Couverture de ACO_182

Article de revue

L’éditeur et son auteur

Pages 97 à 104

1L’éditeur doit-il jouer auprès de l’auteur le rôle du mentor (coach, tuteur ou toute autre appellation qui indiquerait un rapport pédagogique) ? Ou celui de collaborateur, voire de presque co-auteur ? Si l’éditeur est trop intrusif, interventionniste dans l’écriture, n’y a-t-il pas un risque de fabriquer des textes, voire des voix littéraires artificielles dans le but plus ou moins conscient de créer de toutes pièces des auteurs dont l’objectif serait surtout de gagner des prix littéraires et de faire de grosses ventes ? Ou bien est-ce que l’apport actif de l’éditeur littéraire est une manière saine et stimulante de vivifier l’imaginaire de l’auteur ainsi que son écriture ? Ces questions, je me les pose tous les jours, et la réponse est sans doute une question de dosage. Si l’éditeur est souvent un premier lecteur professionnel, s’il accompagne en effet de près l’auteur dans l’écriture, il ne devrait idéalement pas pour autant jouer un rôle trop important dans l’écriture. Mais plutôt agir à titre d’accoucheur (encourager, rassurer, donner confiance, proposer des pistes de réflexion, faire pression ou au contraire lâcher l’auteur pour qu’il avance, se concentre, y croie), quitte, de temps à autres, à faire des propositions concrètes pour un personnage ou une phrase, mais seulement de temps à autre.

2Je vais tâcher de présenter plusieurs exemples concrets emblématiques des différentes situations dans lesquelles je me suis trouvée en tant qu’éditrice littéraire depuis une dizaine d’années. Afin de ne pas rompre le rapport de confiance avec les auteurs, les exemples qui suivent sont tous légèrement arrangés, condensés, simplifiés ou complexifiés (on trouvera souvent deux auteurs en un).

L’autonomie

3Un des auteurs traduits par les Éditions Zoé m’a raconté une histoire modèle, du moins à mes yeux. Lorsqu’il a soumis à son éditeur le texte de son nouveau roman, celui-ci lui a exprimé quelques doutes sur la fin. Mais pas beaucoup plus, selon l’auteur, qu’un succinct « il y a un problème avec la fin ».

4L’auteur, catastrophé, remet alors cette fin profondément en question, travaille d’arrache-pied pendant trois semaines et rend, épuisé et inquiet, une nouvelle version à son éditeur. Qui lui répondra, bien trop longtemps après à ses yeux, que cette deuxième version est mille fois meilleure, et sans autre commentaire ni transition, lui donnera la date de publication. Alors, lui demandé-je, laquelle des deux versions est la meilleure à tes yeux à toi, l’auteur ? La première ou la seconde, qui a fait suite à la remarque de l’éditeur ? Aucun doute, c’est la deuxième, celle dont la fin a été remaniée, me répond-il.

5Je suis consciente que cette histoire est une sorte de cas théorique idéal (et il n’est pas impossible que je n’en aie retenu que ce que je voulais) : l’auteur est autonome, profondément conscient et responsable de son texte, il n’a besoin que d’un bref commentaire professionnel, avisé, aussi mince soit-il dans son développement, pour savoir dans quelle direction aller afin d’améliorer son texte.

6La règle qui vaut pour tous, éditeurs comme mentors d’apprentis écrivains, est sans doute de tout faire pour que l’auteur devienne le plus autonome possible dans son travail d’écriture, que l’élaboration du texte se fasse de manière autocritique mais constructive entre lui et lui, sans autocensure pour autant. À côté de cet objectif parfois trop lointain, il s’agit aussi de l’encourager à être toujours pleinement lui-même, c’est-à-dire non pas surjouer, minauder, poser, mais être juste, ce qui n’est pas si facile. Et de l’y aider. Nous verrons comment plus loin.

7Aujourd’hui cependant, les contraintes économiques faussent la donne et jouent trop souvent un rôle dans le partenariat entre l’auteur et l’éditeur. Les manuscrits dans lesquels on trouve une énergie mais aussi de la paresse, un jaillissement mais aussi une pauvreté de langue, une imagination déferlante mais aucune rigueur, une écriture fluide mais peu de prises de risque sont parfois retenus pour des raisons qui ont peu à voir avec la littérature. L’éditeur cherche un premier roman à défendre pour sa rentrée littéraire, a besoin d’un titre vendeur parce que sa trésorerie va mal, alors il se persuade que tel texte moyennement intéressant peut se transformer en un livre qui plaira et se vendra. Et alors il publie un texte moyen, gentiment à la mode, cherchera au mieux à l’améliorer, interviendra souvent trop, et deviendra comme un pseudo-démiurge : il jouera un rôle de presque premier plan, en tout cas trop actif dans l’écriture.

8Dans un contexte sainement littéraire, il arrive néanmoins régulièrement que l’éditeur soit convaincu par la qualité du texte, même s’il y a encore une bonne marge de « progression » possible. Il jouera alors un rôle autant technique qu’intuitif et en principe expérimenté, un rôle d’accoucheur le plus respectueux possible. Voici donc quelques exemples de travail entre auteur et éditeur.

L’éditeur-accoucheur

9Nous pouvons distinguer deux grands groupes de situations, les auteurs qui donnent à lire leur texte en cours et ceux qui ne le font jamais avant que le manuscrit ne soit terminé ; ce qui correspond à deux catégories d’auteurs, ceux pour lesquels le rôle de l’éditeur est d’encourager, rassurer, donner confiance, et ceux qui ont besoin que leur éditeur intervienne activement dans l’écriture.

10Je reçois d’un très jeune auteur un manuscrit arrivé par la poste. Hormis la fin, tout se tient, avec une limpidité et une finesse remarquable pour un premier roman. Seules les dernières pages posent « problème », parce qu’elles sont chargées d’une lourde symbolique qui détonne et péjore l’ensemble. Lors de ma première rencontre avec l’auteur, nous avons surtout parlé de cette fin où un personnage empoisonne l’autre de manière fatale. Nous avons réfléchi ensemble au sens de cette fin et à ce que l’auteur cherchait à dire avec cette mort. Il a immédiatement semblé soulagé de cet échange, assurant qu’il ne se sentait en effet pas à l’aise avec cette issue, s’en trouvait insatisfait sans pour autant avoir encore la solution. Je n’ai pas cherché à la trouver à sa place, mais mes questions liées aux personnages et à l’histoire, la conversation qui s’en est suivie, a probablement permis d’assouplir la logique structurelle qui l’avait amené à la mort de l’un des héros et de mieux envisager comment terminer son texte.

11Autre situation : un auteur à l’écriture limpide et vigoureuse me parle de ce sur quoi il travaille sans rien me faire lire encore. Il s’agit d’un roman dont le sujet est très technique. Alors une des questions qui l’habite est de comprendre comment faire passer les notions scientifiques, qui sont passionnantes et font partie intégrante de l’histoire, sans que cela soit laborieux ni lourd. Il faut trouver comment les mettre en narration, les intégrer au récit. Faut-il introduire une voix off ou tout faire passer par le dialogue et les personnages ? L’auteur me donne des exemples et je réagis à chaud, au téléphone. Je ne suis pas sûre d’avoir pu l’aider, mais il raccroche soulagé, me dit-il, avec des idées qui lui sont venues pendant notre conversation, de nouvelles contraintes qu’il veut s’imposer. Le fait de lui avoir parlé d’un passage de la correspondance de Cendrars où ce dernier évoque les « fonctions » narratives, informatives et psychologiques des dialogues a probablement été d’une certaine aide :

12

« Vu le grand nombre de personnages qui grouillent dans La Main coupée je voudrais que chacun de mes dialogues ouvre au moins des lucarnes sur la vie intérieure de mes personnages en plus de ce qu’ils peuvent dire. En somme, on ne devine ses semblables que par ce qu’ils laissent entendre sous leurs paroles, même celui qui ne sait pas s’exprimer. […] Je crois que seul dans un dialogue on peut marquer, sans avoir l’air d’y toucher (et sans faire un plat !) les qualités et les défauts essentiels d’un personnage […]. Quelle économie d’écriture si l’on touche juste et quand l’on arrive à faire entendre ce son de cloche fêlée sous les propos ! Est-ce que j’y arrive ? Assurément pas à chaque coup. Mais je vais pousser ça. »
(Cendrars & Lévesque 2017 : 443-444)

13J’ai par ailleurs l’habitude de conseiller des lectures à cet auteur qui me semblent pouvoir l’aider à préciser son projet d’écriture, nous en parlons ensuite ensemble, évaluons les nuances et les différences, c’est aussi un bon moyen de préciser le projet à venir. Cette fois, nous avons évoqué notamment Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal.

14Sont autant des cas idéaux l’auteur que nous traduisons qui comprend et réagit immédiatement dans le bon sens au lapidaire commentaire de son éditeur (mon premier exemple), celui qui demande conseil sans faire lire son texte, mais en posant des questions précises, et le jeune primo-romancier qui pressent avant que je le lui dise le problème propre à un passage majeur du livre, ouvert aux questions et néanmoins solide dans son projet : l’auteur se prend en charge, comprend parfaitement ce que lui dit son éditeur, sans besoin de longues analyses ou développements.

Suggérer pour faire progresser

15Il y a néanmoins des situations où l’éditeur doit intervenir de manière plus active dans l’écriture. Exemple. Je reçois un texte dont le personnage est doué d’une grande faculté d’innocence, son regard permet ainsi d’avoir une vision du monde non pas simpliste, mais très à plat, sans a priori, capable de tout voir sans jugement de valeur. C’est très intéressant et plutôt réussi. Mais le héros s’exprime systématiquement en mettant en évidence le sujet par un pronom emphatique (« Monsieur Dupond, il a l’habitude de faire ceci ou cela »). Cette systématique est peut-être réaliste à l’oral, mais dans un texte, de surcroît littéraire, elle devient lourde dans sa répétition et à la longue irritante. Nous relevons avec l’auteur également quelques passages attendus, trop convenus ou trop explicatifs, la fin notamment est lourde de morale. À chaque fois l’auteur sursaute devant ces phrases que je relève, tant en effet, il veut éviter moralisation ou cliché. Simplement, trop le nez dans son texte, il ne les voyait plus. Quelques semaines après, trois heures de rendez-vous suffisent à revoir une deuxième version, plus subtile, mieux rythmée et plus crédible. Ne resteront plus que du détail et de la cosmétique formelle à revoir.

16Autre exemple. Je reçois cinquante pages d’un auteur qui souhaite écrire sur la manière dont les ressortissants d’un pays d’Afrique accordent plus d’importance à ce qui se passe en France que chez eux. L’idée est forte mais floue : à l’éditeur de réfléchir comment aider l’écrivain à structurer son texte selon ses envies, ses idées et les besoins du récit. Il faut trouver les bons moyens de le rendre plus conscient de ce qu’il veut et de ce dont il est capable, le rendre sensible aussi à ses tics, comprendre avec lui par quelles techniques narratives il est susceptible d’y parvenir le mieux. Il s’agira parfois de le pousser dans ses derniers retranchements jusqu’à ce qu’il précise son projet d’écriture. Dans mon exemple, le danger s’avérera rapidement être que le roman vire vers un texte trop démonstratif, explicatif, type roman à thèse où les personnages ne sont que fonctionnels et deviennent caricaturaux : il va falloir l’amener à trouver comment vraiment incarner les protagonistes, les humaniser, les nuancer, les rendre paradoxaux. Quand un de ses personnages, né dans les années 1950, qui habite dans une banlieue pauvre, dit « ils essaient de nous faire oublier notre vécu », je me tourne vers lui pour m’assurer que cette femme va bien employer ce terme de « vécu » ? C’est souvent par le biais de minuscules détails que nous arrivons à préciser le projet de l’auteur, le profil des personnages et même la structure du roman.

17Enfin, dernier exemple. L’auteur est parfaitement autonome pour ce qui est de l’écriture, il a une longue expérience, écrit ce qu’on appelle de l’autofiction, aussi fourre-tout soit cette appellation : son laboratoire d’écrivain commence par lui, sans crainte de se dépeindre tel qu’il est, avec ses faiblesses et ses postures ridicules. Il est un grand lecteur et a le sens du détail. Seulement, il doute, continuellement. L’accompagnement est alors bien plus d’ordre psychologique que technique, même si nous parlons de littérature en général et de son texte en particulier. Il s’agit de donner à l’auteur l’énergie et le courage de continuer et de terminer son livre grâce à de minuscules remarques correctives, mais surtout un échange général sur le texte, bien plus analytique que correctif. L’aider à aller encore plus loin dans ce qu’il sait si bien faire : pénétrer le cœur des endroits sombres et opaques de soi où l’on ose en général peu s’engager. Et où alors, parce qu’on a le courage d’y aller fouiller, la honte n’est pas moquée. Mon intervention la plus technique s’est bornée à lui suggérer d’affirmer son texte comme une construction littéraire plutôt que comme un journal. Son texte commençait en effet ainsi : « Journal, 30 juin 2014 ».

18Pourquoi spécifier ainsi le genre ? La question m’a poursuivi tout au long de la lecture du manuscrit, d’autant que les dates ne se suivaient pas toujours de manière chronologique. Le texte me laisse penser que ce premier mot et toutes ces dates n’en font pas pour autant un « journal » : il y a un rythme et un entrelacement d’une suite de motifs récurrents qui permettent d’assumer les risques du fragmentaire : les motifs, la manière de se positionner par rapport aux autres (père, mère, mari, amant, inconnus), la séparation entre les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, les lectures ou la nourriture – reviennent avec une intelligence et une logique propre au texte. Au point que le rappel des dates aplatit, ai-je l’impression, la pensée et la vie intérieure du narrateur. Le journal me semble donc une fausse piste. C’est un texte en spirale avec plusieurs motifs. J’en parle avec l’auteur, lui propose de supprimer les dates et de partager le texte en saisons : il y en aura cinq.

19Ensuite, à la fois parce que je crois tant à ce texte que je le veux parfait et parce que je suis trop emberlificotée dedans, à trop aimer l’auteur ou la personne, je ne sais plus, je donne à relire à mon meilleur correcteur qui se fait souvent plutôt relecteur. Voici deux exemples qui peuvent donner une idée d’une correction idéale mais peut-être légèrement excessive. L’auteur écrit :

20

« Été : lu, écrit des notes de lecture, écrit des contes, reçu et écrit des lettres, reçu qui voulait, fait du jardinage, fait des promenades, lu, lu et encore lu. Écouté la radio, roulé à vélo, grappillé des causettes à des inconnus dans la rue, ce que je sais de mieux en mieux faire. Mais reconnaître que j’ai l’été triste. »

21« Mais reconnais-le : tu as l’été triste », propose mon correcteur. Il suggère de remplacer l’infinitif, qu’il n’aime pas, parce qu’il est trop récurrent dans le texte et revient comme un tic.

22Je suis partagée, très hésitante. C’est un changement important, l’auteur ne s’adresse jamais à lui-même dans ce texte en utilisant la deuxième personne du singulier. Mais je suis intéressée à ce qu’il réagisse à cette observation d’infinitifs comme un tic. Alors je lui soumets la proposition, qu’il va refuser. Mais il aurait pu l’accepter.

23Et puis, plus loin, le relecteur fait une autre remarque sur le passage suivant :

24

« Mercredi 26. Bibliothèque de la Jonction, conférence du Professeur M. sur Ramuz. Me suis trompé, suis venu une heure trop tôt. »

25Le correcteur pense qu’il faudrait nommer M. Son argument est que quand il s’agit d’un événement public, il n’y a pas d’intérêt à cacher les noms. Son raisonnement se tient. Mais l’auteur est précisément dans un jeu très subtil entre réalité et fiction, il pèse finement ce genre de références, il sait pourquoi il met ici une indication sibylline et ailleurs un vrai nom ou un faux nom, il sait la différence entre réalité et vérité, c’est la vérité qu’il cherche, beaucoup plus que la réalité. Une partie de son art est là. Je renonce à proposer à l’auteur cette correction.

Conclusion : s’adapter à chacun

26L’aller-retour du texte entre l’éditeur et l’écrivain peut durer six à neuf mois en moyenne. Il s’agit de mettre en valeur ce qui est propre à l’auteur, de veiller aux automatismes, tics et complaisances, de soutenir, sans non plus participer, au déploiement du texte.

27Le travail entre l’éditeur et l’auteur change du tout au tout en fonction du texte et de son auteur. C’est du sur-mesure qui demande de la souplesse à l’éditeur. La relation est plus ou moins intime, il s’agit d’un fragile équilibre entre distance et proximité. Et cet équilibre change à chaque fois, à chaque livre. Mes expériences vont de l’auteur éponge (qui dit oui à tout, ce qui est très déstabilisant car on ne sait plus si l’auteur a bien une voix qui lui est propre) à l’auteur fermé qui ne veut rien entendre. L’éditeur doit adapter son discours et sa manière d’être.

28L’auteur arrive avec un texte dont il est souvent fatigué, il a l’impression d’avoir pesé chaque phrase, chaque mot, parfois il en est très satisfait, parfois au contraire il doute beaucoup, mais il n’en peut plus de ce tête-à-tête avec le texte. C’est une délicate opération qui s’amorce alors entre l’auteur et l’éditeur, qui est celui qui va en quelque sorte décoller, désimbriquer le texte et son auteur en vue d’une publication. Renoncer à une scène, modifier une phrase, rendre le propos plus nerveux, donner plus de chair à un personnage. Resserrer, couper (le texte peut s’embourber, se perdre), sans pour autant que l’ensemble du texte s’effondre ni surtout que l’auteur ne s’y retrouve plus.

Bibliographie

Références

  • Cendrars Blaise & Lévesque Jacques-Henry (2017), 1922-1959. Et maintenant veillez au grain !, Carouge, Éditions Zoé.

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