Couverture de ACO_201

Article de revue

L’enfant témoin et l’enfant lecteur chez Mehrnousch Zaeri-Esfahani. Lire des « témoignages » dans le cadre scolaire

Pages 73 à 92

Notes

  • [1]
    Le site internet de l’autrice donne les indications suivantes : dès 12 ans pour 33 Bogen und ein Teehaus et dès 8 ans pour Das Mondmädchen (http://www.zaeri-autorin.de, consulté le 25.11.2019).
  • [2]
    « Es war das Subversive an diesem Namen [Peter Hammer, die wörtliche Übersetzung von “Pierre Marteau”], das den Gründern des Verlages 1966 so gefiel: Kritische (links-)politische Bücher und Literatur jenseits des Mainstream sollten hier in Wuppertal erscheinen. » (https://www.peter-hammer-verlag.de, consulté le 04.12.2019.) (C’était le côté subversif de ce nom [Peter Hammer, traduction littérale de « Pierre Marteau »] qui a autant plu aux fondateurs de la maison d’édition en 1966 : des livres et de la littérature critiques et politiques [orientés à gauche], allant au-delà du mainstream, devaient paraître ici à Wuppertal [ma traduction].)
  • [3]
    La première de couverture est visible sur le site http://www.zaeri-autorin.de (consulté le 25.11.2019).
  • [4]
    Ma traduction, tout comme celle du second titre.
  • [5]
    « Drei Jahre habe ich für “33 Bogen und ein Teehaus” recherchiert, mich zu erinnern versucht und viele Gespräche mit meiner Familie geführt. Ich habe lange daran gearbeitet, wirklich aus der Sicht eines Kindes zu schreiben und meine heutige Meinung und politische Botschaften komplett herauszuhalten. Während der Arbeit an diesem Roman hat sich eine weitere Geschichte aufgedrängt, die sich einfach nicht zur Seite schieben liess. “Das Mondmädchen” schrieb ich innerhalb einer Woche nieder. » (Zaeri-Esfahani 2016c)
  • [6]
    La traduction est mienne, ainsi que celles qui suivent.
  • [7]
    Le terme allemand Flucht, littéralement « fuite », fait référence au contexte de la migration de manière plus évidente qu’en français. C’est un dérivé du terme Flüchtling, « réfugié ». Zaeri-Esfahani insiste d’ailleurs sur le terme : « Denn es handelte sich nicht um eine Ausreise, sondern um eine Flucht. » (Zaeri-Esfahani 2016a : 63) (Car il ne s’agissait pas d’un départ pour l’étranger, mais d’une fuite.)
  • [8]
    Conférence intitulée : « Témoigner en littérature ? Pratiques d’écriture, posture critique ».
  • [9]
    « Le témoignage comme art d’écrire s’est inventé au XXe siècle en lien avec les violences politiques de masse ; il est l’œuvre d’une victime, rescapée ou non, de la terreur moderne, qui dépose contre les coupables et autres responsables, qui relate son expérience collective pour la donner à connaître et à comprendre par-delà le secret et l’oubli, et qui la transmet aussi au nom de tous les disparus. On peut donc parler de témoignage quand une œuvre témoigne de crimes de guerre, d’un nettoyage ethnique, d’un génocide, de la détention en camp de concentration. » (Detue 2012 : 85)
  • [10]
    Les termes allemands angeglotzt et begafft sont plus vulgaires que la traduction que j’en propose.
  • [11]
    Le terme allemand unvorstellbar est employé par Weigel (2002) pour parler de témoignages de survivants de la Shoah.
  • [12]
    En réalité, il s’agit plutôt d’une perspective à mi-chemin entre celle de l’enfant et de l’adulte car, bien qu’on ait accès aux connaissances et aux émotions de l’enfant, le texte est composé avec les temps du passé.
  • [13]
    « [Zeuge] bedeutet ursprünglich “das Ziehen”, dann speziell “das Ziehen vor Gericht”, schließlich “die vor Gericht gezogene Person”. » (Duden 2007 : 946)
  • [14]
    « In latino ci sono due parole per dire il testimone. La prima, testis, da cui deriva il nostro termine testimone, significa etimologicamente colui che si pone come terzo (*terstis) in un processo o in una lite tra due contendenti. La seconda, superstes, indica colui che ha vissuto qualcosa, ha attraversato fino alla fine un evento e può, dunque, renderne testimonianza. » (Agamben 1998 : 15)
  • [15]
    Notamment pour Frédérik Detue et, dans une moindre mesure, pour Maria Anna Mariani, qui estime que « malgré ses points problématiques, Ce qui reste d’Auschwitz est une réflexion très importante sur le texte de Levi et sur le témoignage en général » (Mariani 2018 : 36) [ma traduction].
  • [16]
    « La testimonianza si presenta qui come un processo che coinvolge almeno due soggetti : il primo, il superstite, che può ma non ha nulla di interessante da dire, e il secondo, colui che “ha visto la Gorgona”, che “ha toccato il fondo”, che ha, perciò, molto da dire, ma non può parlare. Chi dei due testimonia ? Chi è il soggetto della testimonianza ? » (Agamben 1998 : 111)
  • [17]
    « Eine “Autobiographie” ist ein prinzipiell nichtfiktionaler narrativer Text, in dem das Leben des Autors in seiner Gesamtheit oder in Abschnitten retrospektiv geschildert wird. » (Kraus 2009 : 22, je souligne) (Une « autobiographie » est un texte narratif en principe non fictionnel, dans lequel la vie de l’auteur est décrite dans son intégralité ou en partie, de manière rétrospective.)
  • [18]
    Référence au film d’Errera (2000) intitulé Les enfants déplacés.
  • [19]
    Il existe un certain nombre d’études qui se sont intéressées au rapport entre témoignage et fiction, aussi bien dans le domaine francophone que germanophone. Dans le domaine francophone, on compte notamment Wardi (1986) et Bornand (2004). Dans le domaine germanophone, Silke Segler-Messner, Monika Neuhofer et Peter Kuon ont publié un ouvrage collectif intitulé Vom Zeugnis zur Fiktion (2006).
  • [20]
    Ma traduction.
  • [21]
    Françoise Lavocat parle de « monde-actuel-dans-la-fiction » et de « monde-fictionnel-dans-la-fiction » (2016 : 444).
  • [22]
    Françoise Lavocat prend le contre-pied de la célèbre expression de Coleridge willing suspension of disbelief souvent reprise dans les théories de la fiction (Lavocat 2016 : 76).
  • [23]
    Je m’appuie sur la définition qu’en donne Érick Falardeau (2003).

1Comment aborder en classe des témoignages et quelles responsabilités incombent au lectorat, adulte comme enfant ? C’est vers ce questionnement que cherche à mener le présent article, en s’appuyant sur différents points d’analyse des œuvres de Mehrnousch Zaeri-Esfahani, 33 Bogen und ein Teehaus et Das Mondmädchen.

2Née dans la ville de Isfahan en 1974, Mehrnousch Zaeri-Esfahani est enfant lorsqu’éclate la révolution islamique de 1979. Le régime autoritaire de Khomeini entraîne son exil et celui de sa famille en 1985. D’une durée de quatorze mois, leur itinéraire passe par la Turquie et par l’Allemagne de l’Est. Ses parents obtiennent finalement l’autorisation de s’installer à Heidelberg, où Zaeri-Esfahani passe son bac. En 2016, après avoir pratiqué comme socio-pédagogue auprès de réfugiés pendant dix-sept ans, elle publie deux œuvres destinées à un jeune lectorat [1] : 33 Bogen und ein Teehaus et Das Mondmädchen. Mettant toutes deux en scène une enfant confrontée d’abord à la révolution, puis à un régime politique autoritaire et à l’exil, elles répondent pourtant à des projets auctoriaux très différents. La première est présentée comme une Autobiografie sur le site internet de l’autrice tandis que la seconde est qualifiée de Roman (en allemand) notamment dans le péritexte de l’ouvrage. Les deux œuvres voient le jour dans deux maisons d’édition différentes, dans un intervalle restreint. 33 Bogen und ein Teehaus est publié chez Peter Hammer Verlag, spécialisé en livres d’images et livres pour enfants. Cette maison d’édition, qui place le texte de Zaeri-Esfahani dans la collection « Flucht und Migration », s’inscrit dans une optique politisée et subversive [2].

3La première de couverture [3] met en avant la thématique de l’exil : une petite figure féminine transportée par un avion en papier y est représentée, symbole à la fois de vulnérabilité et de jeux enfantins. D’autres images symboliques parsèment l’ouvrage, en début de chaque chapitre. C’est à un souvenir heureux de la toute petite enfance de la narratrice que fait référence le titre 33 Bogen und ein Teehaus (33 arches et un salon de thé) [4] : elle et sa famille se promènent en début de soirée sur le pont qui traverse le fleuve « Zayandeh Rud », nommé le pont aux trente-trois arches (« Si-o-se-pol »).

4Ouvrage illustré par des planches de Mehrdad Zaeri (le frère de l’autrice), Das Mondmädchen est publié chez Knesebeck, spécialisé dans les livres d’images. L’illustration de la première de couverture de Das Mondmädchen (La jeune fille de la lune) invite immédiatement le lecteur ou la lectrice dans un monde fictif, foisonnant de références intertextuelles et intermédiales. Des jeux d’ombres et de lumières représentent une jeune fille agenouillée devant une source éclairée par la pleine lune, accompagnée par un cygne gigantesque. Ouvrant tout un imaginaire de contes, le titre et l’image rappellent des « classiques » de la littérature de jeunesse, de Nils Holgerssons underbara resa genom Sverige (Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède) de Selma Lagerlöf, au texte danois Den grimme ælling (Le vilain petit canard) de Hans Christian Andersen.

5Une interview de Zaeri-Esfahani souligne la durée de rédaction des deux œuvres. L’autrice dit avoir effectué des recherches durant trois années afin d’écrire 33 Bogen und ein Teehaus. La remémoration et les nombreuses conversations avec ses proches l’ont aidée à retrouver la perspective de l’enfant (« wirklich aus der Sicht eines Kindes zu schreiben »). Durant ce processus, une autre histoire s’est imposée à elle (« hat sich eine weitere Geschichte aufgedrängt »), Das Mondmädchen, qui a été couchée sur le papier en une semaine seulement [5]. La relation entre ces deux histoires est également dévoilée dans la notice biographique située à la fin de Das Mondmädchen :

6

Während sie ihre Autobiografie unter dem Titel “33 Bogen und ein Teehaus” schreibt, entwickelt sie den Wunsch, ihre Flucht in einem Roman so zu beschreiben, wie sie sich diese als Kind gewünscht hätte.
(Zaeri-Esfahani 2016b : 143)

7

(Pendant qu’elle écrit son autobiographie intitulée « 33 Bogen und ein Teehaus », elle éprouve le désir de décrire, dans un roman, sa fuite telle qu’elle l’aurait souhaitée étant enfant.)[6]

8Le conditionnel passé gewünscht hätte montre qu’après l’Autobiografie, le Roman donne la possibilité de réexplorer le vécu, la « fuite » [7]. Aucun des deux textes n’est explicitement présenté comme un témoignage par l’autrice, ni par les éditeurs. Il me semble qu’on peut pourtant s’interroger sur leur « valeur testimoniale ».

9La première conférence du colloque Regards sur le témoignage, donnée par Frédérik Detue [8], a posé un cadre conceptuel très restreint du témoignage. Selon ce dernier, seul peut être considéré comme un témoignage un texte écrit directement par une victime ayant subi une violence collective [9]. Dans cette perspective, l’un des personnages de 33 Bogen und ein Teehaus serait particulièrement susceptible d’être considéré comme un témoin direct : il s’agit d’une jeune fille que la petite Mehrnousch considère comme sa grande sœur, Siba. Enlevée par les Gardiens de la révolution, les Pasdaran, pour cause de « réponse insolente » (« freche Antwort »), elle est emprisonnée durant deux jours, maltraitée et affamée. Or le terme Zeugin n’est pas employé pour faire allusion à Siba, comme on pourrait s’y attendre selon la conception de Detue, mais à la petite Mehrnousch, qui plus est dans un contexte sans rapport direct avec cet atroce événement. En m’écartant de la définition du témoignage de Detue pour m’intéresser à l’usage du terme que propose Zaeri-Esfahani, je souhaite montrer que 33 Bogen und ein Teehaus et Das Mondmädchen peuvent servir de point de départ pour des réflexions sur le témoignage.

10Partant des gestes auctoriaux, le cheminement de cette contribution mènera vers la reconnaissance de ces gestes par le lectorat, ainsi que vers les gestes lectoriaux eux-mêmes. Mon propos s’articulera autour d’un axe principal : la relation entre l’enfance (de l’autrice/narratrice, du lectorat) et le témoignage. La question de l’intention de l’autrice ainsi que celle des « genres » (Autobiografie/Roman) accompagneront mon raisonnement. Tandis que la première partie sera consacrée à l’usage que Zaeri-Esfahani fait du terme témoin (Zeugin) et aux enjeux de l’emploi du terme, la seconde sera focalisée sur la mise en scène de la première personne dans 33 Bogen und ein Teehaus, ainsi que son lien avec d’autres personnes : « ils/elles », « nous ». La troisième partie s’interrogera sur la possibilité de témoigner ou de relayer une expérience vécue par le biais du Roman. Finalement, il s’agira de réfléchir aux façons de lire du jeune lectorat. Si l’autrice n’a pas l’intention explicite de témoigner, peut-on tout de même lire ses œuvres comme des témoignages ? Qu’en est-il des responsabilités de l’enfant, de l’enseignant·e face au témoignage ?

Le regard de l’enfant témoin

11Le terme Zeugnis (témoignage) n’est employé par Zaeri-Esfahani ni pour qualifier ses œuvres, ni dans aucun des deux textes. Toutefois, un dérivé du terme est employé dans 33 Bogen und ein Teehaus à une seule reprise : Zeugin (témoin). Dans ce passage, tiré du chapitre « Westberlin » et situé aux deux tiers du livre, le parcours d’exil touche à sa fin. La narratrice et sa famille vivent alors dans un foyer pour réfugiés.

12

Um nicht verrückt zu werden, kaufte mein Vater auf dem Flohmarkt einen uralten Schwarz-Weiß-Fernseher. Dieser Fernseher änderte mein Alltagsleben. Ich wurde von nun an Zeugin des westdeutschen Fernsehprogramms. Ich glaubte, der Fernseher brächte mir die echte Welt von da draußen in unser trostloses und überheiztes Zimmer.
Es tat gut, die fremde Welt da draußen zu sehen, ohne dass ich das sichere Zimmer verlassen, ohne dass ich mich auf die Menschen einlassen musste, die ich nicht verstand, ohne dass mir jeder einzelne Finger vor Kälte abzufrieren drohte, ohne dass ich mich von den Menschen angeglotzt und begafft fühlte. Ich sah die bunte Welt des Konsums und Miss Tagesschau. Ich liebte die Werbung und die Zeichentrickfilme und staunte über die vielen halb nackten Schauspieler und noch mehr über fast nackten Schauspielerinnen.
(Zaeri-Esfahani 2016a : 99-100, je souligne)

13

(Pour ne pas devenir fou, mon père acheta au marché aux puces une très vieille télévision en noir et blanc. Cette télévision changea ma vie quotidienne. Je devins alors témoin du programme télévisuel de l’Allemagne de l’Ouest. Je croyais que la télévision m’apportait le véritable monde de l’extérieur, dans notre chambre maussade et surchauffée.
Cela faisait du bien de voir le monde inconnu, là dehors, sans devoir quitter la sécurité de la chambre, sans devoir m’engager dans des relations avec des gens que je ne comprenais pas, sans que chacun des mes doigts menace de geler dans le froid, sans que je me sente observée avec des yeux ronds et reluquée  [10]. Je vis le monde coloré de la consommation et Miss Journal télévisé. J’adorais les spots publicitaires et les dessins animés et m’étonnais des nombreux acteurs à moitié nus et encore plus des actrices presque nues.)

14Dans l’œuvre, le terme Zeugin ne sert pas à rendre compte d’événements liés à la révolution islamique ou à l’exil. La narratrice mentionne plus tôt dans l’ouvrage les enfants soldats qui meurent en martyrs lors de la guerre contre l’Irak, ou encore les tortures subies par le personnage de Siba sous l’emprise des Pasdaran. Cette dernière expérience est si traumatisante que la jeune victime refusera à tout jamais de la raconter. Les enfants soldats et Siba étant soit dans l’incapacité de témoigner, soit dans le refus de le faire, la narratrice ne peut recueillir leur témoignage. Elle-même n’ayant vécu ni l’expérience du front, ni celle de l’emprisonnement, les événements « inconcevables » [11] ne peuvent être directement racontés ; ils sont pourtant évoqués par la narratrice, en tant que témoin indirecte.

15En revanche, la confrontation au monde coloré de la consommation appelle à l’utilisation du terme Zeugin. L’acquisition du téléviseur permet à l’enfant de devenir « témoin » non pas du monde extérieur dans son intégralité, comme elle le croit d’abord, mais d’une infime partie de ce monde, « filtré » par le programme de télévision. À partir d’images en noir et blanc, elle se construit un monde coloré (« ich sah die bunte Welt ») et réconfortant dans lequel elle souhaite trouver une place. L’insistance sur le terme draußen (dehors) montre à quel point la dichotomie est forte entre l’« extérieur », à première vue inhospitalier (« die fremde Welt da draußen »), et l’« intérieur », accueillant et pourtant impliquant une forme d’isolement. La non-compréhension de la langue allemande renforce l’écart entre le monde extérieur et le monde familial. Cette situation, à la fois sécurisante et trompeuse pour l’enfant, forme ses premières « connaissances » de l’Allemagne de l’Ouest. Si le téléviseur rend le présent supportable, c’est qu’il le met – d’une certaine manière – à distance. Toutefois, un autre type de distance – une distance temporelle, qui ira de pair avec l’apprentissage de la langue et le mûrissement de l’enfant – sera nécessaire pour déconstruire rétrospectivement les croyances premières.

16La stupéfaction liée à la nouveauté peut également être vue comme favorisant une compréhension d’un autre ordre. Notons que Zaeri-Esfahani insiste sur le programme de télévision de l’Allemagne de l’Ouest. Riche d’un bagage culturel fort différent de celui du pays d’accueil, la protagoniste pose sur le monde de la télévision non seulement son regard d’enfant, mais également son regard étranger. Cette double défamiliarisation peut, si l’on se réfère au concept d’estrangement repris par Carlo Ginzburg aux formalistes russes, lui offrir une meilleure compréhension de la réalité. « Comprendre moins, être ingénu, rester stupéfait sont des réactions qui peuvent nous aider à voir davantage, à saisir une réalité plus profonde, plus naturelle. » (Ginzburg 2001 : 26) Grâce à son étonnement, l’enfant peut, par exemple, s’interroger sur le monde consumériste occidental, ou encore comprendre ce que signifie le fait de se sentir différente et observée bouche bée par les autres enfants. Comme le constate Catherine Coquio dans son analyse d’un corpus de textes testimoniaux, « l’enfant est […] un grand déplaceur de point de vue en littérature » (Coquio 2015 : 482). Afin d’offrir ce regard « oblique » au lectorat, Zaeri-Esfahani choisit, du moins dans la partie centrale du texte, la perspective de l’enfant [12], ce qui lui permet de narrer son vécu en jouant continuellement sur la compréhension ambiguë de l’enfant.

17Au vu de l’usage qu’elle en fait, la conception du terme Zeugin de Zaeri-Esfahani comporte cette défamiliarisation qui favorise un regard tout à la fois intrigué et clairvoyant. Le terme est employé de façon ironique puisqu’il englobe la naïveté de l’enfant qui se croit témoin et la reconsidération de l’adulte qui utilise le terme malgré tout. Dans ce contexte, la Zeugin est d’une part une personne tierce, qui ne prend pas part à l’action mais observe et tente de se familiariser et, d’autre part, une personne qui a subi un déplacement géographique (umziehen). Notons que le substantif Zeuge (moyen-haut-allemand [ge]ziuc, geziuge) vient du verbe ziehen, qui signifie « tirer ». Dans le sens étymologique et juridique, le témoin est une personne « tirée » dans un tribunal [13]. Cette origine du terme invite à établir un parallèle avec les considérations d’Agamben au sujet de l’italien testimone. Le philosophe rappelle que le latin possède deux termes pour désigner le témoin : superstes (le survivant, le rescapé, celui qui a « vécu quelque chose, a traversé de bout en bout un événement et peut donc en témoigner ») et testis, (celui qui, sans avoir vécu directement un événement, « se pose en tiers » dans le cadre d’un procès – ce qui suppose une certaine neutralité (Agamben 2003 : 17) [14] –, le deuxième ayant donné lieu à l’italien testimone (et au français témoin).

18Se rapprochant davantage de cette seconde origine latine, la conception du témoignage que propose Zaeri-Esfahani montre avec quelles précautions il est nécessaire de considérer le terme de Zeugin. Si le regard étranger (et donc davantage « neutre » ?) de l’enfant agit comme un prisme par rapport au monde extérieur, que « fait-il » aux événements vécus en Iran et à l’expérience de l’exil ? Si Mehrnoursch est Zeugin (au sens de testis) du monde coloré de la télévision, la narratrice, avec son regard plus distant temporellement, ne l’est-elle pas aussi de son enfance ? Pourrait-on éventuellement considérer l’enfant comme une superstes ? Avec des angles de vue en perpétuelle tension entre le passé et le présent, entre l’extérieur et l’intérieur, entre l’intrigue et la clairvoyance, comment le je de l’enfant – « témoin » ambivalent – et le je de la narratrice adulte se mettent-ils en place dans l’Autobiographie ? Quels rapports entretiennent-ils avec l’altérité ?

« Je » et les autres

19La question de la collectivité liée à l’événement dont on témoigne – l’un des aspects définitoires du témoignage selon Detue – pose des questions fondamentales. Le témoin devrait-il s’exprimer uniquement en son nom ou également au nom des autres ? Les points d’intersection et de divergence entre le témoignage et l’autobiographie ont notamment été examinés par Maria Anna Mariani à travers l’œuvre de Primo Levi, qui s’interrogeait lui-même sur l’aspect collectif – au travers du contexte particulier de la Shoah (Levi 2007). D’après Levi, le discours du survivant doit, par délégation (per delega), parler pour les disparus. Dès lors, le je (io) est converti en nous (noi). Selon la lecture d’Agamben de l’œuvre de Levi – problématique pour certain·e·s chercheur·e·s [15] –, le témoignage implique deux sujets : le survivant, qui n’a rien d’intéressant à dire, et celui qui a « touché le fond », qui a beaucoup à dire mais qui ne peut parler (Agamben 1998 : 111) [16]. Avec la conversion du je en nous, on court le risque, pour Mariani, de voir la singularité et la subjectivité s’éroder (Mariani 2018 : 37 ; 48). Dans le sillage de ces réflexions, on peut se demander quelle place Zaeri-Esfahani (ou, parfois, son éditeur) attribue au moi dans l’ouvrage qu’elle qualifie d’autobiographique.

20Dès la quatrième de couverture, une relation « d’identité » est établie entre la protagoniste et l’autrice, par l’usage du prénom Mehrnousch :

21

Die kleine Mehrnousch erlebt mit ihren drei Geschwistern eine privilegierte Kindheit in der schönen Stadt Isfahan im Iran der 70er Jahre – bis Ayatollah Chomeini an die Macht kommt. […] Mehrnouschs Familie flieht über die Türkei nach Berlin und es beginnt eine Odyssee durch viele Flüchtlingsheime.
Poetisch und doch einfach erzählt die Autorin aus der Perspektive des Mädchens von damals.
(Zaeri-Esfahani 2016a : quatrième de couverture)

22

(La petite Mehrnousch et ses trois frères et sœur vivent une enfance privilégiée dans la belle ville d’Isafhan, dans l’Iran des années 70 […] jusqu’à ce qu’Ayatollah Khomeini arrive au pouvoir. […] La famille de Mehrnousch s’enfuit à Berlin, en passant par la Turquie ; alors commence une Odyssée à travers de nombreux foyers de réfugiés.
Dans un langage poétique et pourtant simple, l’autrice raconte dans la perspective de la petite fille d’autrefois.)

23A priori, l’identité du prénom, l’ancrage spatio-temporel et la mention d’une personnalité publique invitent le lectorat à aborder le récit dans une optique autobiographique. Pourtant, l’éditeur précise qu’il s’agit de la perspective de la petite fille d’autrefois. Cette perspective est-elle réellement conciliable avec l’Autobiografie, souvent considérée comme étant construite de manière rétrospective ?  [17] Par ailleurs, 33 Bogen und ein Teehaus débute de manière décentrée par rapport à la première personne ; c’est le pronom ils qui est au centre. Le prologue fait mention de la catastrophe de Tchernobyl, survenue presque simultanément à l’arrivée de la narratrice en Allemagne ; cette dernière fréquente sa nouvelle école depuis quelques jours le 26 avril 1986. Le rapport de simultanéité qui unit les deux « événements » n’est pourtant pas révélé d’emblée et le je (ich) n’apparaît qu’à la quatrième page de texte, qui plus est, introduit par une négation :

24

Das tödliche Schweigen und allgemeines Entsetzen hatten die gesamte Welt in ihre Gewalt gebracht.
Die gesamte Welt, nur nicht mich. Obwohl diese gewaltigen, übermächtigen Bilder der Nuklearkatastrophe durch die flimmernde Fernsehscheibe drangen und auch mir vor Augen kamen, wurden sie in meinem Kopf wie von unsichtbarer Hand zu einem einzigen winzigen Pixel komprimiert und in der Schublade der Bedeutungslosigkeit abgelegt.
(ibid. : 11, je souligne)

25

(Le silence mortel et l’effroi général s’étaient emparés du monde entier par leur violence.
De tout le monde, seulement pas de moi. Bien que ces images violentes, toutes-puissantes de la catastrophe nucléaire pénétraient à travers l’écran scintillant de la télévision et arrivaient jusqu’à mes yeux, elles étaient comme comprimées par une main invisible en un unique et minuscule pixel, et rangées dans le tiroir de l’insignifiance.)

26Cette citation montre l’écart qui existe entre le ressenti de l’enfant d’autrefois et la prise de conscience ultérieure de la narratrice, qui utilise alors des termes marquants comme tödlich, Entsetzen, gewaltig et übermächtig. Tandis que la partie centrale du livre raconte l’histoire de Mehrnousch, le prologue et l’épilogue permettent d’introduire plus fortement la perspective de l’adulte et d’insister sur les trente années qui la séparent des catastrophes familiale et mondiale. Ainsi est évoqué l’exil vécu par les enfants de Pripjat. La narratrice observe qu’au moment où sa famille trouvait un foyer, certaines personnes perdaient le leur. Alors que le je de l’enfant avait été incapable d’intégrer l’information et, par conséquent, de se décentrer, le récit « autobiographique » donne une place à l’Autre – aux enfants ayant vécu un déchirement similaire au sien :

27

Innerhalb von einer Stunde sollten sie vor ihrer Haustür auf einen Bus warten, der sie wegbringen würde. Aber man sagte ihnen nicht, dass sie nie wieder zurückkehren würden. Jede Familie durfte nur einen Koffer und jedes Kind nur ein Spielzeug mitnehmen. Die Haustiere mussten zurückbleiben.
(ibid. : 144)

28

(En l’espace d’une heure, ils devaient se rendre devant la porte de la maison pour attendre le bus qui allait les emmener. Mais on ne leur dit pas qu’ils n’allaient jamais revenir. Chaque famille pouvait emporter seulement une valise et chaque enfant seulement un jouet. Les animaux domestiques durent rester sur place.)

29L’attente, la limitation dans les jouets à emporter ainsi que l’abandon des animaux domestiques sont des thématiques abordées pour parler de l’exil autant de Mehrnousch que de Mahtab (la protagoniste de Das Mondmädchen). Dans 33 Bogen und ein Teehaus, elle exprime par exemple son inquiétude pour les chats du quartier dont elle s’occupait et qu’elle laisse derrière elle. Dans Das Mondmädchen, la narration soulève la nécessité d’abandonner la grande majorité des jouets derrière soi. Bien que les expériences des enfants de Pripjat et des protagonistes Mehrnousch et Mahtab présentent des ressemblances, les différents types d’exils ne sont pas englobés pour autant dans une forme d’universalisation. Zaeri-Esfahani ne parle pas au nom des enfants de Pripjat et n’utilise pas le nous à cet endroit. Par contre elle exprime son empathie :

30

Ich fühle mit ihnen ihre Sehnsucht nach den Liedern, den Gerüchen und den Bildern ihrer für immer verloren gegangenen Heimaterde.
(ibid. : 145)

31

(Je ressens avec eux la nostalgie pour les chansons, les odeurs et les images de leur terre natale perdue pour toujours.)

32Commun aux enfants déplacés [18], ce mélange de charme sensoriel des souvenirs de l’enfance et de déchirement lié à l’exil donne une saveur nostalgique au titre 33 Bogen und ein Teehaus. Si la référence aux soirées passées sur le pont aux trente-trois arches possède quelque chose qui dépasse l’individu, il s’agit pour Zaeri-Esfahani de mettre au centre avant tout le noyau familial.

33

In meiner Welt existierten nur meine Eltern, meine zwei älteren Brüder, meine kleine Schwester und ich, Pilger aus Isfahan, gefangen in unserer eigenen unermesslichen Katastrophe.
(ibid. : 11)

34

(Dans mon monde, seuls existaient mes parents, mes deux frères aînés, ma petite sœur et moi, pèlerins venus d’Isfahan, captifs de notre propre catastrophe incommensurable.)

35Tandis que la narratrice déclarait avoir été « témoin » des dessins animés et des spots publicitaires de l’Allemagne de l’Ouest, elle n’utilise pas le terme Zeugin pour parler de sa « propre catastrophe incommensurable ». Est-ce parce qu’elle ne se considère pas comme une « témoin » ou parce que le mot Zeugin ne lui semble pas approprié ? Ou encore parce qu’il est si difficile, comme le démontre l’histoire de Siba, de témoigner de violences subies de très près ? Le superstes serait-il, dans certains cas, dans l’incapacité ou l’impossibilité de parler pour lui, ce qui reviendrait à briser le lien entre les notions de superstes et de témoignage, légitimant peut-être le témoin au sens de testis ?

36Si les expériences traumatiques (comme l’exil) vécues par l’enfant demeureront, d’une certaine manière, à jamais inaccessibles, les événements du monde extérieur (comme Tchernobyl) sont, quant à eux, probablement trop « lointains » et « inconcevables » pour que Mehrnousch parvienne à les « saisir », c’est-à-dire à les classer dans un autre tiroir que celui de l’insignifiance. La narratrice admet que les informations télévisuelles sur la catastrophe de Tchernobyl ne l’ont pas touchée, contrairement à la publicité, à « Miss Journal télévisé » et aux actrices presque nues. En fin de compte, elle peut « témoigner » uniquement de ce qui était « à la bonne distance », ce qu’elle nomme le « vrai » monde (« die echte Welt »), un monde étranger mais coloré, plus accessible (et acceptable) que le monde entier (« die gesamte Welt »), touché par la catastrophe nucléaire, et plus accueillant et excitant, aussi, que le petit monde de sa cellule familiale.

37La narratrice souligne le gouffre qui existait entre « son » monde et celui des autres, dont les parois, autrefois hermétiques, peuvent communiquer dans l’œuvre. L’enfant conçoit les membres de sa famille comme des pèlerins en quête de liberté et de paix cependant devenus prisonniers ; ils forment à ses yeux une entité, nous en opposition avec le monde extérieur. Dans la majorité des cas où Zaeri-Esfahani emploi le nous (wir), c’est soit pour s’inclure dans l’ensemble de la famille, soit dans celui de la fratrie (wir Kinder).

38La perception enfantine est un élément central de la narration. Grâce à cet angle de vue, Zaeri-Esfahani tente de décrire les choses de la manière la plus « juste » possible, tout en ayant conscience de la distance temporelle impliquée. L’ambivalence liée au procédé, entre justesse et distance, constitue un prisme par lequel passe (ou ne passe pas) le témoignage. Naïvement décrites, les femmes vêtues en tchador sont assimilées à des tentes noires déambulantes (ibid. : 34) ; la révolution est une période amusante, qui ressemble à celle des vacances d’été (26) ; et tout ce que sait Mehrnousch de la réalité politique de l’Iran lui vient des adultes, soit parce qu’ils le lui communiquent, soit parce qu’elle surprend leurs conversations (44, 48). L’enchâssement du point de vue de l’enfant (dans la partie centrale du récit) dans celui de la narratrice adulte (dans le prologue et l’épilogue) permet de refléter la complexité inhérente à la narration « fidèle » du vécu. Qui, de la protagoniste ou de la narratrice, « témoigne » – si témoignage il y a ? La première, avec son récit peut-être vacillant, mais pourtant irremplaçable, ou la seconde dont la perspective permet de saisir les événements avec un regard ultérieur, reconstruisant une « histoire » de vie probablement un peu factice ?

La rencontre de deux mondes

39Une histoire de vie (ou d’enfance), c’est ce que construit le roman Das Mondmädchen. Bien que la mise en comparaison des deux ouvrages de Zaeri-Esfahani puisse tenter de rapprocher le Roman de la fiction [19] (par opposition à l’Autobiografie), il serait réducteur, voire fallacieux d’associer trop rapidement ces deux termes. En effet, l’aspect fictionnel n’est pas nécessairement constitutif du Roman. Le Handbuch der literarischen Gattungen, par exemple, ne met pas cet aspect en exergue dans sa définition : « En général, le “Roman” peut être défini comme un long récit en prose, qui est souvent publié dans un livre, parfois aussi en plusieurs volumes. » (Fludernik 2009 : 627) [20] Pour cause de cette association parfois problématique, le roman entretient un rapport délicat avec le témoignage. Pourtant, dans le cas de Das Mondmädchen, il ne s’agit pas tant de fiction que de fantastique. La quatrième de Das Mondmädchen utilise le terme fantastisch pour établir une relation paradoxale entre le récit et le monde réel :

40

In einem fernen Kaiserreich lebt die kleine Mahtab mit ihrer Familie […] Eine fantastische Erzählung über eine wahre Geschichte mit Illustrationen von Mehrdad Zaeri-Esfahani.
(Zaeri-Esfahani 2016b : quatrième de couverture)

41

(Dans un empire lointain, la petite Mahtab vit avec sa famille […] Un récit fantastique à propos d’une histoire vraie, avec des illustrations de Mehrdad Zaeri-Esfahani.)

42Des éléments biographiques, géographiques et politiques sont reconnaissables tout au long du texte mais ils subissent une « reconfiguration romanesque ». Les noms des membres de la famille, par exemple, sont modifiés et Khomeini est féminisé et nommé emblématiquement Die Blutrote. La multiplicité de la scénographie ainsi construite (Maingueneau 2004 : 192) est d’emblée observable dans l’incipit. Contrairement à 33 Bogen und ein Teehaus (qui présente un double point de vue narratif et une double temporalité), Das Mondmädchen ne comporte ni prologue ni épilogue et n’a pas recours aux mêmes procédés textuels. La narration s’ouvre sur la naissance de la protagoniste, racontée par elle-même :

43

Um meine Geburt ranken sich viele Erzählungen. Ich glaube mich an die Augen meiner Tante zu erinnern, die mich auf den Armen hielt.
(Zaeri-Esfahani 2016b : 6)

44

(On raconte beaucoup d’histoires autour de ma naissance. Je crois me rappeler des yeux de ma tante, qui me tenait dans ses bras.)

45Récits d’autrui et souvenirs de la protagoniste se confondent et forment le point de départ de la narration, qui rappelle le roman autobiographique. L’étrange faculté de se souvenir des moments suivant tout juste la naissance semble conférer à la protagoniste un don de remémoration exceptionnelle (fantastique ?).

46Il est particulièrement intéressant de comparer les parcours d’exil de Mehrnousch et de Mahtab dans 33 Bogen und ein Teehaus et Das Mondmädchen. Le second ouvrage développe davantage l’étape qui constitue le nœud et le dénouement de l’intrigue. Les protagonistes sont arrêté·e·s dans l’une des nombreuses douanes qu’ils·elles tentent de traverser dans la clandestinité. D’abord enfermé·e·s dans une cellule, ils·elles subissent ensuite des interrogatoires, durant lesquels le père se voit contraint de mentir pour protéger sa famille. Lorsqu’il ne semble y avoir d’autre option que de retourner au point de départ, d’immenses cygnes, venus d’un autre monde, volent au secours des six membres de la famille et les transportent directement jusqu’à un pays merveilleux, surnommé Athabasca, où ils·elles pourront se reposer, avant d’être envoyé·e·s dans un foyer pour réfugiés.

47L’incursion d’éléments « surnaturels » dans les péripéties globalement « réalistes » des protagonistes permet la rencontre de deux mondes : un monde actuel dans le roman et un monde fantastique dans le roman [21]. Cette rencontre, cette hésitation (du personnage ou du lecteur/de la lectrice) entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements est constitutive de la littérature fantastique pour Todorov (1970 : 37-38). Tout d’abord surpris par les apparitions surnaturelles, les personnages finissent par les accepter comme faisant partie de leur monde – face au non-sens et au malheur –, avec plus (pour les adultes) ou moins (pour les enfants) de réticence.

48Les éléments fantastiques viennent à plusieurs reprises au secours de la petite Mehrnousch dans Das Mondmädchen ; c’est là l’une des différences principales avec 33 Bogen und ein Teehaus. Cette différence éclaire, à mon sens, la formule employée dans le péritexte du Roman (« wie sie sich [ihre Flucht] als Kind gewünscht hätte », p. 143). La petite Mahtab réalise, à la fin du livre, que le monde fantastique d’Athabasca réside en elle-même (« Athabasca ist in mir ! », p. 142). Il constitue une ressource (probablement plus intéressante que celle de la télévision) pour affronter les difficultés du quotidien, que Mehrnousch Zaeri-Esfahani aurait souhaité avoir à sa disposition. La prise de conscience de Mahtab de ses ressources, dans les dernières pages de l’ouvrage, établit un pont avec le monde du lectorat. Elle offre la possibilité de reconsidérer sous un autre jour la présence des éléments surnaturels, de rapprocher Das Mondmädchen de la « vraie histoire » (« wahre Geschichte ») et, potentiellement, de repenser la valeur testimoniale du texte.

49L’oscillation générée par le fantastique permet de créer des ponts entre les mondes et de les rendre plus « compatibles », que l’on se situe au niveau intradiégétique ou extradiégétique. Favorisant « la bonne » réception du témoignage, la compatibilité entre un événement raconté et un lectorat est abordée par Renaud Dulong à propos de l’œuvre de Norton Cru, Témoins : « le témoin de la guerre n’accomplit sa mission que s’il rend compatible cet événement extraordinaire avec notre environnement ordinaire » (Dulong 1998 : 88). Sur le plan intradiégétique, le monde d’Athabasca constitue, d’une part, un pendant au monde insensé qui voit des soldats menacer une famille en situation de vulnérabilité extrême. D’autre part, ce pont laisse supposer que le monde des souhaits, des illusions (Wunschdenken) fait lui-même partie intégrante de la réalité.

50Sur le plan extradiégétique, Zaeri-Esfahani rend son récit compatible avec le monde du lecteur ou de la lectrice en lui permettant d’envisager les éléments surnaturels comme appartenant à l’imagination de la petite Mehrnousch. Tandis que l’étiquette Roman incite d’emblée à une « suspension volontaire de crédulité » [22], cette suspension n’est plus réellement nécessaire dans la chute de l’histoire. La formule de l’éditeur, d’ailleurs, accorde une certaine prégnance à la wahre Geschichte, par l’emploi de la préposition über (« Eine fantastische Erzählung über eine wahre Geschichte »). Le fait de rendre les apparitions surnaturelles « concevables » (« Athabasca ist in mir ! ») favorise-t-il la narration (et la réception) de l’« inconcevable » ? Il est possible que ce soit précisément cette « concevabilité » qui ait manqué à la petite Mehrnousch, dans 33 Bogen und ein Teehaus, pour pouvoir se sentir concernée par la catastrophe de Tchernobyl.

Lire au pluriel

51Il a été question, jusqu’à présent, de mettre en relief les gestes – et potentiellement les intentions – auctoriaux. L’autre pôle, celui de la réception, constitutif du témoignage selon Dulong (1998 : 66), me permettra d’aborder les questions didactiques introduites en début d’article. Comment le texte peut-il être compris/interprété par un lectorat multiple ? Comment devrait-il l’être ? Des responsabilités incombent-elles au lectorat et si oui lesquelles ?

52J’emploie l’expression « lectorat multiple » pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il est constitué d’enfants et d’adultes : Nathalie Prince parle de « double destinataire » pour inclure autant l’enfant que le ou la médiateur·trice du livre (adulte qui achète, prescrit, etc.) (Prince 2010 : 16). De son côté, Emer O’Sullivan décrit une « asymétrie » dans la communication : les jeunes lecteurs·trices sont confronté·e·s à des auteur·trices et des médiateur·trices adultes (O’Sullivan 2000 : 16). Dans un tout autre domaine, celui du « geste de témoigner » (« Gestus des Bezeugens »), Weigel perçoit une asymétrie entre le témoin – elle emploie le terme Zeuge dans le sens de superstes – et le lectorat (ou toute autre instance recueillant un témoignage). Effectivement, cet acte implique une relation particulière entre les deux instances. L’asymétrie est caractérisée par deux éléments fondamentaux : la différence (« Ungleichheit ») et l’asynchronisme (« Ungleichzeitigkeit ») de leurs expériences. De cette constellation particulière naît une attitude de lecture (« Lesehaltung ») spécifique, active et déterminante pour l’articulation du souvenir (Weigel 2002 : 41-43). Le témoignage destiné à un jeune lectorat donne ainsi lieu à une asymétrie multiple puisque l’enfant entre en contact avec un récit « étranger » sur plusieurs plans : souvent suggéré et/ou acheté par un adulte, il est aussi rédigé par un adulte, dont le vécu (une violence subie dans le cas présent) est a priori fondamentalement différent du sien.

53La prise en considération des dédicaces des deux œuvres constitue un cas où cette asymétrie peut être remise en question : Zaeri-Esfahani s’adresse « tout d’abord » aux membres de sa famille, qui ont vécu la révolution et l’exil « comme » elle. 33 Bogen und ein Teehaus est dédié à ses parents ; Das Mondmädchen à ses frères et sœurs. Tous sont adultes au moment de la publication.

54

Für Mehri und Hosein, meine mutigen Eltern.
(Zaeri-Esfahani 2016a : 4)

55

(Pour Mehri et Hosein, mes parents courageux.)

56

Für meine wundervollen Geschwister Mehrnaz, Mehrshad und Mehrdad. Ohne Euch wäre Athabasca unentdeckt.
(Zaeri-Esfahani 2016b : 2)

57

(Pour mes merveilleux frères et sœur Mehrnaz, Mehrshad et Mehrdad. Sans vous Athabasca n’aurait pas été découvert.)

58La seconde dédicace est ambiguë, puisque Zaeri-Esfahani s’adresse à ses frères et sœur devenu·e·s adultes, en faisant référence à Athabasca, présenté comme étant essentiellement une ressource de l’enfance. Imbriquant ce monde fantastique (découvert par les protagonistes Milad, Schadi, Mahtab et Nasanin – dont les prénoms ont été inventés) et des éléments biographiques (les prénoms réels des frères et sœur), la dédicace crée un point d’intersection entre le monde fantastique et le monde actuel ; entre l’univers des enfants et celui des adultes. Le lectorat, qu’il soit constitué par les proches de Zaeri-Esfahani ou non, peut interpréter la dédicace comme un hommage à la solidarité et à la complicité de la fratrie, qui aurait su faire appel, dans le monde lointain du passé ou de la fiction, aux ressources de l’imagination.

59Lorsque le lectorat est composé d’enfants (et donc qu’une forme d’asymétrie est davantage présente), celui-ci est encouragé à prendre conscience, en même temps que la protagoniste, de ressources intérieures déjà là et à y recourir dans les moments de difficultés. Par la reconfiguration romanesque du vécu de Zaeri-Esfahani, le texte peut faire écho à d’autres situations politiques, familiales ou personnelles délicates que celle vécue par Zaeri-Esfahani et sa famille, possiblement plus proches du lecteur ou de la lectrice.

60La façon dont les éléments fantastiques sont lus est un indicateur du « message » que peut retirer l’enfant de sa lecture. S’il perçoit le monde fantastique comme existant en dehors de l’imagination de la petite fille (les cygnes effectuent des actions concrète, qui modifient le cours de l’histoire), sa lecture lui donnera l’occasion de s’évader dans un univers bien différent du sien. Si, à la fin du livre, il effectue l’effort cognitif de considérer Athabasca non plus comme un monde parallèle mais comme une ressource intérieure, il bénéficiera, au mieux, d’une compétence précieuse pour faire face aux difficultés de la vie. L’œuvre peut donc être lue de différentes manières, notamment liées à l’âge du lectorat. Le dialogue d’un enfant et d’un adulte autour du livre est d’ailleurs un moyen de mettre en commun les possibles lectures du texte.

61En inscrivant ses œuvres en tant qu’Autobiografie et Roman, Zaeri-Esfahani procède à une différenciation qui donne lieu à des contrats de lecture divergents. Toutefois, ces inscriptions n’ont pas la même importance, ni la même visibilité pour l’enfant et pour l’adulte. Dans le cas de 33 Bogen und ein Teehaus, par exemple, le terme Autobiografie ne figure pas au sein de l’ouvrage, mais sur le site internet de l’autrice. Il ne serait pas surprenant, à mon avis, qu’un enfant lise cette œuvre comme un roman, ce qui lui permettrait notamment de mettre à distance l’inconcevable (les violences liées au contexte de la révolution islamique et à la guerre). De même, il n’est pas impossible que l’enfant considère Das Mondmädchen comme une histoire réellement vécue, bien que l’étiquette Roman encourage une lecture plus détachée du contexte d’émergence que celle d’Autobiografie. En réalité, une telle pluralité de lectures n’est pas forcément problématique dans la mesure où Zaeri-Esfahani elle-même rend la frontière entre les « genres » poreuse. Cette perméabilité peut être illustrée par l’usage révélateur, lors de son interview, du terme Roman pour parler de 33 Bogen und ein Teehaus, qu’elle nomme ailleurs Autobiografie.

62Face à des textes qui ne sont pas présentés explicitement comme des témoignages, mais qui invitent à établir des liens concrets entre la vie et l’œuvre, il est nécessaire de distinguer tout d’abord la lecture privée (qui ne requiert, à mon sens, pas nécessairement une responsabilité particulière) de la lecture scolaire, puis de distinguer les responsabilités de l’enseignant·e de celles de l’élève. Le témoignage implique, selon Dulong, une responsabilité morale, de l’affectivité et un jugement. Ces types de réponses sont-ils « enseignables » ?

63La réponse (les réponses) à donner au texte dépend(ent) du lieu où l’on place le curseur entre la compréhension et l’interprétation [23]. La compréhension, qui convoque d’une part les connaissances du lectorat et de l’autre les structures émanant du texte, donne lieu à la création d’un sens, relevant d’un certain consensus. L’interprétation, qui requiert une actualisation et une confrontation sociale, déploie un des possibles signifiants du texte. Dans le cadre des œuvres de Zaeri-Esfahani, plus l’interaction du texte avec son contexte est prise en considération, plus le champ des interprétations se restreint et plus on se rapproche d’une forme de responsabilité envers le texte, liée à sa compréhension.

64La lecture en contexte implique non seulement la prise en compte du contexte historique et social, mais également celle du co-texte, et notamment du paratexte et des liens qui existent entre les deux œuvres. Par exemple, l’inscription générique Autobiografie, située dans l’épitexte (le site internet de l’autrice), et l’énoncé Eine fantastische Erzählung über eine wahre Geschichte, situé dans le péritexte, peuvent être considérés comme des invitations à établir un dialogue entre les œuvres. La contextualisation est fondamentale pour les récits de témoignage, mais elle l’est aussi pour tout récit présenté comme reconfigurant le vécu d’un auteur ou d’une autrice. La première « responsabilité » du lecteur ou de la lectrice (enseignant·e mais probablement aussi élève) n’est-elle pas de comprendre l’ouvrage comme un ensemble de relations, où le texte, le paratexte et le contexte entrent en interaction ? Par la mise en relation de passages-clés et d’éléments qui entourent le texte, le lectorat, adulte ou enfant, peut exercer son esprit critique et s’interroger, d’une part sur la valeur testimoniale des deux œuvres et d’autres part sur l’objet « texte » et ses frontières. Quant à la responsabilité morale, à l’affectivité et au jugement, plutôt que de chercher à les « transmettre » coûte que coûte, il me semble qu’il relève de la responsabilité de l’enseignant·e d’ouvrir la discussion en classe et de recueillir la parole des élèves au sujet de leurs potentielles responsabilités vis-à-vis de 33 Bogen und ein Teehaus et de Das Mondmädchen.

Bibliographie

Références

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  • Zaeri-Esfahani Mehrnousch (2016b), Das Mondmädchen, Munich, Knesebeck.
  • Zaeri-Esfahani Mehrnousch et Sanna Francesca (2016c), « Für Kinder von Flucht erzählen: ein Gespräch », propos recueillis par E. Eggenberger, Buch & Maus, no 3, pp. 20-22.
  • Zaeri-Esfahani Mehrnousch, site internet de l’autrice [en ligne]. URL : http://www.zaeri-autorin.de/ (consulté le 25.11.2019).
  • Film

    • Errera Eglal (2000), Les enfants déplacés, Belgique/France, Cinétévé, 52 min.

Date de mise en ligne : 01/12/2020.

https://doi.org/10.3917/aco.201.0073

Notes

  • [1]
    Le site internet de l’autrice donne les indications suivantes : dès 12 ans pour 33 Bogen und ein Teehaus et dès 8 ans pour Das Mondmädchen (http://www.zaeri-autorin.de, consulté le 25.11.2019).
  • [2]
    « Es war das Subversive an diesem Namen [Peter Hammer, die wörtliche Übersetzung von “Pierre Marteau”], das den Gründern des Verlages 1966 so gefiel: Kritische (links-)politische Bücher und Literatur jenseits des Mainstream sollten hier in Wuppertal erscheinen. » (https://www.peter-hammer-verlag.de, consulté le 04.12.2019.) (C’était le côté subversif de ce nom [Peter Hammer, traduction littérale de « Pierre Marteau »] qui a autant plu aux fondateurs de la maison d’édition en 1966 : des livres et de la littérature critiques et politiques [orientés à gauche], allant au-delà du mainstream, devaient paraître ici à Wuppertal [ma traduction].)
  • [3]
    La première de couverture est visible sur le site http://www.zaeri-autorin.de (consulté le 25.11.2019).
  • [4]
    Ma traduction, tout comme celle du second titre.
  • [5]
    « Drei Jahre habe ich für “33 Bogen und ein Teehaus” recherchiert, mich zu erinnern versucht und viele Gespräche mit meiner Familie geführt. Ich habe lange daran gearbeitet, wirklich aus der Sicht eines Kindes zu schreiben und meine heutige Meinung und politische Botschaften komplett herauszuhalten. Während der Arbeit an diesem Roman hat sich eine weitere Geschichte aufgedrängt, die sich einfach nicht zur Seite schieben liess. “Das Mondmädchen” schrieb ich innerhalb einer Woche nieder. » (Zaeri-Esfahani 2016c)
  • [6]
    La traduction est mienne, ainsi que celles qui suivent.
  • [7]
    Le terme allemand Flucht, littéralement « fuite », fait référence au contexte de la migration de manière plus évidente qu’en français. C’est un dérivé du terme Flüchtling, « réfugié ». Zaeri-Esfahani insiste d’ailleurs sur le terme : « Denn es handelte sich nicht um eine Ausreise, sondern um eine Flucht. » (Zaeri-Esfahani 2016a : 63) (Car il ne s’agissait pas d’un départ pour l’étranger, mais d’une fuite.)
  • [8]
    Conférence intitulée : « Témoigner en littérature ? Pratiques d’écriture, posture critique ».
  • [9]
    « Le témoignage comme art d’écrire s’est inventé au XXe siècle en lien avec les violences politiques de masse ; il est l’œuvre d’une victime, rescapée ou non, de la terreur moderne, qui dépose contre les coupables et autres responsables, qui relate son expérience collective pour la donner à connaître et à comprendre par-delà le secret et l’oubli, et qui la transmet aussi au nom de tous les disparus. On peut donc parler de témoignage quand une œuvre témoigne de crimes de guerre, d’un nettoyage ethnique, d’un génocide, de la détention en camp de concentration. » (Detue 2012 : 85)
  • [10]
    Les termes allemands angeglotzt et begafft sont plus vulgaires que la traduction que j’en propose.
  • [11]
    Le terme allemand unvorstellbar est employé par Weigel (2002) pour parler de témoignages de survivants de la Shoah.
  • [12]
    En réalité, il s’agit plutôt d’une perspective à mi-chemin entre celle de l’enfant et de l’adulte car, bien qu’on ait accès aux connaissances et aux émotions de l’enfant, le texte est composé avec les temps du passé.
  • [13]
    « [Zeuge] bedeutet ursprünglich “das Ziehen”, dann speziell “das Ziehen vor Gericht”, schließlich “die vor Gericht gezogene Person”. » (Duden 2007 : 946)
  • [14]
    « In latino ci sono due parole per dire il testimone. La prima, testis, da cui deriva il nostro termine testimone, significa etimologicamente colui che si pone come terzo (*terstis) in un processo o in una lite tra due contendenti. La seconda, superstes, indica colui che ha vissuto qualcosa, ha attraversato fino alla fine un evento e può, dunque, renderne testimonianza. » (Agamben 1998 : 15)
  • [15]
    Notamment pour Frédérik Detue et, dans une moindre mesure, pour Maria Anna Mariani, qui estime que « malgré ses points problématiques, Ce qui reste d’Auschwitz est une réflexion très importante sur le texte de Levi et sur le témoignage en général » (Mariani 2018 : 36) [ma traduction].
  • [16]
    « La testimonianza si presenta qui come un processo che coinvolge almeno due soggetti : il primo, il superstite, che può ma non ha nulla di interessante da dire, e il secondo, colui che “ha visto la Gorgona”, che “ha toccato il fondo”, che ha, perciò, molto da dire, ma non può parlare. Chi dei due testimonia ? Chi è il soggetto della testimonianza ? » (Agamben 1998 : 111)
  • [17]
    « Eine “Autobiographie” ist ein prinzipiell nichtfiktionaler narrativer Text, in dem das Leben des Autors in seiner Gesamtheit oder in Abschnitten retrospektiv geschildert wird. » (Kraus 2009 : 22, je souligne) (Une « autobiographie » est un texte narratif en principe non fictionnel, dans lequel la vie de l’auteur est décrite dans son intégralité ou en partie, de manière rétrospective.)
  • [18]
    Référence au film d’Errera (2000) intitulé Les enfants déplacés.
  • [19]
    Il existe un certain nombre d’études qui se sont intéressées au rapport entre témoignage et fiction, aussi bien dans le domaine francophone que germanophone. Dans le domaine francophone, on compte notamment Wardi (1986) et Bornand (2004). Dans le domaine germanophone, Silke Segler-Messner, Monika Neuhofer et Peter Kuon ont publié un ouvrage collectif intitulé Vom Zeugnis zur Fiktion (2006).
  • [20]
    Ma traduction.
  • [21]
    Françoise Lavocat parle de « monde-actuel-dans-la-fiction » et de « monde-fictionnel-dans-la-fiction » (2016 : 444).
  • [22]
    Françoise Lavocat prend le contre-pied de la célèbre expression de Coleridge willing suspension of disbelief souvent reprise dans les théories de la fiction (Lavocat 2016 : 76).
  • [23]
    Je m’appuie sur la définition qu’en donne Érick Falardeau (2003).
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