Notes
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[1]
Nous tenons à remercier ici toutes les personnes qui rendu cette rencontre possible, et ont permis à l’aventure de se poursuivre sous forme imprimée – à commencer par les conférencières et conférenciers, ainsi que les doctorant·e·s qui ont répondu à notre appel. Un merci tout particulier à Laurence Kaufmann, Danielle Chaperon et Sandra Laugier pour la co-organisation de ces journées ; à Stéphanie Pahud, Pierre Fasula et Marco Motta qui en ont assuré la modération, et pour leur soutien de longue date ; à Jérôme Meizoz, Jean-Luc Borgeat, Dominique Hauser, Nicolas Carrel, et tout le personnel de la Grange de Dorigny, qui ont offert un prolongement scénique à nos préoccupations académiques ; à Laetitia Otz et Francis Mobio pour leur assistance technique ; enfin à Carole Jorge, Tara Pitschi, Éliane Bruchez et Sandra Auderset pour le soutien organisationnel et logistique, sans lequel ces journées n’auraient pas pu avoir lieu.
Les mots n’avaient-ils pas été déjà salis, usés, triturés par des millions de parleurs ? Dans ce cas, pouvions-nous espérer dire quoi que ce soit de neuf ?
En réalité, quand nous ouvrions la bouche, est-ce bien nous qui parlions ou fallait-il nous avouer les ventriloques de mots usagés frayant dans notre gorge ?
Et si par malheur le langage était un piège tendu à qui prétendait s’en emparer ?
1« Trouver sa voix dans les mots des autres » a d’abord été le titre de journées d’étude autour desquelles le Cours de vacances de l’Université de Lausanne a réuni des chercheuses et des chercheurs d’horizons différents (théâtre, linguistique, anthropologie, philosophie, sociologie, etc.) [1]. Le dispositif des échanges a consisté à mettre en conversation des personnes qui présentaient leur recherche avec des doctorant·e·s qui devaient répondre à ces présentations. On retrouve le cadre de cette polyphonie dans la structure des contributions présentées dans ce numéro : une personne prend la parole et une autre personne répond à cette prise de parole. Cet entrelacement qui tisse une conversation apporte une définition en acte de la voix. Il s’agit d’un concept ordinaire au sens où, dans ce numéro, des voix sont exprimées et des voix sont entendues. Mais qui parle et qui est entendu ? Posée en ces termes grammaticaux, la question nous contraint insidieusement à désigner un sujet de la parole. Le concept de voix a cet avantage de nous permettre d’aborder la subjectivité dans le langage en nous intéressant à l’importance que joue ce concept dans nos vies (Diamond 2004). Aussi diverses qu’elles puissent être, toutes les contributions de ce numéro s’attachent à définir cette importance, donc cette réalité de la voix.
2Comme le souligne Sandra Laugier (Laugier 2013), Stanley Cavell, décédé en 2018, est le grand acteur du retour de la voix humaine en philosophie (Cavell 2003, 2009, 2012). Suivons les étapes de ce retour.
3La première étape coïncide avec la naissance d’une philosophie spécifiquement étasunienne et la déclaration d’indépendance culturelle d’Emerson dans « The American Scholar », qui passe par un rejet de la culture européenne et de son goût pour l’élevé, l’extraordinaire, le lointain pour revendiquer le vulgaire ou le commun. Emerson explique dans La Nature (2004) que l’expérience d’un « nouveau continent » ne peut s’exprimer dans les mots de l’Ancien Monde. Cavell décrit dans Une nouvelle Amérique encore inapprochable (1991) ce rêve non pas comme le rêve américain, mais un rêve d’Amérique qui peut être formulé, dans les termes du perfectionnisme émersonien, comme « le droit d’exiger notre propre expérience » (Cavell 1993b : 79). Cette revendication de liberté est une invitation à trouver sa propre voix :
« Peut-être que la contribution que le perfectionnisme apporte à l’idée de libération de l’espèce humaine doit être cherchée dans la question, disons de l’origine de la liberté : peut-elle être accordée, ou seulement reconnue après avoir été prise ? (Dans l’ouverture de notre Déclaration d’indépendance, c’est sur une reconnaissance que l’on compte.) Cette question est susceptible de représenter le problème de ma liberté comme dépendant de ma voix. »
5La deuxième étape de ce retour de la voix, vers l’ordinaire et le commun, va dans l’autre sens, de l’Amérique au Vieux Continent (Laugier 2008). Stanley Cavell en est l’instigateur. Il emporte dans ses valises une lecture d’Austin et de Wittgenstein comme philosophe du langage ordinaire d’une part, et une lecture particulière du cinéma américain dans ce genre particulier qu’est la « comédie de remariage ».
6Du travail d’Austin sur les excuses (Austin 1994), Stanley Cavell retient que si la parole est bien un acte – dans le sens où dire, c’est également faire – je ne maîtrise pas plus ma parole que je ne maîtrise mon corps. Le langage peut toujours me faire dire quelque chose que je ne voulais pas dire. La voix humaine m’exprime autant qu’elle m’expose. Elle est vulnérable.
7Du travail de Wittgenstein sur la douleur dans les Recherches philosophiques (Wittgenstein 2005), Stanley Cavell retient notamment qu’un cri de douleur ne décrit pas la douleur, mais l’exprime. La voix est expression et le langage est public. Le langage privé relève du mythe de l’intériorité (Bouveresse 1987) et du mythe de l’inexpressivité (Laugier 2010).
8La philosophie du langage ordinaire de Stanley Cavell relie donc les deux bords de l’Atlantique pour que se rencontrent expérience et langage. Si Emerson et Thoreau insistent sur l’importance d’avoir sa propre expérience, Austin et Wittgenstein insistent sur le fait que notre expérience serait muette sans langage. Le langage ne décrit pas mon expérience, il me permet tout simplement d’avoir une expérience, d’où l’importance des mots dans l’éducation de mon expérience. Le problème réside dans le fait que je n’ai que les mots des autres pour exprimer mon expérience personnelle. Quelle garantie ai-je alors d’avoir ma propre expérience ? Je dois trouver ma voix dans les mots des autres. La philosophie de Cavell devient alors une éducation des adultes dans laquelle la conversation des voix est la garantie de ma propre expérience :
« La vérité, c’est que dans la culture dépeinte dans les Recherches, nous sommes tous des enseignants et tous des étudiants – parlant, écoutant, surprenant les mots d’autrui, croyant, expliquant ; nous apprenons et nous enseignons sans cesse, sans distinction ; nous sommes tous des adultes et tous des enfants, qui avons besoin d’une audience pour nos injustices, pour nos justices. »
10Du cinéma hollywoodien, Cavell retient le genre cinématographique des comédies de remariage (1993a). Ces comédies commencent généralement avec la rupture d’un couple (souvent à l’initiative de la femme qui déclare son indépendance) et racontent la possibilité pour le couple de se reformer (de se réformer). La voix de la femme joue un grand rôle dans la conversation, où elle revendique d’être traitée d’égale à égale et place la reconnaissance de sa voix comme possibilité d’une re-constitution du couple. Le succès populaire de ces films qui ont pour sujet le processus de transformation d’une personne au contact d’une autre démontre que l’intérêt pour le perfectionnisme moral n’est plus réservé à une élite. Cavell souligne que les conversations morales sur les films à la sortie du cinéma démocratisent les dialogues philosophiques des happy few de l’Antiquité.
11La philosophie continentale sous les traits d’Austin et Wittgenstein revient donc en Europe augmentée des voix d’Emerson et de Thoreau pour former le chœur de ce que Stanley Cavell appelle la philosophie du langage ordinaire. Cette philosophie fait entendre une « voix différente » (Gilligan 2008). Par retour de la voix humaine, il faut aussi comprendre le retour de la voix des femmes en philosophie.
12Sandra Laugier, sa traductrice, tisse des liens forts entre la philosophie de Cavell et les éthiques du care (Paperman & Laugier 2006 ; Laugier 2012), la politique de la voix (Laugier & Ogien 2014, ; 2017) et une certaine anthropologie des formes de vie (Ferrarese & Laugier 2018). Le ton philosophique de Cavell fait entendre son écho en littérature (Laugier 2006 ; Moi 2017), dans les études cinématographiques (Clémot 2018), en anthropologie (Das 2006), etc. La liste est longue et pourrait s’allonger encore d’autres voix. Ces voix ne font pourtant pas école. Ce n’est pas qu’elles n’ont rien à dire, mais c’est que la philosophie du langage ordinaire ne parle jamais en premier. Elle est toujours réponse parce que réaction à une autre, expérience anthropologique qui peut se définir comme un appel à la raison. Ce « claim » (Cavell 2012) ne cherche pas à convaincre, mais plutôt à être repris, critiqué, modifié, transformé, c’est-à-dire mis en conversation.
13Revenons d’où nous sommes partis, c’est-à-dire à l’Amérique d’Emerson dans laquelle Stanley Cavell voit la revendication d’un certain type de perfectionnisme :
« Comprendre le perfectionnisme émersonien comme une interprétation de l’idée rousseauiste et kantienne de la liberté comme autonomie signifie que l’on comprend qu’il s’agit d’une mise en question de la nature (ou de l’identité) du moi qui commande et obéit à soi-même, et de la nature d’une obéissance qui est inséparable d’une maîtrise. »
15Une expression comme « trouver sa voix dans les mots des autres » met précisément en débat cette articulation entre liberté et autonomie. La question est perfectionniste parce que « trouver sa voix » implique une absence de voix ou une voix inconnue (Gaudemar 2011), ou la perte d’une voix et donc la recherche d’une voix prochaine. Or, si cette voix prochaine se trouve dans « les mots des autres », cela implique un malaise avec soi-même et une reconnaissance des autres. Cette rupture avec soi-même, d’un moi ancien pour un moi futur, implique une reconnaissance de sa partialité :
« La complication qu’ajoute Emerson [à Rousseau et à Kant] est de faire de ma partialité un signe, un mobile de ma prise de parti en faveur du moi prochain ou supérieur, ce qui veut dire que je prends parti contre la perfection que j’ai réalisée (contre le conformisme) : ces prises de parti exigent que je reconnaisse un autre – exige la reconnaissance d’une relation – où ce signe se manifeste. Emerson n’essaie guère de représenter une telle relation […], d’habitude les philosophes l’appellent l’amitié, mais le sentiment que j’essaie ici de rendre clair, c’est qu’Emerson propose son écriture comme représentant cet autre pour son lecteur. »
17Réinscrite au carrefour de nombreuses disciplines, la thématique de la voix se déploie dans des directions diverses, mais nullement opposées. Quatre axes principaux peuvent être dégagés des contributions qui suivent, jetant chacun une lumière nouvelle sur cet objet de recherche transversal. Le premier axe envisage la voix en relation avec la question du corps ; le deuxième évoque son ancrage social et collectif ; le troisième insiste sur le caractère résolument public et politique de toute « prise de parole » ; le quatrième – qui pourrait aussi être le premier, fermant ainsi la boucle – dessine les contours d’une figure centrale pour appréhender ces problèmes complexes : celle de l’enfant. Ces axes, naturellement, se croisent, se recoupent, se superposent, pour esquisser un portrait chaque fois particulier de la voix humaine.
Le corps et la voix
18Le premier axe évoqué en appelle à la « corporéité du parler » (Barthes 1982 : 226), c’est-à-dire à la voix dans ce qu’elle peut avoir de physique, de naturel, d’intime aussi. Ainsi que le rappelle Martine de Gaudemar dans ce volume, « sans vibration des cordes vocales, sans larynx et sans activité musculaire, sans cavités de résonance, sans diaphragme, sans voile du palais, sans air respirable, il ne pourrait y avoir ni émission vocale ni geste vocal ». En reconnaissant à la voix humaine une « double articulation » qui en fait à la fois l’organe élémentaire de la parole et l’instrument obligé du chant, il s’agit ici de reconduire, dans une perspective proprement endogène, la subjectivité à sa source physique, corporelle, organique. Cette matérialité et, parallèlement, cette musicalité de la voix, loin d’être anecdotiques, apparaissent comme les conditions de toute sémantisation, de toute expressivité. Du premier cri du nourrisson aux dernières paroles du mourant, un même « entre nous », à la fois physique et symbolique, environne et baigne toute parole.
19Autre espace de partage engageant le corps entier, ainsi que le remarque Ioanna Solidaki, la scène de théâtre constitue une ressource précieuse pour interroger la continuité essentielle entre expression non verbale et langage articulé. Point d’observation privilégié, et à échelle réduite, du langage et du corps « en action », le théâtre s’offre même, selon Élise Marrou, comme un modèle paradigmatique permettant d’appréhender la méthode des « jeux de langage » de Wittgenstein. Le projet wittgensteinien dans son ensemble peut être ramené à cette simple ambition : parvenir à voir le visible, l’évidence, ce qui se dérobe à la vue précisément « parce qu’on l’a toujours sous les yeux » (Wittgenstein 2005 : § 129). Or, comme le note Meschonnic, « le théâtre nous montre ce qu’on ne voit pas autrement. Il donne à entendre ce qu’on ne sait pas qu’on entend. » (2005 : 65) Cherchant à donner corps à cette idée, Sacha Auderset évoque dans un bref dialogue la possibilité d’une « conversion du regard » rendue possible par l’approche grammaticale de Wittgenstein.
20Apprendre à voir, mais surtout à entendre, c’est également ce à quoi nous invite le travail d’Helen Thorington, dont les expérimentations sonores sont ici présentées par Christian Indermuhle. L’espace radiophonique, où la voix – et tous les sons d’ailleurs – se trouve détachée de sa source corporelle, permet précisément de rendre audibles, et paradoxalement de « donner corps » aux voix tues, ou ténues. Mettant en lumière l’importance de la dimension corporelle et organique de la voix – mais soulignant aussi sa fragilité, qui est celle de tout corps physique –, ce volume esquisse ainsi les contours d’une véritable physiologie de la subjectivité, qui, en respectant la logique des corps en jeu et en je, laisse entendre le « grain » de la voix.
Échos de la voix
21Si la voix peut se définir comme un corps habité par le langage, et, réciproquement, comme le langage habité par un corps, elle est également à replacer dans le « milieu naturel » qui l’a vue éclore, celui des interactions sociales. Car « trouver sa voix » est également une formule métaphorique. Ainsi que le notent Laurence Kaufmann et Pierre-Nicolas Oberhauser, cette expression renvoie à la possibilité de se positionner comme sujet, c’est-à-dire à parcourir un « arc sémiotique » allant du tu par lequel on est interpellé étant enfant à un je permettant d’affirmer sa singularité au sein d’un nous (d’une communauté). L’émergence de la subjectivité suppose donc un environnement social (une « forme de vie »), qui pèse en retour sur la liberté et la marge de manœuvre du sujet.
22Mais si tout processus de subjectivation repose sur l’apprentissage d’une forme de « ventriloquie » – d’une capacité à citer, à « présentifier » des voix multiples et absentes –, qu’est-ce qui garantit l’intégrité et l’identité du sujet, sa persistance dans l’espace et le temps, son potentiel de résistance vis-à-vis de l’assourdissante polyphonie qui l’entoure, et dont il se fait le relai ? Car si la polyphonie est nécessaire à l’exercice de la subjectivité, elle en constitue aussi la plus grande menace, comme le relève ici Baptiste Cornardeau. L’unité du moi risque de se voir submergée par un flot de voix étrangères, qui peuvent aller jusqu’à prendre possession du corps de celui ou celle qui n’est alors plus en mesure (ou à qui l’on dénie le pouvoir) de se prévaloir du statut de « sujet » à part entière. Dans la culture zanzibarie, évoquée ci-après par Marco Motta, les humains sont susceptibles d’être les hôtes d’un ou plusieurs esprits. Mais le rituel thérapeutique de l’uganga, loin de chercher à faire taire ces voix différentes, ménage un espace privilégié où les esprits peuvent s’exprimer. Or ces voix n’ont pas qu’une portée individuelle ; elles manifestent, « font monter » les préoccupations de toute une communauté. À l’exigence de « trouver sa voix dans les mots des autres » répond ainsi un souci d’ordre politique : « trouver sa voix parmi celles des autres ».
La voix politique
23Dans sa contribution « Citer et être cité », Pierre Fasula explore la possibilité que les autres parlent en mon nom, en se demandant ce que veut dire « trouver la voix des autres dans nos mots » dans le cas où nous citons les autres à la troisième personne. Puis-je en parler sans les réifier et nier leur subjectivité ? Aborder la question de la subjectivité par la voix permet d’échapper à une vision grammaticale trop étroite de la citation d’autrui dans ce que je dis, pour lui préférer une vision plus pragmatique : « Le problème apparaît quand je suis cité, mais sans jamais être acteur de la conversation, cantonné au statut de “cité-dans-la-conversation” sans jamais se voir accorder le statut d’“acteur-dans-la-conversation”, ces statuts étant évidemment liés aux statuts sociaux, de genres et de races. » Prendre sa place dans la conversation veut dire, selon Pierre Fasula, en devenir l’agent réalisateur. La question posée à ce dernier sera alors la suivante : « Quelles seront les œuvres de la voix, les œuvres où elle s’exprimera ? » La conversation sera donc polyphonique et l’œuvre collective, « tout en évitant le conformisme qui est une perte de la voix propre au profit d’un “on” anonyme ». Dans sa « réaction », Rita Freda reprend le motif de l’œuvre collective et polyphonique, évoquant aussi bien son propre parcours de metteuse en scène que les intéressantes pratiques de citation et de collage de Jacques Lassalle. S’y dessine une façon différente et parallèle de travailler (sur) les textes, préfigurant les développements de l’article suivant.
24Francesco Gregorio explore en effet la possibilité pour un je de parler au nom des autres. Il propose à cette fin une anthropologie avec les savoirs, sur le terrain de l’enseignement de l’écriture académique. En partant de l’expérience de Tim Ingold qui trouve sa voix dans l’anthropologie, Francesco Gregorio entend montrer que « trouver sa voix dans les mots de l’académie » passe par une métamorphose réussie de la voix dans l’apprentissage. À un apprentissage comme moulage qui ne tient pas compte de la matière qu’il travaille, il oppose trois techniques très concrètes qui ne considèrent pas la voix de l’étudiant·e comme une voix déficitaire. Ces techniques (parler à la page, s’écouter parler à une personne familière, parler d’un livre que l’on n’a pas lu) supposent de remettre en cause des distinctions binaires comme oral/écrit, savoir/ ignorer, lire/ne pas lire, etc. Francesco Gregorio propose une politique de la voix qui est « une politique du jeu, de l’humour et de l’amitié qui vise à croître dans les savoirs et de les laisser croître en soi », pour que le rêve rationaliste du progrès ne se transforme pas en un cauchemar de l’oubli de l’expérience de chacun·e, cauchemar qui prendrait la forme d’une aliénation nous séparant de nos vies ordinaires, de ceux et celles qui les vivent quotidiennement avec nous et finalement de nous-mêmes.
L’éducation de la voix
25La contribution de Francesco Gregorio s’intéresse à l’éducation de la voix dans le contexte particulier de la forme de vie académique. Il conclut pourtant sur la figure de l’enfant qu’Ingold convoque dans sa conception de l’apprentissage comme transformation de soi : « Un dernier pas. Revenons à l’image de l’enfant d’Ingold. Voici comment je la comprends. Trouver ses voix avec les mots des autres n’est pas un retour à l’enfance. Mais de l’enfance cette image nous rappelle la libre nécessité d’une métamorphose réussie, engloutie dans la joie confiante d’une voix en exercice qui croît dans et avec les mots des savoirs. »
26Or c’est justement à un retour à l’enfance – et plus particulièrement à la manière dont une voix nous est différemment donnée dans les conversations des adultes – que nous invitent Layla Raïd et Béatrice Godart-Wendling dans leur contribution. Par le biais de cinq exemples empruntés à la littérature du souvenir d’enfance (Jules Vallès, Violette Leduc, Jean-Paul Sartre, Nathalie Sarraute, Annie Ernaux), elles s’intéressent aux sujets parlants enfants quand ils sont des sujets parlés à la troisième personne. Enfants, nous avons été dits avant de nous dire, mais nous avons pu entendre et nous pouvons nous rappeler ce que nous n’étions pas censé·e·s entendre, ce que l’on a dit de nous à la troisième personne. Que dire, par exemple, d’un énoncé tel que « Léonard sait écrire son nom maintenant ! » prononcé en présence de Léonard ? Avec le passage de l’enfance à l’adolescence, ces énoncés à la troisième personne disparaissent pour laisser place à un je souverain, mais Layla Raïd et Béatrice Godart-Wendling se demandent « sur quel océan, cependant, de déterminations anciennes cette souveraineté flotte-t-elle ? Qu’est-ce qu’exprime ma voix souveraine d’adulte ? Ma sujétion, ma liberté ? Ai-je peut-être capitulé un jour, il y a bien longtemps, si bien que cette souveraineté n’est qu’une façade grammaticale, derrière laquelle souffre un enfant ? » Ces questions renvoient aux mots qu’on nous a prêtés et qui peuvent servir à nous dire, tout autant qu’à nous médire. L’antidote à notre empoisonnement par les mots des autres serait alors de cultiver nos propres mots : « Chez Sarraute, l’écrivain se constitue dans une double découverte : celle de la puissance oppressive des mots, d’autant plus oppresseurs qu’ils sont superficiellement utilisés […], et celle de la possibilité de résister à cette menace en cultivant avec les mots une relation choisie, respectueuse, qui consiste à les amener avec précaution et respect. » Dans sa réponse à leur article, Joséphine Stebler parle de ces énoncés en troisième personne comme de « mises en scène de nos secrets » comme « une manière de maintenir, tout en les exhibant, ces fictions qui font partie de nos vies, et qui nous aident – quand on les dit, quand on les écrit, quand on les lit – à habiter le monde ». Réagir aux discours qui nous disaient à la troisième personne nous permettrait de revenir sur le théâtre des opérations des voix avec et par lesquelles nous avons grandi.
27Les mots des autres peuvent aussi soutenir mon effort de trouver ma voix dans une langue qui n’est pas la mienne. Comme le propose Yves Érard dans sa contribution « Trouver sa voix dans le paysage sonore d’une langue étrangère », les mots d’un texte servent dans ce cas de support à l’expression, au même titre qu’une partition sert de support à un chant. Le travail de la voix implique alors une certaine précision dans le rythme, le son et l’enchaînement de l’exécution, pour que la voix trouve son chemin dans un paysage sonore étranger. Dans ce qui constitue une aventure à plusieurs, la reconnaissance de la voix joue un rôle primordial. Yves Érard nous montre que trouver sa voix dans une langue étrangère est un exercice qui s’accommode assez bien d’une joyeuse polyphonie. L’accord dans le langage ne relève pas alors de la convention, mais d’un accord pratique dans lequel l’émotion comme mouvement dans une conversation (Gemütsbewegung) joue un rôle important. Dans sa réponse, Michaël Cordey reprend cette conception de l’accord pratique dans le langage pour en montrer la pertinence dans le domaine de l’éthique médicale, où les choix relèvent plus de l’écoute de l’autre que d’une argumentation rationnelle, autrement dit, plus d’une éthique de l’attention que d’une éthique de la raison. Partant du même terrain de l’éthique médicale, Adrien Guignard fait retour, de manière différente mais néanmoins connexe, sur la question du corps qui ouvrait le présent volume. Publié sous forme de varia, l’article convoque plusieurs « témoignages » ou « récits de vie » de transplanté·e·s cardiaques – et fait résonner l’irrémissible étrangeté d’une expérience consistant à trouver dans son corps le cœur d’un·e autre.
D’autres voix à trouver
28Le titre de ce recueil énonce un apparent paradoxe : nous apprenons à nous exprimer dans les mots des autres. Loin d’aller de soi, cette idée soulève de nombreuses questions. En « naissant au langage », ne faisons-nous que répéter ce que d’autres ont dit avant nous ? Y a-t-il, au contraire, du « jeu » dans le langage – un espace qui rende possible l’émergence d’une subjectivité, entre convention sociale et désir individuel d’expression ? Mais en quoi une telle subjectivité peut-elle consister ? Où réside-t-elle ? Sous quelles conditions puis-je dire de ma voix qu’elle est « la mienne » ?
29En esquissant quelques éléments de réponse, les contributions de ce numéro d’a contrario interrogent la voix humaine dans ce qu’elle comporte à la fois d’éminemment pluriel et d’irréductiblement singulier. La notion de « voix » renvoie d’un côté – et peut-être en premier lieu – à cette insoluble part de physicalité qui déborde le langage, et fait résonner l’idiosyncrasie d’un timbre. Envisagée au prisme de la voix, la subjectivité se trouve d’emblée arrimée au socle organique du corps, à la nécessité physique de la phonation. Mais elle s’inscrit également dans un corps social – autrement dit dans un corps déjà socialisé, aussi bien que dans un environnement social déjà incorporé. La question n’est pas seulement « qui parle ? », mais aussi « qui parle à qui, pour qui, de qui ? » Inlassablement reprise, doublée, déléguée, amplifiée, mais aussi contrefaite, assourdie, usurpée ou tue, la voix humaine doit se frayer un passage dans un entrelacs d’échos pour se faire entendre. Immergée dans les mots « des autres », la voix devient un espace possible de dialogue, mais peut également être le théâtre de multiples violences. Ceci implique en retour, pour celui ou celle qui parle, une part de responsabilité : en « prenant la parole », nous engageons les autres en même temps que nous-mêmes. La question qui se pose, dès lors, n’est peut-être plus tant celle des fondements de la subjectivité – de l’affirmation de soi – que celle de l’attention portée aux voix qui, justement, ne sont pas les nôtres.
30Nous sommes condamnés à trouver nos mots dans les mots des autres parce que nous les apprenons de ces autres et qu’en retour nous nous adressons à ces autres avec les mots qu’ils nous ont appris. Dans cette circulation des mots, avec quels mots parlons-nous ? Nos mots ? Leurs mots ? Puis-je exprimer mes expériences avec des mots qui ont servi à exprimer d’autres expériences ? Cette question n’est pas seulement une question de mots au sens où il s’agirait de coller une ancienne étiquette sur de nouveaux désirs ou de nouvelles souffrances, mais plutôt si une expression qui a pris sens dans une certaine forme de vie peut exprimer une expérience dans une forme de vie différente. Mes expressions sont liées à ma forme de vie et il se peut que se produise un écart entre une expérience que je fais et l’expression que je peux/veux lui donner. Ou, plus précisément que je peux concevoir lui donner. Un désir, une douleur, une peur, etc., pourront rester alors sans expression. Dans ce cas, les mots des autres m’auront tu. Je pourrai parler, mais les mots des autres manqueront à mon expérience. Ils sonneront faux. Faux aux autres et à moi-même. Ne pas trouver sa voix dans les mots des autres c’est rester inintelligible. Inintelligible aux autres et à soi-même. Inconnu des autres, inconnu de moi-même.
31Cette forme d’aliénation aux autres et à soi-même n’empêche pas de prendre la parole, mais laisse sans voix parce que l’expression de l’expérience quotidienne, le cri de douleur, la dénonciation de l’injustice, la formulation d’une vérité n’est pas entendue. Elle reste donc inconnue. Le savoir, dans ce cas, ne dépend pas d’une forme de connaissance qui relève de l’épistémologie, mais d’une forme de reconnaissance qui relève d’une éthique de l’attention. « Trouver sa voix dans les mots des autres » implique un je qui soit en mesure de s’exprimer en même temps qu’un il qui soit en mesure d’entendre. Le niveau sonore de nos pensées est peut-être bien le piège que nous tendent les mots. Ma voix se logerait alors dans cet instant d’hésitation entre la question qui se pose et la réponse à donner. La subjectivité habiterait un silence :
« De même qu’il arrive qu’une musique ne puisse être reproduite que dans l’oreille interne, sans qu’on puisse la siffler, la voix interne étant déjà recouverte par le bruit, de même il arrive que la voix d’une pensée philosophique soit si basse que le bruit des mots prononcés la recouvre, si bien qu’elle devient inaudible dès qu’une question nous est posée et qu’il nous faut parler. »
33Comment échapper à la mélodie des mots qui vient dire nos vies sur un petit air bien connu ? Nous avons peut-être besoin d’une autre voix pour rompre le charme de la petite musique de nos mots, comme dans la chanson « L’accordéoniste » d’Édith Piaf. Une voix s’élève, suppléant une voix qu’on empêche de gueuler – c’est physique :
Bibliographie
Références
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- Paperman Patricia & Laugier Sandra (dir.) (2006), Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, EHESS.
- Wittgenstein Ludwig (2005), Recherches philosophiques, trad. par F. Dastur et al., Paris, Gallimard.
- Wittgenstein Ludwig (2008), Fiches, trad. par J.-P. Cometti & É. Rigal, Paris, Gallimard.
Notes
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[1]
Nous tenons à remercier ici toutes les personnes qui rendu cette rencontre possible, et ont permis à l’aventure de se poursuivre sous forme imprimée – à commencer par les conférencières et conférenciers, ainsi que les doctorant·e·s qui ont répondu à notre appel. Un merci tout particulier à Laurence Kaufmann, Danielle Chaperon et Sandra Laugier pour la co-organisation de ces journées ; à Stéphanie Pahud, Pierre Fasula et Marco Motta qui en ont assuré la modération, et pour leur soutien de longue date ; à Jérôme Meizoz, Jean-Luc Borgeat, Dominique Hauser, Nicolas Carrel, et tout le personnel de la Grange de Dorigny, qui ont offert un prolongement scénique à nos préoccupations académiques ; à Laetitia Otz et Francis Mobio pour leur assistance technique ; enfin à Carole Jorge, Tara Pitschi, Éliane Bruchez et Sandra Auderset pour le soutien organisationnel et logistique, sans lequel ces journées n’auraient pas pu avoir lieu.