, quelquefois délibérément. Telle est l’atmosphère de la semi-secrétude, la pire.
3Dans une telle atmosphère tout est suspect. Voici une illustration de la différence entre secret et secrétude. Quand tout est suspect, la plupart des gens cherchent la sécurité dans la conspiration pour des raisons qu’ils ne connaissent pas bien ou qu’ils ne se sont pas vraiment posées. Du coup, ils deviennent des outsiders supporters d’une société secrète – laquelle, si elle existe, peut avoir quelques secrets (rituels, documents, symboles). Et même ainsi, si ces secrets deviennent subrepticement connus, la société est encore entourée de la secrétude. C’est la source réelle de son pouvoir. Les secrets et la secrétude sont des concepts séparés et notre véritable intelligence est sapée par la quête des secrets, nous laissant victimes et co-conspirateurs en secrétude. Par ailleurs, il existe des forces compensatoires qui poussent à l’exposition publique de toute information, mais nous ne savons pas si elles sont de véritables libertaires (accords ouverts, conclus) ou des ennemies appartenant à une autre société secrète, inamicale. De par cette incertitude, les contre-courants nous paralysent davantage et nous enfoncent dans la secrétude.
4Beaucoup de notre temps se passe en production d’excuses, de défenses, de constructions d’images pour combattre nos propres réalités indésirables et celles des autres, et en création d’apparences que nous désirons voir devenir des réalités. C’est ainsi que nous vivons réellement. Et puis il y a l’autre côté de l’ambivalence – comment, parfois, désirons-nous vivre. Dans l’économie psychique (et peut-être neurologique) de l’individu, il y a un grand désir de « propreté », le désir d’un passage droit et clair sans retard ni confusion. Si le désir n’est pas de constante propreté – parce qu’il existe aussi un désir de fantaisie, d’aventure, de complexité comme forme d’art – les gens recherchent au moins une « purification » occasionnelle sous forme de confession et de psychothérapie. (À défaut, il y a les confessions ultimes, ces tristes soldes de liquidations finales pour lesquelles le propriétaire a payé le prix, et pour ça il a vécu le pire.)
5Les secrets et la secrétude ont toujours été une force dans l’histoire et la littérature de la psychothérapie. En fait, il semble que les secrets aient constitué la principale devise du commerce entre thérapeute et patient depuis que Freud développa la méthode psychanalytique et décrivit ses premières analyses de cas, donnant ainsi le ton à une longue tradition. « Dora » est un exemple. « Je crois que Dora voulait simplement jouer ‘aux secrets’ avec moi, et insinuer qu’elle était sur le point de permettre que son secret lui soit arraché par son médecin » (Freud, 1959) [1]. Dans la même étude, il présente la description d’un comportement symbolique : « un épisode vraiment divertissant », comme il l’appelle, d’une autre patiente qui ouvre et ferme une petite boîte qu’elle porte toujours sur elle, qui permet la conclusion maintenant prévisible que, comme « le réticule et la boîte à bijoux, ce n’était une fois encore qu’un substitut de la coquille de Vénus pour les organes féminins ». Le détective astucieux, le médecin amusé et puissant, la révélation de « parties privées » à un public curieux et le fait incontestable que les névrotiques anxieux désirent à la fois cacher et montrer – tout ceci se combine pour faire de la psychothérapie une étude de secrets. Le secret semble être le trésor caché (enterré, étouffé), et la quête de clés – les techniques de dévoilement – est l’objectif principal de la pratique. Comme cela serait différent si les pratiques pouvaient permettre aux clients de se sentir suffisamment en sécurité pour révéler plus volontiers ce qu’ils savent très bien.
6L’atmosphère de secrétude est amplifiée par l’air pseudo-respectueux de « confidentialité » tel que le report de la publication de matériel personnel et le raisonnable souci éthique que des révélations personnelles faites en bonne foi doivent être accompagnées de garanties. Ceci étant, il devrait y avoir une secrétude au sujet des secrets. Ici, il est important de mentionner trois points. Garder le secret des autres n’est pas la même chose que garder ses propres secrets, la confidentialité ne devrait donc pas être considérée comme un secret. Deuxièmement, le concept de confidentialité quelque peu galvaudé et souvent-honoré-par-violation, tend à jeter un voile d’inhibition respectueuse autour du phénomène de secrétude, braquant l’attention sur les techniques de dévoilement des secrets. Troisièmement, et le plus important, la secrétude est une strate sur et au-dessus du contenu, c’est pourquoi elle n’est pas la même chose que les secrets. Les secrets peuvent être négatifs, positifs ou neutres en termes de valeur sociale mais la secrétude est toujours menaçante.
7À titre d’exemple : une enfant, en promenade avec sa mère et sa tante, dit : « j’ai entendu le mot M… à l’école aujourd’hui. Qu’est-ce que ça veut dire ? » La mère à l’enfant : « rien ». La mère à la tante, de manière audible mais par-dessus la tête de l’enfant : « comment peut-on dire une chose comme ça à une enfant ? ».
8L’enfant a juste entendu qu’il y a des secrets, et qu’il y a aussi la secrétude. À propos de ce dernier terme, elle ne sait pas vraiment ce que c’est, ni quoi demander. Elle apprendra le sens (le contenu) du secret, surmontera cette ignorance particulière mais comment désapprendra-t-elle (surmontera-t-elle) la secrétude et ce que cela signifie ? Le secret a capté son attention. Lorsqu’elle le découvre, elle pense avoir tout découvert – excepté la connaissance à mi-mot qu’il y a toujours quelque chose encore plus défendu dans le monde, dans l’air, comme un nuage, presque sans nom. Appelons-le secrétude. La secrétude est le murmure dans lequel le secret est dit ou caché. Voici comment « l’ignorance apprise » entre en scène.
9Un étudiant noir me dit un jour : « ils [les parents blancs] disent à leurs enfants quelque chose comme de ne pas jouer avec nous et je ne sais pas ce que c’est. » [2] Il n’est pas supposé savoir. Même les parents blancs ne sont pas supposés savoir, ni leurs enfants. C’est simplement arrivé, et comment c’est arrivé, ils espèrent que cela sera vite oublié car ils n’avaient pas l’intention d’ouvrir une enquête. Cela aurait pu avoir été discuté. Même présenté comme un secret (« je te le dis, mais tu ne le dis pas »), cela peut, quoique difficilement, être discuté. La secrétude, par contre, vous aurait fait croire que vous y aviez pensé de vous-même, même honteux, même si vous ne pouviez pas le prendre en compte ni le justifier.
L‘Approche centrée sur les clients et les secrets
10J’ai entendu parler de Carl Rogers pour la première fois lorsqu’un camarade-soldat-psychologue, pendant la Deuxième Guerre mondiale, caractérisa la position de Rogers en ces termes : « laisser le client garder son secret jusqu’à ce que la douleur de le porter soit plus grande que la honte de le révéler ». C’était inamical, mais c’était l’image dominante que l’insensible fanfariste [3] psychologue américain donnait des efforts thérapeutiques. Une telle patience impitoyable rendait relativement douce l’investigation, et par comparaison l’analyse symbolique des rêves, en tant que voie royale vers l’inconscient, semblait un passage chaud et ensoleillé.
11La déclaration « laisser le client garder son secret… » me laissa avec un préjugé considérable contre Rogers. Quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois c’était pour l’interviewer sur une question de sociologie de la connaissance. Il me surprit. Il n’était ni froid ni implacable. Mais je n’étais pas un client, seulement un étudiant quelque peu prétentieux qui posait des questions, et probablement je ne le voyais pas au pire de son insensibilité. Plus tard, j’en suis venu à bien le connaître, j’ai été un proche observateur de son travail et pendant 30 ans je fus un de ses amis et ami de sa famille. Je peux dire avec certitude qu’il n’avait pas beaucoup d’intérêt pour les secrets. De l’intérêt pour l’intimité, la découverte de soi, l’expression des sentiments cachés et de la pensée, oui, mais essayer de découvrir des secrets en tant qu’événements clés ou des épisodes cachés, non. Le secret du client « ne lui sera pas arraché ». Rogers ne jouait pas à ce jeu.
12Voici quelques extraits (vers le trente-quatrième entretien) du cas bien connu de Mme Oak. Ce cas a été filmé et transcrit en détail par Rogers et Dymond. (1954) [4].
1C : Et puis, bien sûr j’en suis arrivée à… voir et sentir que sur tout ça… vous voyez je l’avais recouvert. (Pleurs).
Mais… je… je l’ai recouvert avec tellement d’amertume, que je devais à son tour la recouvrir. (Pleurs). C’est ce dont je veux me débarrasser. Peu importe si ça fait mal.
1T : (Doucement). Vous sentez qu’ici, tout au fond de vous, comme vous en avez fait l’expérience, il y a une sensation de vraies larmes pour vous-même mais que vous ne pouvez pas, vous ne devez pas les montrer, c’est ce qui a été recouvert par l’amertume que vous n’aimez pas, dont vous voudriez vous débarrasser. Vous sentez presque que vous voudriez plutôt avaler la douleur… que de sentir l’amertume. (Pause.) Et ce que vous semblez dire très fortement c’est, « j’ai vraiment mal, et j’ai essayé de le recouvrir ».
2C : Je ne le savais pas.
2T : Mm-hm. Comme une nouvelle découverte, vraiment.
3C : (Parlant en même temps). Je ne l’ai jamais vraiment su. Mais c’est… vous savez, c’est presque une chose physique. C’est… c’est en quelque sorte comme si je – je – j’étais en train de regarder à l’intérieur de moi-même toutes sortes de choses de… bouts de nerfs et… bouts de – de… choses qui ont été comme écrasées. (En pleurant.)
3T : Comme si certains aspects les plus délicats de vous-même avaient été écrasés ou blessés.
4C : Oui, et vous savez, j’ai vraiment la sensation de, oh, toi, pauvre petite chose. (Pause).
4T : Je ne peux m’empêcher de me sentir vraiment profondément désolé pour la personne que vous êtes.
14Ce cas fut très important pour Rogers. Il s’était complètement investi dans la compréhension de cette femme évasive et parfois poète. Il était tout sauf inattentif. Bien des années après la fin de sa thérapie, j’ai eu l’occasion de rencontrer Mme Oak et de parler amicalement avec elle de sa famille, de son travail, de ses loisirs. (J’ai le regret de dire que maintenant elle est décédée.) Au point (C3 ci-dessus, reproduit en italique pour en souligner l’importance), elle avait pensé, simultanément à plusieurs autres idées, à un secret, expérience qu’elle n’avait jamais voulu raconter à quiconque. C’était au sujet de la désillusion de sa première expérience sexuelle et de la rupture de son hymen. Le choc et la déception durèrent des mois. Elle savait qu’il n’était pas nécessaire qu’il en soit ainsi, qu’il n’en avait pas été ainsi pour d’autres femmes (c’est juste un petit bout de peau), mais cela avait été ainsi pour elle.
15Vous pouvez peut-être, sans trop d’effort d’imagination, lire cela dans ces mots « voir à l’intérieur de moi-même toutes sortes de choses de… bouts de nerfs et… bouts de – de… choses qui ont été comme écrasées ». Ce n’est pas que Rogers soit passé à côté de la délicatesse, de la qualité presque physique de la douleur. Non plus que, ni lui ni elle n’aient omis d’explorer les sentiments sexuels de Mme Oak. Mais Rogers n’approfondit pas, ne mordit pas au secret.
16Mme Oak riait tout en me racontant l’histoire. Ce n’était plus « un secret ». Bien qu’elle n’ait rien dit à personne, bien qu’elle pourrait le dire facilement, elle n’avait plus peur d’en parler. Cela lui était devenu indifférent. Elle dit qu’elle aurait pu en donner à Carl les détails explicites, il y eut plein d’occasions à la fois dans ses réponses, voire plus tard, mais « il m’entendait comme il m’a toujours entendue, en fonction de mes sentiments et de mon être tout entier ». Et d’une manière des plus fascinantes, elle sentait qu’elle le lui avait dit. [5] C’était explicitement ancré dans son esprit, quoique pas dans ses paroles et pour elle la compréhension de Rogers semblait recouvrir tout ça. De toute façon, ce n’était qu’un petit bout de peau, un petit bout de sensationnel perdu, mais néanmoins, ce fut un grand rêve brisé. La vie aurait dû être merveilleuse. Ont-ils discuté de rêves brisés ? Pour en juger, il vous faut lire le cas en entier. (Oui.) Ici, du point de vue pratique, Rogers ne s’attendait pas à un secret et ne recherchait pas des secrets typiques, de manière typique.
Grandes lignes d’une enquête sur les secrets et la secrétude
17Stimulé par le sens des secrets et de la secrétude, et les manières de traiter un tel matériel dans ce domaine, je me suis associé à ces efforts pour essayer de creuser le sujet qui est devenu une matière de vif intérêt pour les spécialistes dans beaucoup de champs (Bok, 1982). Ce qui peut être brièvement mentionné dans ces pages n’a pas le statut de faits attestés, mais de simple tentative de donner une opinion.
18D’après des informations provenant de la littérature et de douzaines d’entretiens et de réflexions sur le sujet, il y aurait beaucoup d’initiatives intéressantes en cours. Dans le matériel psychothérapeutique, il apparaît que les secrets, dramatiques ou excitants, sont rapportés par le thérapeute comme : 1) des révélations intimes ; 2) petits sur le plan social ; 3) concernant la conduite de quelqu’un d’autre (client ou patient). Les secrets eux-mêmes sont grands pour leur propriétaire, mais ne font aucune différence pour quelqu’un d’autre. (Un défaut caché, de méchantes pensées relatives à des actes ou des intentions personnels.) Habituellement, le contenu n’impressionne le thérapeute que par la difficulté du client à l’exprimer. Le thérapeute est également impressionné par son propre statut en tant que receveur, c’est-à-dire par la confiance qui lui est exceptionnellement accordée et le fait d’être jugé digne de cette confiance. Ce qui a pour effet de détourner l’attention de la science vers l’effet d’annonce. Cela donne au thérapeute le rôle de « reporter d’investigation ». La collecte des secrets concerne presque entièrement la « psychologie des autres gens », alors que la meilleure source de connaissance, dans ce domaine en particulier, c’est nous-même. De toute évidence, le matériel ne se prête pas facilement aux chercheurs. C’est sa nature, l’enquête est donc difficile. Cette difficulté devrait conduire les investigateurs à l’examen et à la révélation de soi plutôt qu’à la torture de sujets récalcitrants.
19Il est bien connu que le secret est jugé selon une double norme. Pendant l’enfance [6] les secrets et les mensonges jouent un rôle positif dans le développement de la frontière de l’ego ou sens de l’individualité. Plus tard dans la vie, ces mêmes comportements peuvent être socialement corrosifs et psychologiquement mortels. L’ambivalence continue. Alors que vivre ouvertement et honnêtement pourrait être sain, il serait toutefois horrible – condition de véritable paranoïa – de vivre totalement transparent contre sa propre volonté.
20Dans nos études, les mensonges n’ont pas nécessairement tous la qualité de secrets. Les secrets ont à faire avec la honte. L’intimité a à faire avec la dignité. Les mensonges peuvent être utilisés pour couvrir les secrets, mais les mensonges ne s’accordent pas bien avec le maintien de l’intimité et le sens désiré de dignité.
21Les secrets et les mensonges ont une relation bizarre avec la vérité. Les secrets (quand ils ont un contenu) sont vrais du point de vue phénoménologique et peuvent n’avoir jamais été sujets de mensonge ; ils n’ont simplement pas été révélés. Il est curieux et impressionnant de constater que les gens ont tendance à prendre pour vérité un secret révélé simplement parce qu’il avait été caché. Par contre le mensonge commence avec une vérité connue dans les faits, il part de la base, et est maintenu par un réseau de mensonges subsidiaires si éloignés de la vérité originelle que la connexion s’atténue et que les mensonges les plus récents bénéficient aux tous derniers plutôt qu’à la vérité de départ (peut-être alors oubliée).
22Les secrets sont décrits à tort comme des faits de la nature non découverts (le lieu de l’Atlantide perdue, etc.) Mais non, les secrets sont seulement humains. Ils sont la propriété de personnes qui ne veulent pas que quelqu’un d’autre connaisse quelque chose. Le secret doit avoir une certaine valeur pour son propriétaire. Les secrets qui sont dits de manière anonyme ont relativement peu d’effet sur celui qui les raconte. Pour avoir son plein effet, le secret ne doit pas tomber dans une oreille de sourd ou une oreille indifférente. Les receveurs de secrets ont leurs propres problèmes en tant que récepteurs – question de grande complexité et d’intérêt considérable pour les thérapeutes.
23Les informateurs croient qu’ils peuvent se souvenir de leur premier mensonge et habituellement de leur premier secret. Ils sont rarement sûrs de pouvoir se souvenir des points auxquels ils ont appris le concept ou le sens de la secrétude.
24Dans l’enfance avoir des secrets tend à devenir vide de contenu, une forme abstraite. Fréquemment les enfants manipulent les autres en affirmant « je sais quelque chose que tu ne sais pas » quand, en fait, ils savent tous que c’est une source de pouvoir et d’attraction sur la base inclusion-exclusion. (Ceci est évidemment la base élémentaire de la « société secrète ».)
25En économie psychologique, beaucoup de secrets sont gardés en tant que trésors, mais le gardien paie les intérêts. Garder des secrets empêche le changement. Cela peut être une bonne chose pour le maintien de la personnalité, même si cela est très coûteux.
26D’un autre côté, la révélation des secrets a pour le moins deux effets puissants. D’abord l’initiation au changement. En thérapie, ceci revêt une énorme importance, « un pas de géant » dans la sortie d’un modèle gelé. L’acte de révélation semble être plus significatif que le contenu du secret.
27Le deuxième effet de la révélation est l’investissement de votre pouvoir personnel dans les mains du receveur. En quelque sorte, selon la nature de votre secret, une fois dit le secret, le receveur sera mieux estimé (attribution de bienveillance et de dignité).
28Ceux qui ont dit des secrets se sentent souvent vides et déprimés du fait que les secrets sont une propriété excitante. Trouver des secrets est aussi excitant que les garder ; c’est pourquoi deux parties ou plus acceptent de partager un secret à titre de récompense.
29Chaque informateur reconnaît instantanément les trois caractéristiques de donner et recevoir un secret : 1) le pouvoir liant du secret ; 2) la crainte de l’isolement ; 3) l’artifice de donner de la valeur à quelque chose en la faisant rare. Chacune a une énorme signification, un chapitre en soi.
30Les rêves diurnes peuvent être plus importants que les rêves nocturnes. Certains informateurs sont prudents et réservés en ce qui concerne les rêves diurnes. La plupart s’en sentent responsables, comme si réveiller la production d’un fantasme était plus délibéré, calculé et finalement plus révélateur.
31Il y a cinq catégories de personnes auxquelles il est dit des secrets. (1) L’étranger – peut-être une chance de rencontrer quelqu’un qu’on ne reverra pas ; (2) Le confident – un ami, un prêtre, un professionnel rétribué (directement ou par un organisme) ; (3) La personne bien-aimée – relation d’intimité, probablement réciproque, dans laquelle non seulement les secrets s’échangent mais aussi se créent ; (4) Le captif – prisonnier inoffensif pouvant même être menacé de mort ; (5) Le camarade – parenté secrète ou plus proche, aux stigmates correspondants, dangereux mais face au même danger. Les psychothérapeutes qui voient ces cinq catégories pensent qu’ils sont impliqués dans au moins trois, quelquefois dans toutes, à divers niveaux.
32Tout cela concerne largement les secrets. La psychologie de la secrétude concerne la deuxième strate, la secrétude. Personne ne nous dit comment elle est apparue et nous n’allons pas révéler son existence, même si personne ne l’a mentionnée non plus. C’est par cela que la psychologie de la secrétude doit être concernée. Selon la terminologie de la théorie moderne des systèmes, elle est récursive. La tâche de la psychologie de la secrétude est de décrire le phénomène et d’expliquer (1) les motifs qui maintiennent en vie la secrétude et (2) les buts qu’elle sert, bien et mal à la fois.
33L’un des buts est de préserver l’affliction réciproque appelée « tyrannie de la névrose », mélange de douleur et de plaisir. Certains, et j’en suis, pensent que la tyrannie des névroses est la chose sur terre la plus puissante. Vous l’avez vu maintes fois. Cela commence avec un contenu quelconque et un accord mutuel de ne pas reconnaître ce contenu. Vous pourriez penser que c’est un « accord de ne pas être d’accord », mais non, c’est un « accord d’être d’accord » ! Cela peut paraître inutile mais non, ils doivent avoir l’accord d’être d’accord parce que (1) c’est un secret et (2) ils savent qu’il y a aussi des raisons pour lesquelles ils ne doivent pas être d’accord. Il s’ensuit une collaboration à l’infini de rebondissements, de tromperies et de leurres personnels qu’en fait les deux parties connaissent mais n’osent ni s’avouer à elles-mêmes ni l’une à l’autre.
34Par exemple, une femme convainc progressivement son fils adolescent de se tourner avec elle contre son père timide et inoffensif qui, plus tard, se suicidera. Non, celui-ci : un professeur qui par jalousie, antipathie, possessivité détruit un brillant étudiant efféminé. Puis, par quelque culpabilité et une grande crainte de la critique, il vient à son secours. L’étudiant sait qu’il devrait haïr le professeur mais il ne peut pas se le permettre, il lui est aussi reconnaissant, comme il est supposé l’être. Le professeur sait qu’il est haï et doit l’être, mais la gratitude, réelle ou prétendue, est l’équilibre qu’il recherche. Ils ont besoin l’un de l’autre. Ils inventent des défenses compliquées et pour les observateurs des affectations ridicules (dans les limites du possible). Bientôt ils seront complètement dépendants l’un de l’autre. Ils éliminent les tiers qui sont également au courant mais prétendent ne pas l’être. Ils se lient l’un à l’autre en renouvelant leurs astuces jusqu’à être tous les deux esclave et maître de l’autre. Chacun fait lourdement payer l’autre en l’exaltant puis l’humiliant. Tous les deux connaissent trop bien le processus. Tous les deux en ont honte et sont valorisés par certains aspects qu’ils ne peuvent pas supporter de reconnaître, encore moins de confesser publiquement leur demi-secret. Et c’est maintenant au processus (de secrétude) de prendre le contrôle.
35De ce processus, comme toujours dans l’analyse de la secrétude, émerge cette fois-ci un nouvel aspect socialement significatif. Dans cet exemple le secret est : l’esclavage n’est pas mort. Peut-être proscrit par le système social, il vit, même mal, chez des individus. « Masquer un accord pour être d’accord » constitue une culture dans laquelle la névrose peut se développer. Certains veulent être maîtres. D’autres désirent être esclaves, du moins temporairement, sachant faiblement ou plus clairement qu’ils pourraient asservir leurs maîtres d’hier et de nouveau, au moins temporairement, renverser les rôles. Ou bien les rôles peuvent s’entremêler en ce que certains appellent des névroses complémentaires, qui produisent alors une tyrannie dont il n’est pas plus facile de s’évader que de faire une révolution.
36Ceci est le danger du jeu des secrets. Si seulement ce n’était qu’un jeu, mais il devient secrétude et a vraiment besoin d’une psychologie.
Références
- Bok, S. (1982). On the ethic of concealment and revelation. New York : Pantheon.
- Freud, S. (1959). Collected papers (Vol. 3). New York : Basic Books.
- Rogers, C. R. & Dymond, R. E. (Eds.) (1954). Psychotherapy and Personality Change. Chicago : University of Chicago Press. pp. 326-327.
- Shlien, J. M. (1981). The psychology of secrecy and another generation of the best-kept secrets. In C. R. Rogers (Chair), Client-Centered Therapy in the 1980s. Symposium presented at the Annual Meeting of the American Psychological Association, Los Angeles.
Mots-clés éditeurs : psychothérapie non-directive, déontologie, vignette clinique, respect, non-dit, confidentialité
Date de mise en ligne : 12/03/2018
https://doi.org/10.3917/acp.024.0042Notes
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[1]
Freud, 1959, p. 94.
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[2]
Cela pourrait arriver à tout enfant d’une autre minorité locale (juive, catholique, protestante, pauvre), en quelque sorte effrayante ou méprisée et provoquant à la fois un besoin d’autoprotection et de haine face à l’injustice.
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[3]
N.d.t : Fanfariste : musicien appartenant à une fanfare (d’après le Littré, Dictionnaire de la Langue Française).
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[4]
C. R. Rogers and E. F. Dymond, Eds. Psychotherapy and Personality Change, 1954, Chicago University Press, pp. 326-327.
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[5]
Qu’est-ce qui est si fascinant ? D’abord, que la compréhension du général paraisse à la cliente contenir la compréhension du particulier ! Ensuite, il est vraiment heureux qu’il en soit ainsi puisque nous avons tous des pensées simultanées dans la prise de conscience mais une seule voix pour les exprimer. Ceci est un commentaire sur la nature de la conscience, les niveaux de prise de conscience, les problèmes de sélection et de récupération – tout cela de la plus grande importance en soi et en lien avec la secrétude, mais au-delà de l’objectif de ce chapitre.
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[6]
Exemples standards : « je n’ai pas pris de biscuit », « j’ai été à la selle » – quand ni l’un ni l’autre ne sont vrais. La découverte que le parent n’a pas d’autre moyen de savoir est source d’identité séparée. Le problème c’est la confusion fréquente avec la culpabilité et nous devons nous demander s’il n’y a pas de meilleur moyen d’assurer le développement individuel de l’autonomie et de l’intégrité.