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Article de revue

Le grand groupe en Approche centrée sur la personne

Pages 5 à 35

Notes

  • [*]
    L’original de cet article a été publié dans Person-Centred Counselling : Therapeutic and Spiritual Dimensions, 1991, Londres, Whurr Publishers, pp. 50-72.
    Note de l’éditeur : la traduction française de cet article a été réalisée sous la direction de l’association française ACP Formations, qui nous l’a gracieusement fournie.
  • [1]
    En Approche centrée sur la personne, les termes counselling et psychothérapie sont interchangeables.
  • [2]
    N.d.t. : ouvrage traduit et publié en français en 1968 sous le titre Le développement de la personne.
  • [3]
    N.d.t. : en anglais community meeting.
  • [4]
    Rogers, 1970, p. 153. N.d.t. : voir en français Rogers, C. R., Les Groupes de rencontre, Paris, Dunod, 1973, p. 153.
  • [5]
    Depuis 1991, la section de formation des thérapeutes du FDI a été renommée Person-Centred Therapy (PCT [Britain]).
  • [6]
    N.d.t. : Mearns & Lambers, 1976, p. 11.
  • [7]
    Le Dr McLeod forma ensuite des thérapeutes à Keele University.
  • [8]
    N.d.t. : McLeod, 1977, p. 269.
  • [9]
    N.d.t. : Devonshire et Kremer, 1980, p. 16.
  • [10]
    N.d.t. : en français « centre de communication interculturelle ».
  • [11]
    N.d.l.r. : un tel « Atelier de communication interculturelle » a eu lieu en France en 1988.
  • [12]
    N.d.t. : il s’agit du Royaume-Uni.
  • [13]
    N.d.t. : en français : Rogers, C. R. (1973). Les Groupes de rencontre. Paris. Dunod.

De la thérapie non-directive aux communautés d’apprentissage centrées sur la personne

1Entre 1938 et 1950, Carl Rogers a mis en lumière ce que peut vouloir dire être en relation avec une autre personne d’une façon qui soit véritablement aidante et efficace. Il s’est consacré à l’expérience et à la compréhension de la relation thérapeutique entre deux personnes et est sorti de cette période avec la conviction, éprouvée à maintes reprises dans son expérience, que l’important était le climat facilitant que le thérapeute pouvait créer pour son client, auquel on pourrait alors faire confiance pour se développer de façon à améliorer sa vie. Depuis, Rogers a fréquemment réaffirmé cette croyance que la croissance et le changement constructif de la personnalité ne peuvent se produire que si le client à la fois a conscience et fait l’expérience de l’existence d’un climat psychologique particulier dans la relation. En outre, ce climat ne naît ni du savoir du thérapeute, ni de sa formation intellectuelle, ni de techniques apprises dans telle ou telle école de pensée. Les conditions qui caractérisent la relation thérapeutique créative sont des sentiments et des attitudes qui, pour s’avérer efficaces, doivent être ressentis par le thérapeute et reconnus par le client. Ces sentiments et attitudes que Rogers jugeait essentiels pour la croissance créative de la personnalité sont aujourd’hui bien connus. Le thérapeute, selon Rogers, doit être authentique dans la relation, c’est-à-dire en contact avec ses propres sentiments et pensées et capable de les exprimer si besoin est ; il doit accepter inconditionnellement son client ; et il doit faire preuve d’une compréhension empathique sensible des sentiments et des significations personnelles du client. Lorsque ces « conditions fondamentales » sont présentes dans une relation thérapeutique, alors – comme l’a découvert Rogers – un mouvement créatif peut avoir lieu. C’est une position dont il ne s’est jamais écarté, même si la théorie a été peaufinée et développée au fil des ans à la lumière de l’expérience et des recherches menées par Rogers lui-même et par d’autres praticiens centrés sur la personne (une étiquette relativement récente).

2Carl Rogers a rencontré des personnes en entretien individuel dans son cabinet de consultation et découvert progressivement que son travail de clinicien avait des répercussions profondes sur les relations humaines en général. Même s’il se disait surpris de voir comment l’Approche centrée sur la personne s’était par la suite infiltrée dans tant de domaines de l’activité humaine, il est clair que, dès le début ou presque, Rogers était convaincu que s’il réussissait à découvrir ne serait-ce qu’une vérité essentielle à propos de la relation entre deux personnes, il aurait inévitablement quelque chose d’important à dire dans un large éventail d’autres domaines touchant à l’humain. Il est intéressant de noter également que Rogers était de ces hommes extrêmement motivés à exercer une influence et que, dans la dernière partie de sa vie, il a fait preuve d’une détermination étonnante, tant par sa participation à d’innombrables ateliers et séminaires dans le monde entier que par ses écrits volumineux, pour faire en sorte que les idées initialement puisées dans la psychothérapie individuelle puissent apporter un nouvel éclairage sur toutes sortes de situations humaines.

3Ces idées sont officiellement sorties du cadre restreint du cabinet de consultation avec la publication en 1961 de l’ouvrage On Becoming a Person[2], dans lequel Rogers démontre clairement l’application de son travail de thérapeute aux relations humaines en général. Ce livre a instantanément suscité l’intérêt de personnes n’appartenant pas aux cercles professionnels de la psychologie et de la santé mentale, et il continue d’avoir de profondes répercussions sur de nombreux lecteurs contemporains, qui y trouvent exprimés des pensées et des sentiments dont ils étaient vaguement conscients, mais qu’ils n’avaient jamais réussi à formuler clairement. C’est pendant les années 1960, à la suite de la publication de On Becoming a Person, que le cœur de l’activité professionnelle de Rogers a évolué, passant de la relation individuelle au petit groupe. C’était l’avènement de l’ère du « groupe de rencontre », selon l’expression consacrée. Dès la fin des années 1940, Rogers avait utilisé le cadre du groupe comme principal environnement pour la formation des thérapeutes, mais le groupe de rencontre avait des objectifs différents et attirait un éventail beaucoup plus large de participants. Essentiellement, il offrait à chaque participant la possibilité de pratiquer une exploration de soi tout en apportant un soutien sensible aux autres membres du groupe (entre huit et quinze personnes, généralement) qui souhaitaient aussi développer leur compréhension de soi et leur capacité à être en relation de façon plus créative avec les autres. Le rôle du leader du groupe (généralement appelé le « facilitateur ») consiste à prendre part au processus de façon à établir une atmosphère ou un climat dans lequel les membres peuvent progressivement faire preuve, les uns envers les autres, des qualités d’authenticité, d’acceptation et de compréhension empathique qui caractérisent la relation thérapeutique efficace. Le facilitateur évite de jouer le rôle de l’expert ou du consultant et, s’il fait son travail efficacement, son comportement et sa participation pourraient bien devenir impossibles à distinguer de ceux des autres membres du groupe.

4Pendant les années 1960, le mouvement du groupe de rencontre s’est propagé dans tous les États-Unis, et beaucoup d’événements étranges et bizarres ont été signalés dans la presse professionnelle et populaire. Rogers et ses collègues étaient horrifiés à la vue de nombre des évolutions, en particulier de l’émergence de « techniques » fondées sur la manipulation et les effets gratuits, perpétrées par des leaders de groupe non formés et non qualifiés qui semblaient lancés dans une quête du pouvoir irresponsable et potentiellement dangereuse. Face à la prolifération des groupes et à l’utilisation omniprésente du terme « rencontre », il était difficile de préserver à la fois l’intégrité et la crédibilité du modèle centré sur la personne mais, pendant cette période, Rogers et ses associés ont néanmoins découvert que leur expérience en thérapie individuelle était confirmée et renforcée par ce qui se passait dans le cadre de petits groupes lorsque ceux-ci étaient facilités par des praticiens centrés sur la personne expérimentés. La croyance en la sagesse et les ressources innées de la personne, lorsqu’on lui offre une relation où sont présentes l’acceptation, l’authenticité et l’empathie, se reflétait dans une confiance grandissante en la capacité d’un petit groupe à découvrir sa propre sagesse et ses propres ressources pour répondre aux besoins de ses membres, si les mêmes qualités sont présentes dans le « climat » global des interactions au sein du groupe. De même qu’on pouvait faire confiance à une personne pour trouver sa voie pour avancer vers une manière d’être plus créative, on pouvait tout autant compter sur le petit groupe pour élaborer une approche plus satisfaisante de sa vie de groupe – sous réserve, toujours, que les « conditions fondamentales » soient établies et cultivées.

5C’est dans le contexte du « Programme La Jolla », établi dans la seconde moitié des années 1960 par des associés de Rogers afin de proposer des opportunités d’apprentissage pour le perfectionnement des compétences de facilitation, que les formateurs ont mené la première expérience de réunion communautaire [3], au cours de laquelle tous les participants d’un programme de formation (une centaine de personnes environ) pouvaient se réunir fréquemment tous ensemble. Même s’il n’était pas possible de transformer intégralement les institutions du jour au lendemain, il semblait approprié de déterminer si une communauté temporaire relativement nombreuse pouvait, ou non, créer pour elle-même un climat où les conditions fondamentales étaient fortement présentes. Rogers a lui-même commenté cette expérience dans son ouvrage Encounter Groups, publié en 1970, en des termes pleins d’espoir :

6

L’an dernier, l’équipe des animateurs [du Programme La Jolla] voulut expérimenter l’idée de « réunions plénières ». Ils organisèrent des réunions intensives fréquentes pour tout le groupe des participants. On estimait que cette technique serait particulièrement applicable dans le cadre de travail des participants. Cela s’est, en effet, révélé extrêmement fructueux.
(Rogers, 1970) [4]

7L’expérience du grand groupe était lancée et, au cours des années qui ont suivi, Rogers y a consacré une part de plus en plus importante de son temps et de son énergie. Au milieu des années 1970, l’homme qui avait commencé sa carrière comme thérapeute non-directif dans une relation individuelle passait de plus en plus de temps assis patiemment au milieu de grands groupes de personnes, souvent de nationalités et de cultures différentes. Qui plus est, il affichait la même foi dans le potentiel d’une communauté aussi hétérogène que celle dont il faisait preuve à l’égard d’un client individuel.

Contexte de l’approche en grand groupe

8Bien qu’il semble avec du recul que le passage graduel de la relation individuelle au grand groupe ait simplement été une progression logique et inévitable, cela reviendrait, à mon sens, à sous-estimer le fil conducteur solide et à l’origine presque invisible qui sous-tend le travail de Rogers et qui a été, à juste titre, qualifié de politique. Pour Rogers, l’être humain individuel est, de façon innée, bon et créatif, et l’on peut compter sur lui pour avancer dans une direction positive du moment que les conditions propices à sa croissance lui sont fournies. L’ennemi, clairement, est la « société », qui a d’une manière ou d’une autre réussi à produire des pressions et des contraintes et à inventer des organisations et des institutions qui, loin d’encourager la croissance des êtres humains, les empêchent en réalité d’avancer et les paralysent.

9Rogers n’a jamais exploré en profondeur la source d’une si mauvaise gestion, mais il est clair qu’il avait peu de sympathie pour des notions telles que le « péché originel » ou le « merveilleux défaut », qui pourraient sembler indiquer que les hommes et les femmes ne sont pas bons et ne vont pas de l’avant de façon innée. Au lieu de cela, il avait tendance à se concentrer sur l’abus de pouvoir et le considérait comme la cause principale d’une grande partie de la misère humaine. Les êtres humains, lorsqu’ils ont peur ou se sentent menacés, ont recours à des postures défensives ou agressives afin de préserver leur propre sécurité déstabilisée. Ces réactions ont tendance à augmenter l’aura de peur et ne font vraiment rien pour développer une compréhension accrue des personnes en leur for intérieur ou entre elles. Les différences sont automatiquement vues comme dangereuses et susceptibles de semer la discorde et ne sont par conséquent pas aisément sujettes à l’exploration et à la négociation. Au contraire, il est plus probable qu’elles provoquent des luttes de pouvoir et des conflits si un camp ou une faction essaie de dominer l’autre. L’animal politique en Rogers s’efforçait constamment d’attaquer ce processus selon lequel les différences sont inévitablement sources de méfiance et d’hostilité. Il avait pour objectif – et il l’a poursuivi avec une ténacité remarquable – de créer des situations d’apprentissage en grand groupe où les personnes auraient la chance de faire l’expérience d’un résultat complètement différent.

Développements en Grande-Bretagne

10Au printemps 1974, Dave Mearns, un jeune psychologue originaire de Glasgow, venait de rentrer d’une année d’études avec Rogers en tant que stagiaire visiteur au Center for Studies of the Person à La Jolla. Au même moment, Charles (Chuck) Devonshire, un associé proche de Rogers, fondateur du Center for Cross-Cultural Communication, venait d’entamer ce que l’on pourrait appeler, de manière appropriée, une « mission en Europe ». C’est grâce à l’initiative de ces deux hommes que, l’année suivante, un Facilitator Development Institute (FDI – en français « Institut de développement des facilitateurs ») a été établi en Grande-Bretagne (dont les quatre codirecteurs étaient Mearns, Devonshire, Elke Lambers, une thérapeute centrée sur la personne néerlandaise, et moi-même), qui avait pour but la création d’ateliers résidentiels d’été d’Approche centrée sur la personne appliquée aux groupes.

11Le premier atelier de ce genre s’est déroulé à Glasgow en août 1975 et, depuis, d’autres ateliers similaires ont eu lieu chaque été dans différents endroits du pays. Dans chaque cas, l’une des tâches primordiales a été de créer une communauté d’apprentissage où les personnes pourraient faire l’expérience du grand groupe comme un environnement propice à leur développement personnel et professionnel.

12Au fil des ans, plus de 500 personnes ont participé à ces ateliers (dont de nombreuses personnes originaires d’autres pays que la Grande-Bretagne) et, apparemment, on ne manque pas de personnes intéressées pour venir prendre part à ce qui est une occasion unique et intensive d’apprentissage sur l’Approche centrée sur la personne et ses différents aspects. Le Person-Centred Network, récemment constitué, s’est inspiré de l’expérience du FDI pour la conduite de ses activités en grand groupe, et la Group Relations Training Association ainsi que l’Association for Humanistic Psychology ont toutes deux étudié le grand groupe à travers une vision « centrée sur la personne ». Toutefois, il n’existe à ce jour en Grande-Bretagne aucune autre organisation offrant le type d’expérience proposé par les ateliers d’été du FDI [5].

Les objectifs de l’expérience en grand groupe

13Le but fondamental de l’atelier du FDI (et des expériences similaires de grand groupe centré sur la personne) est d’offrir un environnement où chaque participant peut apprendre le plus possible. Dans la brochure promotionnelle, l’accent est mis sur l’interdépendance entre le développement personnel et professionnel, et l’atelier est présenté comme une occasion pour les participants – qui proviennent principalement, mais pas exclusivement, des professions de la relation d’aide – de trouver de la force et du soutien pour leur vie personnelle et professionnelle en explorant de nouvelles manières de travailler et d’être ensemble. Il est clairement établi que les membres de l’équipe du FDI ne considèrent pas qu’il relève de leur responsabilité de planifier l’atelier au-delà du tout début. Ainsi, il est précisé que ce qui se passera au cours de la semaine sera le résultat d’une conception communautaire, créée pour répondre aux besoins initiaux et émergents et aux intérêts de tous les participants, y compris de l’équipe. En même temps, les membres de l’équipe indiquent dans les brochures de présentation qu’ils ont des intérêts et des expériences particuliers qu’ils seront prêts à partager avec les participants. La philosophie centrée sur la personne, qui repose sur la confiance dans la capacité de la personne à se développer et à assumer la responsabilité de son propre apprentissage, est énoncée aussi clairement que possible.

14En bref, le but exprimé de l’atelier est de permettre aux participants individuels, grâce à la philosophie globale de l’Approche centrée sur la personne et aux différentes expériences et compétences des membres de l’équipe, de découvrir et explorer leurs propres besoins et de créer à la fois un environnement et une structure où ces besoins peuvent être satisfaits. Concrètement, au cours de l’atelier, le programme, qui évolue, comprend généralement un certain nombre de réunions en grand groupe, ou community meeting, de plus petits groupes de rencontre et un certain nombre d’options ou d’ateliers autour de thèmes spécifiques. Toutefois, la semaine n’est en aucune façon planifiée à l’avance par l’équipe, qui ne cherche pas non plus à pousser les participants dans une direction particulière. L’invitation à prendre part à une conception communautaire est tout à fait authentique et a parfois abouti à des structures inhabituelles et inattendues qu’il aurait été impossible de prévoir.

15L’Approche centrée sur la personne s’intéresse au développement d’attitudes, et l’expérience du grand groupe fournit de toute évidence un contexte fort pour le changement et la formation d’attitudes. Les attitudes en question sont celles dont il a été démontré qu’elles facilitaient les changements positifs chez les clients et chez d’autres personnes, et une façon de regarder l’expérience de grand groupe proposée par le FDI consiste à se concentrer sur la signification essentielle du nom même de l’institut. Qu’est-ce que cela implique réellement de s’occuper du développement de facilitateurs ? Comment peut-on « former » des personnes à développer une considération positive inconditionnelle les unes envers les autres ? Comment peut-on les encourager à être plus honnêtes et plus authentiques pour que leurs comportements et leurs propos extérieurs soient en concordance avec leurs pensées et leurs sentiments intérieurs ? Comment peut-on leur donner les moyens de comprendre une autre personne depuis le cadre de référence de cette personne et, ensuite, de communiquer leur compréhension avec clarté et sensibilité ? En résumé, comment un grand groupe peut-il devenir un contexte efficace pour permettre aux personnes d’apprendre à être plus acceptantes, plus congruentes et plus empathiques ?

16Une approche pédagogique courante et conventionnelle consiste à se concentrer principalement sur la composante cognitive de l’apprentissage. Dans ce modèle, les étudiants seront probablement amenés à lire des livres, à écouter des cours magistraux, à rédiger des dissertations et à passer des examens sur leurs connaissances croissantes. Il y a peu de chances qu’un tel modèle soit efficace pour le développement d’attitudes, car il n’aborde qu’une composante (la composante cognitive) dans la formation des attitudes et accorde peu d’attention aux composantes affective (sentiments) et comportementale. Les attitudes n’ont des chances d’être affectées que si les participants s’avèrent complètement impliqués en tant que personnes qui ont des pensées, des sentiments et des comportements. Les implications de cela pour l’expérience du grand groupe sont bien résumées par Dave Mearns et Elke Lambers dans un article publié dans Self and Society en 1976 :

17

[…] notre philosophie […] dans nos ateliers consiste à insister sur l’apprentissage expérientiel impliquant les pensées, les sentiments et les comportements du participant. Nous essayons de créer un environnement dans lequel les participants seront pleinement impliqués en tant que personnes, et non en tant qu’« étudiants » ou « stagiaires ». L’un des aspects cruciaux de cet environnement est le fait que les participants sont encouragés à assumer la responsabilité d’eux-mêmes et de ce qui se passe pendant le programme. Ils jouissent d’une liberté considérable pour concevoir un programme qui en vaut la peine à leurs yeux. Le participant individuel est encouragé à exprimer ses souhaits et à faire en sorte qu’ils soient exaucés dans le contexte des souhaits des autres.
(Mearns & Lambers, 1976) [6]

18Dès le début, les participants aux ateliers du FDI ont été encouragés à prendre part à une recherche participative en continu sur le processus et l’efficacité des événements. Au cours des premières années, John McLeod [7], qui était à l’époque un doctorant à l’université d’Édimbourg, a effectué des recherches sur le FDI, et sa thèse de doctorat soutenue en 1977 s’appuie largement sur sa participation aux ateliers d’été. Il a par la suite continué à remplir une fonction importante de recherche pour l’Institut pendant de nombreuses années, et il aborde sa méthode de recherche dans un chapitre co-écrit avec Dave Mearns qui figure dans un recueil sur l’Approche centrée sur la personne publié ultérieurement aux États-Unis (Mearns & McLeod, 1984). Selon McLeod, pour pouvoir explorer une expérience subjective complexe et souvent changeante, il faut que les sujets de la recherche connaissent le chercheur et aient confiance en lui. McLeod prenait donc part aux ateliers en tant que participant à part entière et discutait ouvertement de ses objectifs de recherche avec les autres participants. Il les invitait à tenir un journal tout au long de l’atelier et à lui montrer ensuite ce journal, intégralement ou en partie. Ainsi, les participants – et ils étaient nombreux – qui acceptaient de coopérer à ces recherches avaient la possibilité d’entretenir une relation étroite et confidentielle avec le chercheur et étaient témoins des difficultés de ce dernier pour donner du sens à son expérience. Les journaux, les lettres ou les autres informations que transmettaient les participants au chercheur étaient par conséquent offerts dans le contexte d’une relation de confiance et à quelqu’un qui était lui-même un participant à part entière dans le processus qu’il cherchait à élucider.

19Dans sa thèse de doctorat, McLeod étudie relativement en profondeur les ateliers du FDI de 1975 et 1976 et examine, entre autres, les attentes des participants avant de prendre part à l’expérience de l’atelier. Il est évident que, pour la plupart d’entre eux, il y avait effectivement l’attente d’un apprentissage qui engloberait à la fois l’aspect personnel et l’aspect professionnel. Il est également clair que beaucoup espéraient avoir des occasions de travailler au niveau du ressenti et de faire des expériences sur leur comportement interpersonnel. En dépit des énormes différences constatées lorsque les participants essayaient d’entrer dans les détails concernant leurs attentes, on retrouvait chez tous un espoir commun que des relations étroites soient possibles et qu’il y ait une implication de la personne tout entière. Ces attentes étaient, en fait, légitimes, et McLeod commente :

20

Enfin, les attentes des membres – à savoir, établir des relations « intimes », apprendre et changer sur le plan personnel, parler de problèmes personnels, etc. – étaient généralement satisfaites. Comme l’a écrit un participant : « si les gens viennent, ils feront en sorte d’obtenir ce qu’ils sont venus chercher ».
(McLeod, 1977) [8]

Préparation du grand groupe : le rôle de l’équipe dans l’organisation

21Dans une grande partie de ce qu’ils ont écrit sur l’expérience du grand groupe, aussi bien Rogers lui-même que son associé proche, John Wood, insistent énormément sur l’importance des étapes de préparation avant que le groupe lui-même ne se réunisse vraiment (voir Rogers, 1977 ; Wood, 1984). Des points qui, par exemple, peuvent sembler de simples questions administratives s’avèrent avoir des répercussions importantes, et il a été démontré que la dynamique au sein de l’équipe de facilitation était particulièrement importante pour l’évolution du grand groupe par la suite. L’expérience britannique confirme ces conclusions.

22Un atelier du FDI commence par une tâche importante : la composition et la publication de la brochure de présentation. L’équipe se donne du mal pour la rédiger de façon à ce que rien n’y figure qui ne soit pas pleinement acceptable par tous les membres. Cela nécessite généralement beaucoup de travail ardu et plusieurs réécritures avant que la brochure n’exprime pleinement et exactement non seulement les objectifs de l’atelier, mais aussi les intérêts et les préoccupations personnels de chaque membre de l’équipe. Même à ce stade précoce, l’équipe prend pour modèle la manière d’être ensemble fondée sur la coopération et l’interaction qui encourage l’expression des différences personnelles dans le but de parvenir à une décision de groupe satisfaisante.

23Les questions financières présentent également une importance considérable à ce stade. Les membres de l’équipe doivent trouver un juste équilibre entre, d’une part, leur volonté ou la nécessité de tirer au moins un rendement financier raisonnable de leur travail et de leur dévouement et, d’autre part, le fait que beaucoup de participants potentiels auront des ressources financières limitées, surtout s’il s’agit d’étudiants ou de personnes travaillant en dehors des structures conventionnelles. Un certain nombre de stratégies ont été adoptées au fil des ans pour faciliter ce dilemme, notamment des tarifs différents pour les participants autofinancés et ceux qui bénéficient de subventions d’institutions ou d’organisations, une invitation aux participants fortunés à payer davantage que les frais d’inscription à l’atelier, l’établissement d’un fonds de subvention ou de bourse d’études, l’acceptation des paiements par versements échelonnés, etc. Des bourses sont accordées à tous ceux qui le demandent, et chaque personne doit déterminer le montant de la bourse qui lui est accordée à concurrence de 50 % des frais de participation. Bien que le personnel du FDI n’ait jamais adopté la méthode conçue par Rogers et ses collègues consistant à laisser tous les participants déterminer leurs propres frais (après avoir reçu des informations essentielles sur le coût de l’hébergement et des cours), je pense qu’on peut affirmer qu’aucun candidat souhaitant participer à un atelier du FDI n’a jamais eu à renoncer à sa place en raison de difficultés financières. Il est certain, en tout cas, que de nombreux étudiants et plusieurs personnes au chômage y ont participé.

24Une fois la brochure publiée et diffusée (en général, huit à dix mois avant l’événement), commence une période de correspondance qui s’intensifie à mesure que l’atelier approche. Tout est mis en œuvre pour personnaliser ce processus. Les personnes qui s’inscrivent ou demandent des renseignements sur l’atelier reçoivent des réponses individuelles, et nous prenons bien soin de veiller à ce que le ton et le contenu des lettres et des appels téléphoniques exprime une attitude chaleureuse et réceptive. Il n’y a qu’à la dernière étape, lorsque nous envoyons aux participants les instructions et les informations nécessaires pour l’inscription, que nous avons recours à une communication « groupée » et, même à ce stade, une note ou un post-scriptum manuscrit vient souvent ajouter une touche personnelle. Ces détails peuvent paraître insignifiants, mais il ne fait aucun doute que, pour certains participants, ce comportement attentif exprime une attitude de respect et de soin qui contribue beaucoup à renforcer le ton de la brochure et à fournir la preuve de son authenticité.

25On ne saurait surestimer l’importance de la réunion d’équipe immédiatement avant les ateliers en grand groupe. Il convient d’y consacrer au moins une journée complète et, dans le cas d’ateliers particulièrement grands pour lesquels l’équipe peut comprendre jusqu’à vingt membres, trois à quatre jours ne seront pas de trop. L’équipe du FDI a souvent été petite (pas plus de six personnes) et ses membres se connaissaient bien entre eux. Néanmoins, l’importance profonde de la réunion d’équipe préalable à l’atelier a été prouvée à chaque fois. Il ne s’agit pas simplement d’une occasion de traiter les détails administratifs de dernière minute, même s’il est clair que cela est souvent à faire. La qualité de la relation que les membres de l’équipe peuvent atteindre pendant ce temps relativement court est beaucoup plus importante. Ils essaient de créer un environnement dans lequel il est possible de s’écouter les uns les autres, d’exprimer des sentiments importants et de partager ses espoirs et ses craintes à propos de l’atelier à venir. Il n’est pas rare, lors de la réunion, de voir émerger des problèmes interpersonnels qui doivent être résolus, ou de découvrir qu’un thème particulier semble être une préoccupation commune, même si les membres ne sont pas vraiment d’accord sur sa nature précise, et encore moins sur sa résolution. Le but recherché est que les membres de l’équipe soient prêts à vivre en profondeur les uns avec les autres et disposés à être honnêtes, ouverts et aidants même lorsqu’il faut risquer la confrontation. En bref, la principale tâche des membres de l’équipe pendant cette période préliminaire passée ensemble est d’être eux-mêmes. Rogers et ses associés ont décrit le processus en ces termes :

26

[…] nous passons du temps ensemble avant que l’atelier commence pour que, dans la mesure où nous en sommes capables :
  • nous puissions être pleinement ouverts les uns envers les autres et, par la suite, envers le groupe entier ;
  • nous puissions explorer des domaines nouveaux et inconnus de nos divers styles de vie ;
  • nous acceptions véritablement nos propres différences ;
  • nous soyons ouverts aux nouveaux apprentissages que nous recevrons de nos sentiments intérieurs spontanés, du groupe et les uns des autres, tous stimulés par l’expérience en groupe.
(Villas-Boas Bowen & al., 1978)

Début du grand groupe

27À l’arrivée des premiers participants, les membres de l’équipe, si tout s’est bien passé, se sentent détendus les uns envers les autres et ouverts à l’expérience. Ils sont « au diapason » pour ce qui va suivre. L’accueil des personnes à mesure qu’elles arrivent accapare maintenant toute leur attention. Il est très facile à ce stade pour les membres de l’équipe d’adopter une sorte d’attitude possessive, comme s’ils étaient les véritables « propriétaires » de l’atelier et les autres participants simplement des locataires temporaires. Tous les efforts sont donc mis en œuvre pour faire passer le message que l’atelier « appartient » à tous et n’est pas un événement « monté » par l’équipe. Les participants qui arrivent tôt, par exemple, peuvent être rapidement intégrés à l’équipe d’accueil et se retrouver à conduire les autres participants à leur chambre ou à leur donner des informations sur les locaux. D’autres participants peuvent s’occuper des appareils photo Polaroïd et se charger de persuader les membres de l’atelier de se faire prendre en photo afin de faciliter l’identification des personnes au début de l’atelier. Lorsque ces photos seront affichées par la suite, les photos des membres de l’équipe ne seront pas présentées à part, mais mêlées à celles de tous les autres participants. Ces détails de comportement ne font pas partie d’un complot minutieusement préparé par les membres de l’équipe pour refuser ou rejeter leur rôle, et ne proviennent pas non plus d’un ensemble de procédures établies que l’équipe se sent obligée de suivre. Il n’existe absolument aucune « règle » suggérant que les personnes qui arrivent tôt aident à l’organisation, mais c’est en général ce qui se passe en raison de l’attitude adoptée par le personnel à l’égard des participants. En effet, une bonne partie de ce qui se passe au début de l’atelier est le résultat du désir des membres de l’équipe de faire passer le message qu’ils souhaitent être attentifs et responsables envers les participants, mais qu’ils n’ont aucune intention d’être responsables d’eux ni d’organiser leur vie pendant l’atelier.

28Lorsque la communauté se réunit pour la première fois, habituellement environ une heure après la fin de la période d’inscription, la tension est à son comble. Au fil des ans, la taille du groupe de l’atelier d’été du FDI a varié de 25 à plus de 80 participants mais, même lorsque le nombre est relativement limité, le groupe paraît énorme au début pour beaucoup de participants. Pour certains, la sensation d’être submergé et le sentiment qu’il sera purement impossible d’entrer en relation avec ce qui semble une masse amorphe seront prédominants. Leur réaction initiale sera une réaction de peur, voire un désir urgent de s’échapper. La première personne à parler sera habituellement un membre de l’équipe, et cela aura probablement été décidé par l’équipe avant que le groupe se réunisse. Toutefois, personne ne saura ce que le facilitateur en question va dire, et il est même peu probable que lui ou elle-même le sache avant d’avoir prononcé les mots. Il y a néanmoins des chances que ses propos expriment un mélange de sentiment et d’attente :

29

Je suis très nerveux, mais, en même temps, excité maintenant que nous sommes tous ensemble. Je n’ai aucune idée de ce qui nous attend, mais j’espère que nous pourrons tirer quelque chose de positif de cette semaine ensemble. Au fait, je m’appelle Dave, au cas où certains d’entre vous n’auraient pas encore repéré qui je suis.

30De tels propos disent beaucoup de choses. Ils donnent largement la priorité aux sentiments, ils sont pleins d’espoir, ils réfutent toute notion de prescience ou d’omnipotence de l’équipe, ils mettent le doigt sur la responsabilité du groupe dans son ensemble et ils indiquent un désir d’être connu en tant que personne. Ces propos seront probablement suivis d’un silence mais, d’une certaine façon, ils auront semé les graines de ce qui se déroulera par la suite. Il est fort probable que, dans une première rencontre de ce type, le processus qui s’ensuit paraisse vraiment désordonné et fragmenté. Il se peut que plusieurs personnes parlent, que des attentes et des craintes soient exprimées, voire qu’une personne parle d’elle-même et se révèle de façon hésitante, mais il y aura peu de cohérence ou de continuité. Les membres de l’équipe auront alors pour tâche de rester attentifs à toutes les personnes présentes et d’essayer, dans la mesure du possible, d’entendre pleinement ce qui est dit et de le reconnaître, surtout dans les cas où la contribution d’une personne semble risquer de disparaître dans le trou noir du silence qu’un grand groupe peut si facilement créer. Si les membres de l’équipe se retrouvent à occuper le devant de la scène au début du grand groupe, cela a peu de chances d’être aidant mais, en même temps, ils doivent se sentir libres d’exprimer des sentiments forts si et quand ils les ressentent. En résumé, ils essaieront d’être authentiques et ils feront tout leur possible pour montrer qu’ils valorisent les contributions des autres participants, en particulier lorsqu’elles paraissent confuses ou négatives ou semblent destinées à sombrer sans laisser de trace. Peut-être, plus que toute autre chose, tenteront-ils d’écouter et de maintenir cette attitude d’écoute dans un groupe où les peurs et les attentes de la majorité rendent cette activité extrêmement difficile. Ils écouteront toutefois non seulement les contributions des autres participants, mais aussi le flux d’expériences changeant et probablement chaotique qui se déroule en leur for intérieur. Il s’agit là d’un travail épuisant et exigeant.

Développement du grand groupe

31Dans un grand groupe qui atteint un état créatif, on peut généralement discerner un certain nombre de stades dans son développement. Il va de soi que tous les groupes ne parviennent pas à un tel état et que, dans beaucoup de cas, les capacités atteintes par les grands groupes ne vont pas au-delà de celles d’une foule ou d’un collectif. L’état créatif (s’il est atteint) se caractérise principalement par l’aptitude des membres à être autonomes tout en coopérant les uns avec les autres. Au début, il est primordial que les participants se sentent légitimes et importants. S’ils ont l’impression de n’être que des rouages d’une machine ou des pions dans un jeu complexe et incompréhensible, ils ne seront pas en mesure d’accorder de la valeur à la communauté dans son ensemble. Au contraire, ils la verront comme une menace, comme une sorte de prison où ils n’ont plus d’identité. Une grande partie de ce qui se passe au début d’un atelier peut par conséquent être considérée comme des tentatives menées par des personnes pour découvrir si elles peuvent être autonomes sans être rejetées ou ostracisées par la communauté. Ces tentatives peuvent prendre diverses formes, mais, habituellement, certains participants sont en colère contre ce qu’ils considèrent comme un manque d’efficacité de la part de l’équipe, d’autres expriment des sentiments de confusion ou de frustration, et d’autres encore peuvent manifester leur désapprobation en étant absents aux réunions en groupe ou en quittant la séance en plein milieu. Pendant cette période, il est important que les membres de l’équipe cherchent à respecter et à comprendre les sentiments et le comportement des participants qui testent leur autonomie de cette façon, sans toutefois faire abstraction du sentiment d’avoir été blessé ou de l’irritation qu’ils peuvent eux-mêmes ressentir en tant que membres de l’équipe. Le cadre résidentiel fournit beaucoup d’autres contextes où les sentiments des personnes peuvent être reconnus et explorés, et les membres de l’équipe se retrouvent souvent impliqués dans des échanges lors des repas ou au bar, ou cherchent à y prendre part.

32La plupart du temps, le besoin des participants de se sentir valorisés et importants en tant que personnes les pousse rapidement à demander de diviser le grand groupe en plus petits groupes. Cette évolution sert à mettre l’accent sur la fragilité comparative du grand groupe, et il y a généralement des personnes qui s’opposent à cette séparation en plus petits groupes, car elles craignent que la communauté ne survive pas à une telle fragmentation. Ces personnes expriment un souci et une préoccupation pour l’ensemble de la communauté et font contrepoids face aux participants qui ont surtout besoin à ce stade, au début de l’atelier, de trouver une place où ils peuvent se sentir en sécurité. Ce sont ces personnes « soucieuses de la communauté » qui veillent généralement à ce que, si le grand groupe se divise effectivement en plus petits groupes, il soit établi qu’à un moment donné, la communauté entière se rassemblera de nouveau pour revoir sa position.

33Il n’est pas toujours facile pour le grand groupe de décider comment se diviser en plus petits groupes, et il y a souvent une période de douleur et de lutte lorsque diverses permutations sont suggérées et rejetées. Le rôle des membres de l’équipe peut revenir de nouveau au centre de l’attention et une bonne partie des discussions tourne souvent autour de la question de savoir si chaque petit groupe doit ou non comporter un membre de l’équipe comme facilitateur. Souvent, un certain nombre de petits groupes se forment, dont certains comprennent un membre de l’équipe tandis que d’autres choisissent de fonctionner sans « leader ».

34Que le grand groupe se sépare en petits groupes ou qu’il reste, comme dans certains cas exceptionnels, une communauté entière, le stade de développement suivant est crucial si l’on vise à atteindre à terme un état créatif. J’en suis venu à considérer cette partie du processus comme la recherche de la réciprocité ou la quête de l’intimité. Dans le contexte d’un petit groupe, en particulier s’il est facilité avec compétence, la plupart des participants de l’atelier découvrent rapidement un sentiment d’appartenance et d’acceptation. Toutefois, ce sentiment, en soi, ne suffit pas pour que la communauté tout entière fasse des progrès notables. Les participants doivent savoir non seulement qu’ils peuvent être acceptés, mais aussi qu’ils peuvent contribuer significativement au bien-être des autres. En bref, ils doivent sentir qu’ils donnent tout autant qu’ils reçoivent. Cette réciprocité ou cette intimité peut être atteinte de diverses manières. Souvent, elle est atteinte au sein du petit groupe à mesure que les membres du groupe établissent des liens solides et font l’expérience de leur interdépendance. Parfois, cependant, elle est atteinte à la périphérie de l’atelier, au bar ou pendant une promenade dans le jardin. Comme toujours, l’exemple des membres de l’équipe exerce une forte influence à ce stade. S’ils sont indépendants et donnent l’impression de savoir tout faire, il y a peu de chances qu’ils encouragent la quête de réciprocité. Si, en revanche, ils se montrent vulnérables mais plein de ressources, prêts à entrer en relation en profondeur au lieu de rester à l’écart et distants, alors il est probable que l’évolution vers la réciprocité au sein de la communauté en sera accélérée.

35Je suis convaincu que, une fois que la majorité des participants de l’atelier a ressenti au moins le début d’une réciprocité, il est fort probable que le grand groupe lui-même subisse une transformation. Les personnes commenceront à s’écouter les unes les autres avec une attention nettement accrue et à avoir assez d’assurance pour exprimer leurs besoins et proposer leurs idées sans se démoraliser si celles-ci ne sont pas immédiatement acceptées. Le grand groupe commencera à avoir confiance en sa capacité à prendre des décisions et sera disposé à mener des expériences avec des structures variées, aussi bien formelles qu’informelles. Cette confiance naît, je pense, d’une volonté accrue de la part des membres de l’atelier d’être changés par l’expérience. Une fois qu’ils ont trouvé un minimum de sécurité et découvert qu’ils sont importants pour au moins une autre personne, les participants s’empressent de prendre des risques en espérant que le grand groupe leur fournira un environnement propice à leur croissance. Souvent, beaucoup plus de personnes se mettent à parler d’elles-mêmes et à se révéler, et l’attention accrue mène à des échanges intimes et, parfois, à des contacts physiques considérables. Petit à petit, le grand groupe semble rétrécir et n’est plus menaçant pour ses membres. Au contraire, ils commencent à percevoir que cette communauté, qui leur paraissait encombrante auparavant, a ses propres habitudes et qu’ils ont une contribution à apporter à sa vie propre. Ils prennent conscience à un moment donné, simultanément, de la coexistence d’une identité collective et d’une singularité individuelle. Dès lors que le grand groupe atteint, ne serait-ce que momentanément, cet état suprêmement créatif, le problème antique de l’unité ou de la multiplicité s’évanouit.

36Bien entendu, tous les groupes ne parviennent pas à cet état créatif, ou ne l’atteignent que fugitivement. Pour certains participants, la colère et la frustration envers l’équipe de l’atelier peut persister pendant plusieurs jours et, dans ce cas, il y a peu de chances que le groupe aille de l’avant tant que ces sentiments n’ont pas été pleinement exprimés et reconnus. À certains moments, il se peut que les membres de l’équipe doivent travailler dur pour permettre à cette colère d’émerger ou, lorsqu’ils sentent que cela est nécessaire, expliquer que leur réticence ou leur refus d’imposer un plan d’action à l’atelier émane d’un profond respect pour les besoins et les ressources du groupe dans son ensemble, et non de leur indifférence ou d’un désir sous-jacent de le manipuler par leur inaction. Des difficultés particulières peuvent survenir lorsque, parmi les membres du groupe, figurent plusieurs participants qui y ont été « envoyés » par leur organisation ou leur institution. Ces personnes sont venues poussées par une autorité supérieure plutôt que par leur motivation personnelle et sont donc mal préparées à la lutte pour parvenir à l’autonomie personnelle. Elles éprouvent du ressentiment envers l’autorité qui les a mises dans une situation où il n’existe apparemment aucune autorité et, par conséquent, peuvent rapidement devenir non seulement en colère, mais aussi extrêmement désorientées. Ces personnes reçoivent souvent l’aide de membres de l’équipe ou d’autres participants prêts à passer beaucoup de temps avec elles en dehors des réunions du groupe afin de déterminer si elles peuvent ou non identifier des buts et des objectifs personnels qu’elles pourront chercher à atteindre pendant l’atelier, sans tenir compte des objectifs explicites ou supposés de l’organisation qui les a initialement envoyées participer à l’atelier. Ces explorations de soi menées individuellement soulèvent fréquemment des problèmes éthiques profonds quant à savoir s’il est moralement juste pour un membre d’une profession d’aide de chercher à satisfaire ses propres besoins et désirs alors que c’est son employeur qui paie la facture.

37L’atmosphère d’intimité et de complicité qui se crée et se renforce à mesure que la communauté se développe constitue en elle-même un obstacle pour certains participants. Souvent, le désir d’intimité va de pair avec la crainte que la prise de risque nécessaire pour s’ouvrir aux autres oblige à se confronter à des sentiments profondément enfouis qui s’avéreront ensuite intolérables. Là encore, si plusieurs participants d’un atelier sont dans ce cas, les facilitateurs doivent être extrêmement sensibles à leurs besoins et à leurs craintes, et être disponibles et disposés à leur répondre en entretien privé au besoin. Souvent, bien entendu, ces personnes reçoivent une assistance considérable si elles ont la chance de faire partie d’un petit groupe compréhensif qui répond patiemment à leurs craintes et à leurs angoisses. Dans la plupart des cas, la prise de conscience finale que personne ne va les forcer à être plus intimes ou à se révéler plus qu’elles ne le souhaitent s’avère la clé pour soulager leurs craintes. Qui plus est, cette prise de conscience déclenche souvent l’ouverture qui, précisément, leur semblait si menaçante auparavant.

38À bien des égards, un atelier du FDI constitue un espace à part, pour certains une sorte d’« île magique » et, pour la plupart, à tout le moins un endroit où prédominent des conditions différentes de celles dans lesquelles ils vivent normalement. Revenir à cette vie normale est par conséquent un problème majeur pour presque tous les participants, et le retour à la maison est parfois loin d’être facile. Les recherches de McLeod (1977) révèlent à quel point c’était un calvaire, pour certains participants, d’essayer de partager avec leur conjoint, des amis intimes ou des collègues les apprentissages et les expériences vécues pendant l’atelier. Il est souvent difficile de trouver un vocabulaire approprié et, surtout lorsque la semaine a été fortement créative, les participants sont choqués par l’incapacité ou la réticence de leurs proches à partager leur enthousiasme ou à comprendre et accepter les changements qu’ils ont traversés. Des dispositions sont prises pour répondre à ces problèmes de retour au quotidien en organisant un suivi de chaque atelier qui a lieu deux à six mois après l’événement initial. Dans la plupart des cas, l’organisation de ces suivis est assurée par les participants à l’atelier eux-mêmes qui s’occupent généralement de trouver un lieu approprié. En moyenne, environ 50 % des participants y assistent ainsi que la majorité de l’équipe. Le suivi se fait habituellement sous forme d’un week-end intensif, dont une partie est passée avec le groupe entier et une autre en petits groupes. Au cours de l’atelier même, il est fréquent que le problème du retour au quotidien soit soulevé pendant les derniers jours, et des groupes ont souvent été organisés spécifiquement pour étudier le type de difficultés auxquelles les participants s’attendent ou qu’ils pourraient rencontrer. En outre, les participants sont encouragés à échanger leurs coordonnées, et les membres de l’équipe disent clairement qu’ils se font un plaisir de répondre aux lettres, voire d’organiser des entretiens avec les personnes si les participants rencontrent de graves difficultés lors de leur retour à la vie normale. Pendant quelques années, une Newsletter informelle était également diffusée aux membres des ateliers précédents. Les recherches sur les groupes de rencontre centrés sur la personne, effectuées par Rogers lui-même, ont indiqué qu’un bon nombre de participants signalent un changement temporaire de leur comportement qui disparaît rapidement (Rogers, 1970, p. 126). Le suivi du FDI et l’échange de coordonnées entre les personnes ont pour but de créer des occasions pour les participants de tirer parti de ce qu’ils ont appris et de renforcer ces leçons, que celles-ci portent sur le domaine personnel ou professionnel ou, comme cela est probable, sur les deux.

Modes d’apprentissage en groupe

39Il fait peu de doute que les expériences de grand groupe, comme celles qu’offrent les ateliers du FDI, comportent une forte part d’imprévisibilité. On peut raisonnablement penser que de nombreux facteurs y contribuent, parmi lesquels – et pas des moindres – les effets du cadre, le soleil, l’esprit des vacances, l’amour romantique et la composition du groupe. Néanmoins, il existe des formes d’apprentissage en groupe qui se reproduisent fréquemment et méritent une attention particulière.

La question du pouvoir

40La plupart des grands groupes ont la réputation d’avoir tendance à rendre les personnes impuissantes. Dans un atelier centré sur la personne, en revanche, le grand groupe peut devenir le cadre dans lequel une personne se sent investie d’un pouvoir, et cela se produit par la valorisation consciente des différences. Les membres de l’équipe tout d’abord, puis les autres participants démontrent par leur comportement que la valorisation et la responsabilisation des autres sont l’art par excellence du facilitateur. La personne qui se sent respectée et valorisée est ensuite prête à mettre ses compétences et ses ressources à la disposition de la communauté. Il est peu probable que les personnes qui sont investies d’un pouvoir en abusent par la suite. Beaucoup d’organisations et d’institutions seraient transformées si elles pouvaient tirer parti de cette simple vérité.

Gestion des crises

41Il est rare qu’un atelier se déroule sans une seule crise, de quelque nature que ce soit, qui, souvent, éclate dans le contexte du grand groupe. Les crises peuvent prendre la forme d’un conflit apparemment inconciliable entre des participants ou celle d’un comportement bizarre qui sent la psychose. Il est également très fréquent qu’un membre de la communauté « craque » et que des crises de larmes durent un certain temps au cours d’une réunion du grand groupe. Dans la plupart des cas, le grand groupe se révèle être un environnement remarquablement propice à la guérison lorsque de tels incidents se produisent. L’attention et la préoccupation concentrées d’un grand nombre de personnes créent un filet de sécurité, et le profond respect dont les participants font généralement preuve envers la détresse de la personne permet peu à peu de transformer la crise en une occasion de changement et de développement. Dans la vie de tous les jours, la réponse à la crise est si souvent une réaction de panique et de volonté de « faire quelque chose ». Le grand groupe se comporte différemment. Il contient la crise et offre de l’espace et de l’attention à la ou aux personnes concernées. Il n’est pas pressé et ne se soucie pas de trouver des solutions, mais de rester aux côtés de la personne jusqu’à ce que la crise soit désamorcée. De plus, à la fin de la séance en grand groupe, les personnes ne restent pas seules, sauf si elles le souhaitent. La communauté continue à prendre soin d’elles par l’intermédiaire des membres qui choisissent de rester étroitement en contact avec la ou les personnes qui ont traversé la crise. Parfois, ce sont les membres de l’équipe qui apportent ce soutien permanent mais, à mesure que l’atelier progresse, il est beaucoup plus probable qu’il s’agisse d’autres participants. L’un de mes propres souvenirs les plus forts est celui de m’être effondré pendant le grand groupe et de la façon dont le groupe a accepté ma vulnérabilité et mon incapacité à m’en sortir. Je ne me suis pas senti moins efficace en tant que facilitateur pour autant.

Prise de décision et planification

42Au début d’un atelier, le grand groupe semble particulièrement maladroit pour prendre des décisions et élaborer des plans. La promesse annoncée par la brochure d’une « conception communautaire », créée pour répondre aux besoins de tous les participants, semble bien loin des capacités d’un groupe mal organisé de personnes inquiètes et déconcertées. Les décisions sont prises sur un coup de tête, les plans sont élaborés par des groupes de pouvoir ou par des personnes énergiques. Peu à peu, cependant, à mesure que la qualité de l’écoute s’améliore et que les membres se sentent valorisés et pleins de ressources, le processus de prise de décision et de planification change complètement. Des propositions ou des suggestions sont présentées et font ensuite l’objet de discussions, de modifications et, peut-être, de manifestations d’opposition. En effet, une attention particulière est accordée aux personnes qui ont de forts sentiments négatifs, ce qui encourage ceux qui en temps normal tairaient leurs doutes à prendre la parole pour exprimer leur inquiétude. Souvent, les décisions et les projets qui émergent de ce processus généralement long et complexe sont magnifiquement conçus et tiennent compte des désirs et des sentiments de tous les membres de la communauté, dont certains, bien entendu, peuvent tout à fait avoir radicalement changé d’attitude au cours même du processus. Ce type de prise de décision va au-delà des structures normales de la démocratie, et il est rare que le grand groupe ait recours à un décompte ou à un vote. Quelquefois, lorsque les membres du groupe ont atteint un degré exceptionnel de sensibilité et d’ouverture les uns envers les autres, se développe ce que John Wood a appelé une « intuition participative », qui pousse la communauté tout entière à adopter une conduite qui n’est pas consciemment décidée pendant la réunion du grand groupe, mais qui évolue en chacun à la suite de l’interaction précédente du groupe. Wood raconte comment, un jour, tous les membres de la communauté se sont réveillés en sachant que ce serait une journée de vacances et qu’il n’y aurait aucune activité prévue ce jour-là. Personne n’en avait apparemment pris la décision, et pourtant, tout le monde le savait (Wood, 1984, p. 307).

Transformation par la prise de conscience

43Bon nombre des participants aux ateliers du FDI ou aux événements similaires centrés sur la personne sont des membres des professions d’aide et, pour eux, l’atelier peut être, avant toute autre chose, une expérience de formation puissante. Indubitablement, selon la structure et le contenu du programme qui évolue, ces personnes apprendront beaucoup de choses pertinentes pour leur activité professionnelle. Au minimum, elles arriveront à mieux connaître la facilitation de petits et de grands groupes ; mais elles pourront aussi en apprendre beaucoup sur l’Approche centrée sur la personne dans l’éducation, la psychologie et la vie institutionnelle. L’atelier leur servira certainement de formation intensive au développement de l’empathie ! Toutefois, aucune de ces leçons tirées ne peut expliquer le changement radical de perception qui a été signalé par plusieurs participants et qui semble naître principalement de l’expérience en grand groupe elle-même. Il est difficile d’éviter la terminologie religieuse pour essayer d’expliquer cette évolution. Il semble que l’état de conscience plus grand qui se développe dans le contexte de la communauté résidentielle intensive aboutisse à une nouvelle interprétation de la réalité pour beaucoup de participants. C’est comme si le grand groupe confirmait et mettait en lumière le caractère unique des personnes, tout en établissant en même temps, sans l’ombre d’un doute, leur interconnexion. Cette perception révèle un modèle sous la surface des choses et, par conséquent, suscite chez les personnes un sentiment de signification et d’appartenance à une création ordonnée qui constitue à la fois un mystère et un soutien. Lorsque cette transformation par un état de conscience plus grand se produit, dans un grand groupe composé de personnes provenant de nations et de cultures différentes, vient s’ajouter l’excitation d’entrevoir l’unité essentielle de l’humanité, actuellement cachée par les alliances de pouvoir en guerre et les conflits internationaux.

Leadership efficace dans le grand groupe

44La plus grande partie de ce chapitre parle des grands groupes qui parviennent à un degré élevé de créativité. Il a été souligné que les leaders ou les facilitateurs de ces groupes doivent être des personnes capables d’incarner le mieux possible les attitudes facilitantes qui constituent la pierre angulaire de l’Approche centrée sur la personne. Le facilitateur qui ne peut pas être congruent, même si cela implique de révéler sa propre vulnérabilité ou inadéquation, ne devrait pas s’embarquer dans ce type de travail, pas plus que les personnes qui ne manifestent pas une acceptation profonde envers les autres êtres humains. En outre, il est peu probable qu’une personne qui ne s’implique pas profondément dans un travail thérapeutique dans le cadre de sa vie professionnelle en temps normal parvienne à atteindre le niveau et l’intensité d’écoute et de communication empathiques qui sont exigés du facilitateur de grand groupe, surtout dans les débuts de l’existence du groupe. Le facilitateur de grand groupe, en bref, doit être sage et expérimenté, bien se connaître et s’accepter lui-même profondément.

45Après avoir dressé le portrait d’un tel modèle, il est important, pour compenser, d’insister sur ce qui est peut-être l’attitude la plus cruciale de toutes, à savoir l’humilité. Le facilitateur ne doit absolument pas être tenté de jouer le rôle de l’expert, de l’enseignant ou, pire encore, du technicien psychologique armé d’un sac de « techniques » de manipulation. Au contraire, il participe à l’expérience du grand groupe comme un apprenant qui est prêt à être avec le groupe en tant que personne à part entière. J’ai parlé ici de grands groupes « réussis », mais leur réussite dépendait dans une large mesure du fait que les facilitateurs étaient disposés à voir le groupe échouer. Chuck Devonshire, l’incarnation même de l’apprenant qui suscite l’inspiration, a résumé tout cela en ces termes :

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Lorsque le facilitateur laisse un groupe se débattre librement avec son propre succès ou son échec et prend lui-même part à cette lutte, il apparaît de plus en plus clairement que la croissance des personnes dépend de leur libre interaction, et non de la capacité, de la compétence ou des techniques supérieures de l’« expert ».
(Devonshire et Kremer, 1980) [9]

47Il est évident que la tâche du facilitateur de grand groupe exige un éventail assez impressionnant de qualités personnelles et professionnelles et qu’à long terme, la présence ou l’absence de ces qualités déterminera l’efficacité du facilitateur. Il y a toutefois des compétences à apprendre, à commencer par la capacité de faire la distinction entre les moments où il vaut mieux que le facilitateur reste en retrait et ceux où une intervention est nécessaire. Ces compétences ne sont en aucune façon des techniques. Elles se développent à partir de la capacité grandissante du facilitateur à rester congruent même dans les interactions les plus chaotiques et à pouvoir utiliser cette congruence dans l’intérêt, au besoin, d’une seule personne dans un groupe de cent participants – et ce, sans toutefois perdre de vue les besoins du groupe entier, même si ces besoins doivent être pour le moment laissés aux bons soins des autres. Les facilitateurs de grand groupe doivent par conséquent être des thérapeutes expérimentés qui ont aussi l’habitude de la facilitation de petits groupes de rencontre. En outre, il est plus que souhaitable qu’ils aient déjà pris part à au moins une expérience de grand groupe en résidentiel en tant que participant ordinaire avant d’essayer d’assumer un rôle dans l’équipe de facilitation. Le FDI a permis à un certain nombre de personnes de faire l’expérience du rôle de cofacilitateur à titre d’apprentissage supplémentaire pour ce travail. Un cofacilitateur est un membre de l’équipe qui utilise néanmoins l’atelier à la fois pour observer de près le comportement des autres membres de l’équipe et pour recevoir de l’aide et des commentaires de leur part. Des mesures sont également prises pour veiller à ce que les cofacilitateurs ne se retrouvent pas surchargés de responsabilités pendant un atelier au point de ne pas pouvoir réfléchir à leur expérience ou de perdre contact avec leurs propres besoins et leurs limites.

Le grand groupe comme expérience de formation

48Les bienfaits évidents que les membres des professions d’aide sont susceptibles de tirer de leur participation aux expériences de grand groupe comme celles qu’offrent les ateliers résidentiels du FDI ont déjà été mentionnés. Cependant, outre la connaissance acquise sur les différentes facettes de l’Approche centrée sur la personne, il y a peut-être d’autres questions en jeu, plus profondes. Fondamentalement, les participants à une expérience de grand groupe de ce type s’y inscrivent en tant que personnes plutôt qu’en tant que professionnels. Pourtant, ils arrivent souvent accablés par le fardeau de leur activité professionnelle et par les ravages que leur travail peut avoir causés dans leur vie personnelle. Souvent, ils se sentent vidés, fatigués et négligés par leurs supérieurs professionnels ou par leur conjoint et leur famille. Pour beaucoup de ces personnes, l’atelier devient une oasis où elles peuvent faire le point sur leur vie et révéler leurs propres blessures et leur besoin d’être nourries émotionnellement. Dans ce sens, l’atelier est souvent une puissante forme de thérapie pour les membres des professions d’aide. Il peut également servir d’avertissement nécessaire pour ceux qui sont, parfois à leur insu, au bord de l’épuisement ou du burnout. Un tel avertissement peut souvent avoir un profond impact sur les personnes concernées. Il leur indique, avant qu’il ne soit trop tard, qu’elles aussi sont des personnes de valeur, qui méritent tout autant de soin et d’attention qu’elles en prodiguent d’habitude à leurs clients.

49Une grande partie de la souffrance ressentie dans les professions d’aide est causée par une bureaucratie insensible et des structures hiérarchiques autoritaires. Ces situations exigent souvent de la part des victimes potentielles un comportement assuré, mais la formation aux professions d’aide ne fait pas grand-chose pour encourager une telle réponse face à l’abus de pouvoir de ceux qui sont en position d’autorité. L’atelier du FDI, en mettant l’accent sur la planification coopérative et sur l’importance unique de chaque personne, présente un modèle qui est non hiérarchique et non autoritaire. Pour beaucoup, il s’agit là d’une expérience libératrice qui leur donne, à leur retour, la confiance en soi et l’énergie nécessaires pour se battre contre l’autorité insensible, ainsi que le courage de ne pas se laisser intimider par des structures apparemment inflexibles. Une indication de ce type de développement personnel est souvent fournie pendant l’atelier par le participant, qui, pour la première fois de sa vie, s’exprime avec conviction devant un groupe de plus de cinquante personnes et se rend compte que celles-ci l’écoutent et sont même prêtes à changer leurs plans à la suite de ses propos.

50En résumé, les organisations qui encouragent leurs membres à participer à des expériences de grand groupe comme celles décrites ici ne devraient pas être surprises si, à leur retour, leurs employés sont nettement plus conscients de leurs propres besoins et calmement déterminés à faire en sorte que ces besoins soient reconnus et satisfaits. Dans de nombreux cas, cela pourrait bien entraîner une remise en question de procédures administratives peut-être consacrées par l’usage et un refus d’accepter les structures qui font peu de cas des différences et des besoins individuels.

Thérapie ou expérience thérapeutique ?

51Il va de soi que l’expérience en grand groupe est, pour la majorité des participants, un événement extrêmement thérapeutique dont ils tirent un bienfait aussi bien sur le plan personnel que professionnel. Elle ne doit toutefois pas être considérée comme une thérapie. Dans la brochure des ateliers d’été du FDI, il est clairement indiqué que les personnes suivant une thérapie devraient discuter de leur participation avec leur thérapeute avant de présenter leur candidature (voir l’annexe). Il y a plusieurs raisons à cela. Premièrement, une telle expérience est, par nature, imprévisible : les personnes bouleversées et extrêmement vulnérables peuvent trouver que le grand groupe leur demande trop d’efforts et que son évolution est frustrante, voire nuisible pour elles. De plus, si leur besoin d’aide et de sécurité est disproportionné, il se peut que cela empêche les autres participants de prendre les risques nécessaires pour étendre les limites de leur propre conscience de soi. Deuxièmement, du fait de la présence d’un certain nombre de personnes qui sont manifestement des « clients », il peut devenir quasiment impossible pour les participants qui exercent des professions d’aide de mettre de côté leur rôle et leur angoisse professionnels et de puiser dans le groupe le type d’enrichissement et d’apprentissage qui provient de la confrontation à soi-même et aux autres en tant que personne, sans attentes liées à leur rôle. Troisièmement, il serait irresponsable de la part des membres de l’équipe ne serait-ce que de sembler proposer une thérapie individuelle ou de groupe alors qu’ils risquent d’être douze fois moins nombreux que les participants et qu’il n’est absolument pas possible d’avoir un entretien avec les candidats avant le groupe.

52Bien entendu, de temps en temps, l’expérience en grand groupe génère chez les participants des conflits et des problèmes personnels qui nécessitent une thérapie par la suite. Dans ce cas, les membres de l’équipe font tout leur possible pour s’assurer que les personnes en question sont mises en relation avec des thérapeutes dans leur ville, et ils mettent un point d’honneur à rester en contact avec elles au cours des mois suivants. De fait, il semble probable qu’un petit nombre de participants s’inscrivent à ces événements dans le but de précipiter une crise à la suite de laquelle ils seront forcés de chercher l’aide thérapeutique dont ils ont besoin. Dans ce sens, l’expérience en grand groupe peut donc être considérée comme un tremplin vers la thérapie pour ceux qui, consciemment ou inconsciemment, manquaient auparavant du courage ou de la compréhension nécessaires pour admettre la profondeur de leurs propres besoins.

Implications sociales et interculturelles

53Dès le début, les ateliers d’été du FDI ont attiré des participants d’autres pays que la Grande-Bretagne. Ils ont également rassemblé des membres de toutes sortes de professions d’aide et des personnes d’opinions religieuses, philosophiques et politiques radicalement différentes. Depuis l’organisation d’un vaste atelier interculturel en Espagne en 1978 (peu après la mort de Franco), le Center for Cross-Cultural Communication[10] (fondé par un ancien codirecteur du FDI, Chuck Devonshire) a parrainé des ateliers similaires chaque année dans beaucoup de pays du monde, notamment en Hongrie [11]. Ces événements ont également été facilités dans la tradition centrée sur la personne décrite dans ce chapitre et ont infiniment contribué à la compréhension des processus en jeu (Devonshire et Kremer, 1980). Mais surtout, ils ont démontré à plusieurs reprises que des grands groupes d’une hétérogénéité presque inimaginable sont capables, dans les conditions adéquates, de trouver des manières de travailler ensemble de façon constructive qui soutiennent les expériences individuelles et respectent les différences humaines. Dans les ateliers du FDI, il y a parfois eu jusqu’à dix nationalités différentes représentées, mais ce chiffre est dérisoire en comparaison avec les vingt nationalités ou plus représentées chaque année lors des événements spécifiquement interculturels.

54Notre propre pays [12] est aujourd’hui plus divisé qu’il ne l’a été pendant de nombreuses années. Une période de récession économique a mis au chômage une multitude de personnes et creusé un fossé de plus en plus profond entre le Nord et le Sud du pays. Le centre des grandes villes est souvent une poudrière où les sentiments interethniques échauffent les esprits. À l’échelle mondiale aussi, les divisions entre les nations et les cultures n’ont jamais été aussi importantes, et la menace nucléaire ne diminue pas. L’épouvantable fléau du VIH (le virus responsable du sida) a désormais attiré l’attention sur la nécessité urgente de découvrir des manières d’être intimement en relation qui, face à une épidémie aussi monstrueuse, ne mettent pas davantage en péril notre espèce.

55Dans un tel contexte, il devient d’autant plus nécessaire et crucial de découvrir des moyens de permettre aux personnes de transcender leurs différences de culture, de formation et d’éducation. La tentation pourrait être grande d’avoir recours à des modes de contrôle autoritaires pour que les différences ne soient pas transcendées mais, au contraire, supprimées ou étouffées. Certes, la peur du grand groupe se répand à mesure que les conflits sont ouvertement déclarés et que l’autorité est remise en question. Mais je suis intimement convaincu que les expériences de grand groupe que j’ai tenté de décrire comportent en elles les germes d’une approche des problèmes pressants de notre époque qui préserve une foi en l’esprit humain qui n’est ni naïve ni follement optimiste. Qui plus est, si les thérapeutes prétendent pourvoir aux besoins de l’individu, mais se taisent quant aux besoins du monde, je ne peux, pour ma part, m’empêcher de penser que ce serait faillir à notre responsabilité.


Annexe

Extraits d’une brochure du FDI (Facilitator Development Institute). Atelier d’été 1986

L’atelier

56L’atelier a avant tout une fonction de formation pour ceux qui travaillent avec des personnes individuellement ou en groupe, et il offre également un contexte propice à la croissance et au développement personnels. En raison de sa nature internationale, il sert aussi à encourager la communication interculturelle et interpersonnelle. Il est conçu pour offrir une expérience d’apprentissage intensif au cours de laquelle les participants peuvent découvrir leur propre pouvoir et leurs ressources ainsi que ceux des autres, trouver de la force et du soutien pour leur vie personnelle et professionnelle, et explorer de nouvelles manières de travailler avec des personnes individuellement et en groupe.

57La philosophie fondamentale du FDI est l’Approche centrée sur la personne dans la tradition de Carl Rogers. Cette approche repose sur la confiance dans la responsabilité de la personne et dans sa capacité de développement.

58Seules les premières étapes de l’atelier seront planifiées par l’équipe du FDI. Le format global sera une conception communautaire, créée pour répondre aux besoins initiaux et émergents de tous les participants, y compris les membres de l’équipe. Chaque personne partage le pouvoir d’influencer le déroulement de l’atelier. Les expériences de groupe, qui existent désormais depuis de nombreuses années et dans beaucoup de pays, nous ont convaincus que l’autodirection et la prise de décision collaborative dans un climat où les sentiments et l’intellect sont tout autant respectés contribuent à un changement personnel et social constructif. L’atelier offre la possibilité de faire des expériences en petits groupes et lors de réunions communautaires en grand groupe. En outre, des domaines d’exploration peuvent se développer autour des intérêts de l’équipe et des participants, par exemple :

  • Expérience et théorie de la facilitation de groupe ;
  • Développement de l’empathie ;
  • Approche centrée sur la personne et psychothérapie ;
  • Approche centrée sur la personne et éducation ;
  • Approche centrée sur la personne et organisations ;
  • Approche centrée sur la personne et formation ;
  • Travail sur la voix et créativité.

Participants

59L’atelier s’adresse particulièrement aux personnes travaillant dans l’éducation, la psychothérapie, la recherche, l’assistance sociale, la psychologie, la psychiatrie, le travail communautaire, la gestion, les églises, les professions de santé, les syndicats et les services armés. Toutefois, les participants à l’atelier ne sont en aucun cas limités à ces professions. Étant donné que la langue principale de l’atelier sera l’anglais, une maîtrise suffisante de cette langue est fortement souhaitable. Pour cet atelier, une limite de 50 participants est envisagée.

Équipes

60Les organisations et les institutions sont encouragées à envoyer des équipes de participants à l’atelier. Cette expérience peut être particulièrement utile si le but est de renforcer l’esprit d’équipe ou si une innovation en matière d’organisation est envisagée.

Recherche

61La réflexion individuelle et l’évaluation de l’expérience vécue pendant l’atelier ont été caractéristiques du FDI par le passé, principalement par la tenue d’un journal intime. L’équipe du FDI espère vraiment que cette tradition se poursuivra et qu’une nouvelle méthode de recherche évoluera au cours de l’atelier d’été. Elle en a fait l’expérience et est convaincue que cette façon de participer peut beaucoup aider une personne dans sa propre compréhension de l’expérience vécue pendant l’atelier. Les membres de l’atelier sont invités à tenir leur propre journal intime. Les participants ne sont en aucune façon tenus de contribuer à un nouveau programme de recherche.

Conditions de participation

62Un atelier pédagogique du FDI ne constitue pas un substitut à la psychothérapie. Les participants y prennent part, à tous les égards, de leur plein gré et sont pleinement responsables d’eux-mêmes pendant l’atelier. Les personnes qui sont actuellement suivies en psychothérapie doivent discuter de leur participation à l’atelier avec leur thérapeute.

Bibliographie

Références

  • Devonshire, C. M. & Kremer, J. W. (1980). Toward a Person-centred Resolution of Intercultural Conflicts. Dortmund. Pädagogische Arbeitsstelle.
  • McLeod, J. A. (1977). A study, using personal accounts and participant observation, of two ‘growth’ movements as social-psychological phenomena, with a discussion of the possibility of a Humanistic Science of Persons. Thèse non publiée. Edinburgh University.
  • Mearns, D. & Lambers, E. (1976). Facilitator Development Institute, Self and Society, vol. 4, n° 12, pp. 9-12.
  • Mearns, D. & McLeod, J. (1984). A person-centered approach to research. In R. F. Levant et J. M. Schlien (éds.) Client-centered Therapy and The Person-centered Approach. New York. Praeger.
  • Rogers, C. R. (1970). Carl Rogers on Encounter Groups. New York. Harper & Row [13].
  • Rogers, C. R. (1977). Carl Rogers On Personal Power. New York. Delacorte Press.
  • Villas-Boas Bowen, M., Justyn, J., Kass, J., Miller, M., Rogers, C. R., Rogers, N. & Wood, J. K. (1978). Evolving aspects of person-centred workshop. Self and Society, vol. 6, n° 2, pp. 43-49.
  • Wood, J. K. (1984). Communities for learning : a person-centered approach. In R. F. Levant & J. M. Schlien (éds.) Client-centered Therapy and The Person-centered Approach. New York. Praeger.

Mots-clés éditeurs : facilitation de groupe, dynamique de groupe, relation d’aide, formation permanente, groupe de parole, formation professionnelle

Mise en ligne 11/07/2017

https://doi.org/10.3917/acp.023.0005

Notes

  • [*]
    L’original de cet article a été publié dans Person-Centred Counselling : Therapeutic and Spiritual Dimensions, 1991, Londres, Whurr Publishers, pp. 50-72.
    Note de l’éditeur : la traduction française de cet article a été réalisée sous la direction de l’association française ACP Formations, qui nous l’a gracieusement fournie.
  • [1]
    En Approche centrée sur la personne, les termes counselling et psychothérapie sont interchangeables.
  • [2]
    N.d.t. : ouvrage traduit et publié en français en 1968 sous le titre Le développement de la personne.
  • [3]
    N.d.t. : en anglais community meeting.
  • [4]
    Rogers, 1970, p. 153. N.d.t. : voir en français Rogers, C. R., Les Groupes de rencontre, Paris, Dunod, 1973, p. 153.
  • [5]
    Depuis 1991, la section de formation des thérapeutes du FDI a été renommée Person-Centred Therapy (PCT [Britain]).
  • [6]
    N.d.t. : Mearns & Lambers, 1976, p. 11.
  • [7]
    Le Dr McLeod forma ensuite des thérapeutes à Keele University.
  • [8]
    N.d.t. : McLeod, 1977, p. 269.
  • [9]
    N.d.t. : Devonshire et Kremer, 1980, p. 16.
  • [10]
    N.d.t. : en français « centre de communication interculturelle ».
  • [11]
    N.d.l.r. : un tel « Atelier de communication interculturelle » a eu lieu en France en 1988.
  • [12]
    N.d.t. : il s’agit du Royaume-Uni.
  • [13]
    N.d.t. : en français : Rogers, C. R. (1973). Les Groupes de rencontre. Paris. Dunod.
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