Couverture de ACO_181

Article de revue

Mettre en scène les langues

Pages 143 à 159

Notes

  • [1]
    La signification de l’acronyme « le GdRA » n’est pas fixe. Elle est variable dans le temps et selon les relations, le contexte ou les produits absorbés. Elle peut aller de Groupe de Recherche Artistique à Groupe de Rétifs Anarchistes, Groupement de Recherche Anthropologique, Groupe de Rock Alternatif, etc. Le GdRA est donc un nom à composer.
  • [2]
    Les « Fouk » à Madagascar sont les dix-huit ethnies officiellement reconnues par l’État. Elles correspondent à des langues et à des cultures très diverses.
  • [3]
    Singularités Ordinaires, créée en 2007 à l’Agora de Boulazac, présentée au 64e festival d’Avignon en 2010, écriture et mise en scène Christophe Rulhes.
  • [4]
    Sujet, créée au Théâtre Garonne à Toulouse le 14 mars 2014, écriture et mise en scène Christophe Rulhes.
  • [5]
    Créée au Théâtre Garonne à Toulouse le 14 mars 2014, écriture et mise en scène Christophe Rulhes.
  • [6]
    Tous les trois à cinq ans les Merinas de Madagascar sortent les morts des tombes et les exposent au soleil en dansant et en parlant avec eux. Ils souhaitent ainsi favoriser un processus d’assèchement du corps qui amènera la mort définitive de la personne.

1Le GdRA [1] est une compagnie de théâtre cofondée par Christophe Rulhes, auteur, metteur en scène, musicien et anthropologue, et Julien Cassier, acrobate, scénographe et chorégraphe. Depuis 2007, toutes les pièces du GdRA se créent après des temps d’immersion dans l’ordinaire, à la frontière des arts et des humanités, à l’articulation de la scène et du documentaire, toujours en prise avec la fiction et la réalité. Les pièces restituent des témoignages recueillis au fil d’entretiens biographiques et selon des protocoles de recherche longs. Christophe Rulhes écrit ainsi à partir du public et par l’enquête sur des thèmes récurrents : fragilités et capacités de la personne, flamboyances de l’ordinaire, invention du quotidien, identité narrative, singularité, écologie des pratiques, problèmes environnementaux, recueil de paroles considérées comme subalternes ou peu audibles. La dernière pièce du GdRA Lenga, fut créée au Théâtre de Vidy à Lausanne le 10 novembre 2016. Elle invite sur scène, par le témoignage direct, présentiel et incarné mais aussi par l’utilisation de la vidéo, des récits divers de transmission familiale des langues à Madagascar, en Afrique du Sud ou en Occitanie française.

2* * * *

3Christophe Rulhes : Nous sommes heureux d’échanger aujourd’hui autour de Lenga. Avec notre compagnie le GdRA, Julien Cassier et moi avons créé cette pièce en novembre 2016 au Théâtre Vidy-Lausanne. Elle invite le documentaire filmé sur scène. Elle a un rapport direct à l’image en mouvement : paysages, actions, personnes, visages. J’en ai signé le texte, la mise en scène et la musique, Julien Cassier en a signé la chorégraphie et Joëlle Zask, philosophe dont nous apprécions le travail, a pu suivre à notre invitation les étapes de la création.

4Joëlle Zask : J’ai proposé de développer aujourd’hui au sujet de Lenga : « Mettre en scène les langues ». Quel est le rapport, notamment dans cette pièce, entre images ou prises d’images et langues ? Je laisserai Christophe et Julien parler du dispositif théâtral lui-même. Ce qui résonne particulièrement pour moi est la mise en présence des langues dans la pièce. Comment rendre présente la pluralité des langues ? Le terme « présence » exprime le fait de mettre au présent, de rendre sensible ou tangible, de « présenter » à la conscience, etc. Je pense qu’il est mieux approprié que ceux de représentation, de figuration ou d’image, et permet même de ne pas avoir à les convoquer.

5Ces termes me semblent souvent dire le contraire de ce qui est visé et être suremployés en esthétique, dans le domaine de l’art et des pratiques artistiques, ou encore dans celui de la communication. Ils ne sont pas neutres, mais produisent des effets spécifiques, notamment celui d’induire une conception « spectatrice » de l’aperception. Par exemple, « représenter » signifie présenter une seconde fois. L’« image » est le nom qui est donné au représentant, c’est-à-dire au résultat du dispositif permettant de re-produire le phénomène réel. Même en laissant de côté le fait que produire une « image » implique de voir en l’objet ce en quoi il « fait » image, et de laisser de côté ce qui s’y dérobe, l’exploitation tous azimuts de la relation entre choses et images pose donc un problème quant à la perte du sens du réel qui est alors provoquée. La relation dialogique avec le monde et les autres est amenuisée. Dans le domaine des « images », ce qui est montré à l’écran acquiert un statut particulier de déréalité. C’est une certaine relation à la réalité, médiée par l’intermédiaire d’un dispositif technique qui la reproduit, qui est exprimé. La philosophie de Platon qui établit un système de différenciation entre les divers degrés de réalité (Idées, image de l’idée, image de l’image, etc.) signale déjà les risques éthiques et politiques inhérents à la perte du réel que le régime des images impose.

6C’est pourquoi il faudrait résister à l’usage envahissant du vocabulaire de l’image – même si les photographes et les cinéastes ont cédé à cette habitude, parlant d’« image » à propos de leurs photographies ou de leurs films. Pourtant, quiconque visite une exposition de photographies perçoit facilement que ce qui est vu n’est pas une image mais une photo avec son grain, sa vibration, sa brillance, son format, ses interactions avec les autres photos et avec l’espace, son encadrement, etc. Une photo est une chose réelle qui s’abîme si elle est négligée. Les images de photographies dans les livres n’ont pas le même statut, ce sont effectivement des représentations en tant que reproduction. Bref, la photographie n’est pas plus réductible à une image qu’un tableau ne l’est au sujet qu’il représente. C’est une évidence qui passe souvent à la trappe.

7Ce qui m’a frappée au Théâtre Vidy-Lausanne lors de la pièce (et non spectacle) Lenga, c’est précisément que les écrans, les films, ce qui se passe sur les écrans, ne sont pas des représentations ou de simples images ; ce sont des éléments à part entière, de véritables acteurs. La projection sur un écran – dont la taille est à l’échelle humaine – de la grand-mère de Maheriniaina Pierre Ranaivoson par exemple, est un membre participant à égalité avec les autres, même si son mode d’apparition et d’action est tout à fait spécifique (ce qui est aussi vrai des autres acteurs de la pièce, dont chacun joue un rôle très personnel, ancré dans son histoire, ses compétences et sa subjectivité propre). Il s’établit une relation d’égalité et une qualité de présence entre ce qui se passe dans la région des écrans et ce qui se passe dans les différentes parties de la pièce.

8Cela m’a paru fort et très cohérent par rapport au sujet de Lenga, qui est d’aborder les langues non comme des images ou des représentations du monde (ce qu’on les croit être quand on affirme que le mot représente la chose ou exprime une pensée préexistante) mais comme les fabriques à la fois de l’individualité, des cultures humaines et d’un monde commun. Lenga rend compte à la fois de la pluralité des langues, de leur égalité mais aussi de leur fragilité et des risques de disparition que leur font subir les économies et les politiques actuelles. La pièce insiste aussi sur le fait que les langues sont ou devraient être des objets de soins, certes en vue de les enrichir et les ajuster, mais aussi pour les protéger des pratiques de destruction culturelle dont nous sommes tristement familiers.

9Dans les perspectives ouvertes par Saussure, ou Wittgenstein et Cavell, les langues ne peuvent être pensées comme autant de « représentations » du monde, qui plus est incommensurables entre elles, intraduisibles parce qu’elles seraient expressives d’un « contexte » déterminant formant un horizon de sens et de valeur indépassable. Au contraire, le projet même de « défendre » une langue afin qu’elle subsiste, comme Du Bellay et de Ronsard l’ont fait en leur temps, et comme le fait Lenga, repose sur l’idée, d’une part, que les langues dépendent de conditions particulières et, d’autre part, qu’elles ne durent qu’en changeant. Ce sont des médiums d’expériences. Or qui dit expérience dit transformation, ajustement, exploration, évolution. Saussure par exemple a montré que l’analyse diachronique du langage est tout aussi importante que son analyse synchronique. D’un côté, les locuteurs héritent d’une langue de la part des générations antérieures et ne peuvent les inventer de A à Z. Les langues ne sont pas des conventions. De plus, comme l’a précisé Benveniste, même si le rapport entre signifié et signifiant est arbitraire, il est tout de même, diachroniquement, nécessaire. Personne ne peut décider de l’attribution des signes et la changer comme bon lui semble. Il n’est au pouvoir de personne d’obtenir que ce qui a été appelé « table » soit désormais nommé « chaise ».

10De l’autre côté, cette relative inertie des langues n’implique cependant en rien leur fixité. Les langues n’existent que par les usages auxquels elles donnent lieu. Et ces usages, qu’on appelle en linguistique « discours », leur apportent des modifications. Tout usage est individuel et en partie subjectif, en tout cas personnel, au sens où un sujet humain se constitue en tant que « personne » via l’usage de la langue qui lui est transmise. Cela explique qu’il n’existe pas deux locuteurs de la même langue qui la parlent de la même façon. D’un individu à l’autre, tout change, du timbre de la voix au rythme du discours, bien qu’ils se comprennent parfaitement.

11Cette dialectique entre le discours et la langue est un phénomène général du langage dont Lenga atteste. Il faudrait dire non la langue, mais les langues : malgache, xhosa, occitan, français, anglais. Chaque langue est un univers. Mais cet univers se déploie par l’intermédiaire des discours des gens qui se constituent eux-mêmes comme sujets à travers ces discours destinés à témoigner, à avertir, à transmettre, à partager un sens et des valeurs. L’oralité et l’écriture s’accompagnent dans un dispositif qui met en cause la dichotomie qui les oppose dans l’esprit de beaucoup de gens. Dans Lenga, les langues ne sont clairement pas des organes servant à représenter le monde. Les langues sont la condition de la vie humaine dans toute sa pluralité, dans toute sa richesse et dans tout son potentiel d’évolution, sa dynamique, sa capacité à changer. La langue n’apparaît pas comme une nécessaire interprétation tronquée ou biaisée du monde mais comme la condition d’un monde commun, dont la traduction et l’écoute sont des moyens privilégiés. La dimension performative, active et créatrice des usages croisés des langues est clairement à l’œuvre dans Lenga et comporte une puissance éducative remarquable. Si dispositif il y a, ce n’est pas au sens de Foucault ou d’Agamben, mais au sens d’un système qui rend possible de libres interactions. Ce dispositif performatif des langues est un dispositif de « non-représentation ». Dans la représentation, il y a toujours une inégalité, un premier et un deuxième, un terme essentiel et une copie, etc. Ici s’instaure la règle de l’égalité, sans hiérarchie, sans rapport logique devant-derrière du réel-représenté. Ce dispositif est en profonde cohérence par rapport à la réalité empirique, historique et symbolique que sont les langues en général.

12Pour conclure sur ce point, pensons à la tour de Babel et à la signification de la destruction de la tour par Dieu. C’est la destruction de la représentation. Selon le point de vue divin, la construction de la tour est un projet que l’unité des langues, le fait que tous les hommes parlent la même langue, rend possible. Or ce projet renforce cette unité et en fait un instrument de pouvoir absolu, celui d’enrôler toute l’humanité dans un même projet afin d’atteindre le ciel, c’est-à-dire de s’élever au niveau de Dieu et de s’emparer de la connaissance absolue qui est la sienne. Autrement dit, la langue unique sert d’outil de représentation d’une connaissance déjà là, pleinement constituée dans l’entendement et la volonté divins. Au lieu d’utiliser leur compréhension mutuelle pour diversifier leurs pratiques et leurs pensées, les humains la vouent à leur propre disparition en tant qu’espèce plurielle. L’aspiration à une langue unique, récurrente au cours de l’histoire, et qui s’est soldée par la destruction des langues jugées indignes, barbares ou fallacieuses, est justement le problème que Dieu résout en détruisant la tour et en dispersant les langues afin de disperser les hommes sur la surface de la Terre. En « confondant » la langue unique, Dieu contraint les hommes à produire progressivement leur langue et à apprendre celle des autres pour les comprendre. Le fait d’apprendre la langue de l’autre est l’acte éthique et politique par excellence. Je crois qu’il est au cœur de Lenga.

13Christophe Rulhes : La dimension actantielle de l’image est essentielle au GdRA, et cela se discute avec les cadreurs/cadreuses, monteuses/monteurs, les développeurs/développeuses, les perfomeuses/performeurs. Quel statut donne-t-on à ces présences ? Nous filmons des personnes, des paysages, des visages, nous filmons le réel, et l’un des enjeux de notre théâtre, c’est de pouvoir inviter le réel sur le plateau. Le réel, chaque fois dans sa présence, va développer un scepticisme, va développer des questions sur la fiction, bien évidemment. C’est comme ça que l’on conçoit la présence de l’image dite « réelle ».

14Joëlle Zask : Donc tu dis une image « réelle » ?

15Christophe Rulhes : Et j’ajoute : « qui développe un scepticisme questionnant la fiction, qui déjà s’intègre dans un récit, qui parle d’elle-même ». Une image considérée comme un actant qui peut en effet jouer à tout moment une présence. Pour la réalisation de cette image, nous sommes très attentifs aux formats, aux grains, aux qualités, aux cadres, nous sommes en prise permanente avec ces données. Pour Lenga, par exemple, nous avons utilisé des images que nous avons filmées dans les townships de Khayelitsha à Cape Town. Nous étions trois, Julien Cassier qui fait le son, Edmond Carrère qui cadre et tient la caméra et moi, qui mène les entretiens et la réalisation. J’essaie de fixer l’enquête. Cela reste toujours un dispositif très léger parce qu’il arrive parfois que l’on soit sur des terrains où il faut pouvoir agir vite, filmer avec toutes les autorisations personnelles, bien sûr, mais éventuellement partir très vite, éventuellement changer de cadre rapidement. Une fois filmées, ces images intègrent l’artisanat de la mise en scène avec un statut d’actant et d’actrice potentiel. Joëlle a bien senti cela : il y a une symétrie des présences, on y travaille en tout cas, on y loge notre intention. Le corps du performeur ou de la performeuse n’est pas censé prendre le dessus sur l’image et inversement. Bien sûr tout dépend de la séquence théâtrale à faire ou à jouer, tout ça relève de l’écriture et de la mise en scène. On pèse les schémas actantiels, entre acteurs/actrices en chair, actrices/acteurs en présence d’image, musique, lumière, de façon classique somme toute.

16Il peut arriver que trois occurrences jouent en même temps : un écrit projeté, une image, une actrice qui parle ou qui danse. Il y a plusieurs combinaisons possibles lorsqu’on arrive devant un plateau. Autour de ce trio précité par exemple, il y a peut-être des objets : que font-ils, que vont-ils devenir dans le déroulement de la scène, que disent-ils ? J’aime penser que tous, humains et non humains, sont des actants à part entière, dès qu’ils sont visibles sur scène. J’essaie d’avoir une approche symétrique des actants possibles, de ce qui peut jouer sur le plateau et autour du plateau, de tout ce qui peut entrer en connexion avec le récit. Ainsi un vidéoprojecteur est un acteur. Actuellement, je m’appuie sur cette présence/image qui est projetée par cette machine, qui essaie via mes réflexions de rentrer en écho avec les propos de Joëlle. Je me situe dans ces analogies possibles, dans un théâtre très pluridisciplinaire, analogiste. Un théâtre qui branche des objets entre eux qui semblent a priori hétérogènes, et qui connecte des sujets a priori hétérogènes. Tous vont créer ou non, au fil de la performance, des échos avec le public. Les spectatrices/spectateurs eux aussi analogistes, branchés ou pas, vont faire un chemin propre. Je considère toujours le public comme doté de capacités de lecture au moins aussi importantes que les miennes. Et il en va de même lorsqu’il s’agit de lire ou de performer des images.

17Au sujet de ces dernières, certains disent de nous que l’on fait de l’ethnologie sur le plateau, de l’anthropologie visuelle au théâtre parce que les thématiques que l’on aborde sont souvent liées aux intimités familiales, aux pluralités de langues, aux cosmogonies, aux cultures en train de se faire. Là, en l’occurrence avec Lizo James, Xhosa initié de Cape Town, on a beaucoup échangé sur le culte Jwara, sur le culte des ancêtres, et puis au fil de la création de Lenga, on a très vite abordé la question de la disparition/transformation que Joëlle a évoquée lorsqu’elle parlait des langues. C’est un point essentiel de la pièce. La question du deuil est centrale dans le travail du GdRA notamment dans son approche des langues. En fait l’image est motivée par la question du deuil. Les images que nous sommes partis faire notamment en Afrique du Sud et à Madagascar pour filmer les ascendants locuteurs de Lizo et Mahery invités sur scène, ce sont des tentatives de résilience face au deuil de mes propres ancêtres que j’ai côtoyés mais que je n’ai pas pu ni su filmer. J’ai seulement pu enregistrer avec un magnétophone mon grand-père alors que j’avais huit ans et jusqu’à l’âge de douze ans. Ce sont des documents très maladroits. J’ai commencé à l’enregistrer dans une langue qui est l’occitan, dans un contexte diglossique assez important que les anthropologues pourraient qualifier de déculturation. J’espère qu’il y a eu un peu d’enculturation quand même, bon bref… je vais éluder ces questions de stigmatisation du monde paysan par les élites pour le moment…

18Mais la motivation de la prise d’images, c’est cette image qui n’a jamais pu être faite. Cette image que je n’ai pas pu faire. Et plus tard, à partir de mon parcours d’anthropologue, je me suis intéressé à l’anthropologie filmée. Comment peut-on restituer cette part de réel mais qui est déjà… Dès qu’il y a un cadre pour moi, il y a un deuil quelque part et il y a déjà une fiction qui se met en branle, du choix, du renoncement. Dès qu’il y a un choix de cadre, dès qu’il y a une mise en place, une narration, qu’elle soit dite documentaire ou fictionnelle, pour moi, on aborde toujours les questions de la fiction, de la mise en forme, du style, du mode de vie. Mais c’est bien cette absence-là d’image qui a motivé… Alors je me suis intéressé à des corpus de collectage en langue occitane réalisés auprès d’anciens qui ont une phonation tout à fait différente des langues qui peuvent s’apprendre à l’Institut des études occitanes ou à l’Université. Comment filmer ces gens, comment filmer ces personnes ? Et partant de là, j’ai commencé à filmer mes proximités. Julien, depuis son parcours de circassien, se posait aussi des questions sur ses proximités paysannes et occitanes, transmises et adoptées. On a commencé à filmer ces langues-là, autour de nous, très proches, des voisins, mon père, ce grand-père qui n’a jamais pu être filmé, mais sous d’autres identités personnelles, plein de grands-pères donc, dont Arthur Genibre, un musicien occitan de 92 ans qui a marqué notre première pièce. Mais c’est bien lui, le mien de grand-père, que j’adorais et dont je tenais la main au moment de la mort – j’avais 12 ans – qui motivait cette prise d’images. Ce fut un bouleversement pour le jeune adolescent que j’étais.

19Tout cela, je l’ai compris plus tard, en suivant les séminaires de Daniel Fabre à l’École des hautes études en sciences sociales, qui a toujours fait cette anthropologie assez lyrique, mais qui me touchait beaucoup, cette anthropologie « des derniers ». Les derniers locuteurs d’une langue, les dernières personnes en train de faire les derniers métiers, les derniers paysans – et je me retrouvais complètement là – les derniers artistes, qui est aussi une anthropologie de l’apocalypse, de la fin du monde, de la fin des cultures et de la disparition… J’ai toujours voulu croire que cette anthropologie des derniers de Daniel Fabre était en fait, pour d’autres et moi – qu’il s’agisse des Amérindiens Tupis ou de ma famille paysanne où la langue et la culture s’étaient dissoutes sous mes yeux – une anthropologie des premiers, avec de nouveaux départs possibles et des inventions à venir ; qu’une tentative de résilience, de renaissance, de mise en mouvement, de transformation habitait les bouleversements qu’avaient connus ces familles et que quelque chose allait tout de même perdurer. C’est donc une approche très « continuiste » que celle du GdRA avec les images et autres : « continuiste » entre les périodes, entre les éléments qui sont sur le plateau, entre les éléments à mettre en récit… tout ça à partir de cette question de deuil.

20Du coup, on questionne et filme souvent des familles au sujet de leurs ruptures et de leurs continuités, afin d’écrire à partir de ces matériaux et pour un théâtre de la personne, non pas du personnage. C’est aussi ce qui s’est passé avec Lizo et Mahery pour Lenga. Si l’on part d’un enregistrement réalisé auprès de mon grand-père, on va filmer chez Lizo sa propre grand-mère où, là, l’image est possible. Et on la filme en situation d’entretien, lorsqu’elle parle de la transmission des langues entre l’anglais, le xhosa, le zoulou, le ndembélé. L’Afrique du Sud, c’est onze langues officielles, une dialectologie profuse. Et on part aussi dans la famille de Mahery pour rencontrer Raziafiarisoa, sa grand-mère. Là aussi on parle de la profusion des langues, dix-huit Fouk [2] à Madagascar, dix-huit ethnies et dix-huit langues officielles. On se lance au cœur de cette pluralité en utilisant l’image. Faut-il rappeler tout de même qu’il y a quelque chose en prise avec le réel dans l’image filmée… Comment raconter les mouvements du stick-fighting, du bâton de combat, à Cape Town ? Peut-être qu’un·e auteur·e, qu’un·e romancier·ère trouvera les mots et les moyens d’avoir une description très visuelle du stick-fighting. Un·e ethnographe doué·e saura, par l’écriture, offrir des descriptions très fidèles de situations de combat au bâton chez les Xhosa. Mais depuis que la caméra existe, il est fichtrement intéressant de filmer ces gestes, ces sons, ces situations qui sont parfois difficiles à écrire ou à dire.

21Par exemple sur ces images, les postures de corps sont extrêmement interprétées par chaque personne. Tout part d’un corpus en partie transmissible, mais chaque stick-fighter ou danseur, a sa façon de faire. Il en va de même pour les langues et Joëlle nous l’a rappelé tout à l’heure. Il y a une singularité très forte dans la langue de chacun·e, son accent, ses mots, son timbre, ses phrases. Il en va de même avec les singularités des corps. Et Lizo a une façon de faire différente de celle des jeunes hommes xhosa que l’on a pu filmer dans son quartier. Là, je trouve que l’image est intéressante pour restituer ces singularités ordinaires et irréductibles. Ici par exemple, l’image en dit beaucoup sur le contexte du stick-fighting. J’espère que chacun·e va pouvoir interpréter l’image à sa façon, et il en va de même pour l’incarnation directe proposée par l’actrice sur le plateau ; j’y compte bien, je compte sur cette capacité-là. L’image induit un index qui questionne le réel. Bien sûr, en fonction de la façon dont on la montre, dont on la monte, dont on la cadre, elle est déjà une fiction, je le redis. Mais elle pose la question du réel : elle transmet du réel. Je crois quand même que l’anthropologie visuelle a cette force-là. Le cinéma aussi. C’est à cet endroit-là que j’invite l’image au GdRA.

22Julien Cassier : Peut-être que je peux parler rapidement du dispositif : ces trois écrans qui permettent à la fois de faire paysage et d’avoir des portraits ou des personnes. On l’a fabriqué avec le développeur numérique, Ludovic Burczykowski. Ce sont de petits vidéoprojecteurs qui sont placés verticalement et qui permettent une image très large lorsqu’ils projettent ensemble. Ils sont connectés avec des outils numériques, dont le logiciel Max/Msp, qui permet de rejoindre toutes ces images, avec la possibilité d’utiliser un, deux ou trois écrans. Dans cette pièce, la traduction est importante puisque cinq langues différentes sont utilisées. Il a fallu concevoir un outil qui permette à la fois de projeter l’image et de superposer par-dessus une sorte de calque de surtitre que l’on peut envoyer indépendamment du flux vidéo. L’image centrale peut être très simplement déplacée en fonction de ce qui se passe sur le plateau. C’est une sorte de sampleur vidéo assez complexe et qui permet beaucoup de choses, notamment de mettre en scène l’image quasiment en direct, de la déplacer en effet comme un acteur. C’est la même chose pour les surtitres, qu’on peut placer un peu partout dans l’image et dans la scène, en prenant en compte la place du spectateur. On travaille depuis nos débuts avec l’image et on trouve des surfaces différentes. On cherche à chaque pièce à donner une forme différente à l’image, vers la présence. Sur la première pièce [3], c’était une espèce de rampe de skate surmontée d’un trampoline, et cette rampe était à la fois un écran et un support chorégraphique, donc il y a toujours cette idée du corps qui n’est pas loin de l’image. On connaît le pouvoir de l’image d’aller attraper l’œil même quand quelque chose se passe sur le plateau. Sur la pièce précédente [4], on a travaillé sur un format d’image beaucoup plus grand et donc là, on a voulu morceler l’image et pouvoir jouer avec des temps plus courts, passer parfois par le son seul. Dans Lenga, le son est important. D’où ces trois écrans qui permettent de réduire et de bien peser le poids de chaque image et de chaque récit.

23Christophe Rulhes : Ce qui m’intéresse aussi dans la mise en coprésence d’une image et d’un corps incarné – un danseur ou une danseuse, un acteur ou une actrice – c’est qu’il y a une dissémination réciproque de l’un vers l’autre qui amplifie les capacités narratives et actancielles de chacun·e. Ici, on pourrait croire que le danseur ou la danseuse sort de l’image filmée, ce qui crée un trouble à forte potentialité narrative, entre le réel et l’action/fiction sur le plateau. Le danseur ou la danseuse amplifient l’image qui sert d’index pour l’action chorégraphique ; il y a là, je crois, une articulation mutuelle des présences. Mais il peut aussi nous arriver de jouer le conflit, la concurrence plutôt que l’occurrence. Dans ce jeu-là, l’image prend souvent le dessus. Dans des expériences très pratiques, c’est ce que nous avons pu en tout cas constater. L’image en mouvement, agrandie notamment, appelle du regard un public, c’est une surface lumineuse qui attire l’attention. Nous avons souvent, au cours de nos communications universitaires, un dispositif conférencier où la parole joue avec des images, la présence de la voix et du corps du communicant. Si l’on portait attention aux regards du public durant ces temps, on pourrait voir qu’ils vont systématiquement de l’image à l’écrit. Même lorsque le temps de lecture est consommé, le regard navigue dans la phrase, n’accordant plus qu’une présence acousmatique au corps du conférencier, par le son, dans le sens des mots… Observer ce genre d’occurrence ou de concurrence est au cœur de mon artisanat de plateau : quand va-t-on au son, au texte écrit, dit, au sens des mots, au geste, à la présence incarnée ? Quand est-ce que ces médias s’agitent ou se composent, se désordonnent ou s’ordonnent, avec un plateau qui peut se dépouiller pour laisser entendre ou lire le mot, son sens, la langue ? Et je ne cherche pas à contrôler complètement tout ça.

24On cherche des espaces de confort pour chaque geste, d’où le lâcher-prise sera peut-être possible, vers un désordre en partie composé, en partie improvisé. Même s’il peut paraître parfois très écrit, avec des temps linéaires – textes, chorégraphies, images – il y a beaucoup d’espaces donnés à l’interprétation ou à l’improvisation dans le théâtre du GdRA. Ce n’est pas un théâtre qui se fait à la marque, avec une objectivation des déplacements marquée sur le plateau – une carte en quelque sorte – mais un théâtre qui se fait au chemin, à la ligne mentale, où la mémoire doit agir le plateau. En ce qui concerne l’image, même si les passages linéaires sont nombreux, avec un montage établi qui joue son rôle sur le plateau, de nombreux instants sont joués par un interprète humain – David Løchen – qui provoque l’image sur scène en relation avec l’action qui s’y joue. Il l’interprète et en joue les temps d’entrée et de sortie ou les places, pour rentrer en relation avec les autres actions scéniques.

25Joëlle Zask : Je veux bien revenir sur cette question de la relation entre fiction et réalité, sur laquelle il faudrait s’entendre… Disons que du point de vue de l’anthropologie, qui est un peu le sujet de cette rencontre, la différence entre fiction et réalité est d’un flou extrême. Évidemment, le terme de fiction renvoie à une opposition au réel, mais en même temps, ce que l’on vise dans l’anthropologie (et ici je pense à la grande tradition, trop mal connue en France, de l’anthropologie culturelle américaine) et ce que fait aussi le GdRA, c’est de créer les conditions d’une expérimentation reposant sur une enquête.

26Or l’enquête n’est ni la fiction ni la réalité. L’enquête produit de nouvelles réalités. Le domaine de rencontre entre l’enquêté et l’enquêteur n’est pas préexistant. L’autre n’est pas un « sauvage » ou une chose sans conscience à observer avec les méthodes d’un botaniste ou d’un entomologiste. L’enquêteur doit parvenir à établir un contact avec l’enquêté, ce qu’il ne peut faire que s’il va à sa rencontre. Réciproquement, l’enquêté ajuste ses paroles aux attentes de l’enquêteur, à la situation concrète où il se trouve, éventuellement à ce qu’il attend de l’enquête une fois publiée dans le futur, etc. Il témoigne de ce qu’il est ou de ce à quoi il croit en tant que membre d’une communauté d’enquêteurs, dont il fait partie. Il acquiert donc une personnalité différente et un statut autre. En bref, la situation d’enquête est irréductible aux situations antérieures de chacun·e des participant·e·s. De même Lenga produit des situations nouvelles. S’y trouvent des gens qui se rencontrent pour la première fois, et qui ne se seraient pas rencontrés autrement que dans cette situation d’interaction et d’enquête qui a été créée. Est-ce que la fiction, ou la dimension fictive, seraient susceptibles d’être ramenées à la dimension de projet ? Et si c’est le cas, quel est le projet ? Je pense que ce serait intéressant que vous parliez du projet : pourquoi un Merina de Madagascar, un Xhosa d’Afrique du Sud, pourquoi ces personnes-là ? Comment concilier l’unicité des individus et le fait que la situation qui est créée par leur rencontre est d’une valeur très générale ?

27Christophe Rulhes : Tout part de la langue de chacun en effet, et de la question des transmissions et oublis de langues. L’Afrique du Sud et Madagascar sont des zones hyper-diverses en faune, flore et langues. Lenga est le premier volet d’une série intitulée « La Guerre des Natures » dont le second volet Selve nous amène en Guyane à la rencontre d’Amérindiens wayana dans une région elle aussi hyper-diverse en faune, flore et langues. Il y a de par le monde des régions hyper-diverses en faune, flore et langues : bassins amazoniens, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Australie, nombreux pays d’Afrique, zones tropicales, etc. Ces zones sont altérées, de nos jours, diminuent, disparaissent. Moi qui ai perdu une langue et qui vois toujours s’assécher la diversité linguistique en France, ce sont des régions qui m’intéressent. J’ai rencontré Lizo et Mahery sur l’île de la Réunion, autre pays hyper-divers et largement métis, vivier de langues d’immigration et d’exils. Dans une pièce récente intitulée Sujet[5], j’avais écrit sur le Famadihana Merina, le retournement des morts [6], qui m’intéresse pour des questions liées au deuil, à la résilience, à la disparition, à la présence, aux anciens et aux ancêtres, et j’ai proposé à Mahery de me rejoindre pour Lenga à partir des questions de la transmission des langues dans sa famille. À Madagascar, comme en Afrique du Sud ou en Guyane, une personne parle toujours trois à cinq langues, une famille est toujours traversée par plusieurs langues. Dans la famille de Mahery se croisent le merina, le betsileo, le betsimisaraka, le français, l’antanouch, l’antandrouy, les langues se diffusent et se transmettent au grès des alliances familiales avec des locuteurs habiles et très ouverts à l’apprentissage.

28Dans les townships de Cape Town à Khayelitsha, le moindre « tsotsi », « le rusé », celui qui habite les townships, parle cinq à six langues, le xhosa, le dembélé, l’afrikans, l’anglais, le zoulou et puis le tsotsi taal, cette langue de la rue très plastique qui s’improvise et s’enrichit tous les jours, mélange les autres langues et situe le locuteur ou la locutrice dans un quartier, avec un aspect vernaculaire très fort. Le tsotsi taal marque une appartenance. Toutes ces situations de perte, de transmission, d’invention de langue, nous réunissaient. Et Lizo parlait une langue à clics dont la phonation vient provoquer l’altérité profonde parce qu’on ne peut pas la prononcer ou la reproduire sans de gros efforts d’apprentissage, avec des clics qui viennent solliciter des gestes de la langue, du palais, du larynx, inconnus pour l’autre. Cette langue vient vraiment questionner la connaissance de l’autre, quand le corps est très différent. Voilà maintenant deux ans que je m’exerce et je ne progresse guère. De sentir cette incapacité, cette étrangeté me réjouit, et je m’entraîne pourtant régulièrement. Et si l’on parle d’éducation réciproque, au-delà de tout ce que Lizo et Mahery ont pu nous apprendre, il arrive souvent que le public quitte la pièce Lenga en cliquant, et ainsi découvre cette façon de prononcer, s’en amuse, se l’approprie.

29Julien Cassier : Autant Mahery a une famille très grande et très forte autour de lui, et plein d’éléments d’histoire familiale qui lui ont été transmis, autant Lizo, lui, vit au sein d’une famille beaucoup plus éclatée. Peut-être donc que ce qu’on a pu faire avec la grand-mère de Lizo, en lui posant des questions, relevait pour lui d’une enquête et d’un apprentissage. Il était très heureux de cette expérience et disait apprendre beaucoup sur sa famille. Il a donc eu l’occasion, dans cette enquête de dire des choses, de faire des hypothèses et de poser des questions qu’il n’avait pas eu l’occasion de poser jusque-là.

30Joëlle Zask : Il est intéressant aussi de remarquer que l’entreprise d’enquête joue un rôle, en particulier ici, même si aujourd’hui il existe une anthropologie du proche et du contemporain. Historiquement, l’essor de l’anthropologie culturelle avec Franz Boas et ses nombreux héritiers coïncide avec une phase particulièrement destructrice des cultures dites « primitives ». Malinowski aussi témoigne que l’objet même de la discipline qu’il contribue à créer est en train de disparaître. Les méthodes utilisées doivent donc être pensées comme des moyens contribuant à la survie des cultures menacées. Collecte, croquis, conservation, documentation, entretiens sans fin, recensement, description minutieuse des pratiques, développement des méthodes photographiques et filmiques, etc., tout concourt à la « défense » culturelle dont il a été question. Boas dessine des centaines d’objets sculptés dans des os de baleine ou de vannerie, en montrant d’une manière parfaitement éducative les gestes et les étapes de leur fabrication, mais aussi la « virtuosité » des artistes kwakiutl. Or si les publications n’ont pas stoppé la destruction des cultures « primitives », elles jouent tout de même un rôle aujourd’hui pour aider les populations détruites à reconstruire leur passé, leur histoire, leurs valeurs et leurs normes. Partout dans le monde, chez les « premières nations », les clans d’Afrique, les aborigènes, les travaux des anthropologues sont utilisés pour revendiquer des droits ancestraux auprès des tribunaux occidentaux, pour établir des chartes culturelles ou pour reconstituer la culture de leurs ancêtres et se situer par rapport à elle. Les publications contribuent donc à une nouvelle forme de culturation. La réalité est donc faite d’une intrication entre les enquêtants et les enquêtés, dont beaucoup sont d’ailleurs devenus enquêtants à leur tour. Étudier une culture, c’est l’activer ou la performer.

31Or, comme le signalent les textes de Cavell qui ont été abordés, la « culture » n’est pas une option parmi d’autres. C’est une condition de fonctionnement de l’être humain, à la fois collectivement en termes de transmission et de partage, et individuellement en termes d’usages, d’opposition à l’héritage et d’apport personnel. Je ne suis pas convaincue que l’opposition à la culture reçue joue un rôle aussi central que ce qu’affirme Cavell (sans doute parce qu’il a vécu cette opposition), ni que la liberté réside dans cette opposition. Mais je crois qu’en effet, la culture reçue n’est pas la culture vécue. La seconde transforme et adapte nécessairement la première qui doit donc tolérer des changements et être dotée d’une plasticité telle (Malinowski a spécifiquement étudié cet aspect) qu’elle puisse changer sans disparaître. À l’instar des langues, les « vraies » cultures (Sapir), celles qui sont viables, ne sont pas sous contrôle.

32Christophe Rulhes : Tu parles des dessins de Boas. Dans ce rapport diversifié aux images, jusqu’à maintenant, au GdRA, on a beaucoup utilisé les images en mouvement, mais sur notre première pièce, il y avait des dessins comme ceux dont tu viens de parler. Ils étaient dessinés à partir d’intérieurs domestiques, intimes, ordinaires, ceux de trois personnes dont on racontait des extraits de vie sur le plateau. Et pour la prochaine pièce chez les Wayana en forêt amazonienne, nous partons avec une photographe et un dessinateur.

33Il y a un enjeu actuel chez les Wayana, notamment porté par Mataliwa Kulijaman, un quadragénaire d’Antecume Patac à la frontière du Surinam, qui se pose la question de sa langue et de sa graphie. Comment l’écrire ? Il partage cette réflexion avec l’ethnolinguiste Éliane Camargo (2006) ou avec l’anthropologue Pierre Déléage (2017). Depuis plusieurs décennies, les Wayana sont sédentarisés et scolarisés en français, avec pour effets immédiats des questions autour du bilinguisme, de la diglossie, de la transmission des langues et de l’écriture du Wayana qui intègre l’école de la République par la graphie. Comment fixer cette langue ? Avec quelles lettres ? La façon d’écrire peut-elle emprunter au répertoire graphique wayana ? La question renvoie aux travaux récents de Pierre Déléage, qui décrit diverses prises d’écritures sélectives (ou pas) chez plusieurs peuples amérindiens d’Amérique du Sud, et qui pose en écho les travaux de Kulijaman avec diverses traces de graphies amérindiennes qu’il a détectées dans l’histoire des Amériques. Kulijaman et Déléage s’intéressent notamment aux tracés que Pidima, l’un des rares shamans wayana, un monsieur très âgé à Antecume Patac, trace sur le sol en chantant. Est-ce une écriture ? Quel est ce dessin ? Comment s’articule-t-il au chant ? Et quel rôle joue-t-il dans sa mémorisation ?

34Mataliwa Kulijaman et d’autres Wayana comme Aimawale Opoya sont par ailleurs des dessinateurs qui gravent une mémoire graphique sur les maluwana ou ciel de case wayana. Aimawale Opoya pense qu’il s’agit là d’un dessin de cosmogonie mais aussi peut-être d’un calendrier ; c’est un de ses rêves récents dont il nous a fait part lorsque nous séjournions dans son village à Taluen. Ces femmes et hommes se posent une question à la croisée des derniers/premiers : comment inventer une écriture propre qui viendra nourrir des manuels scolaires bilingues, des livres, des écrits administratifs ? Comment cette écriture doit-elle ou non surgir du ciel de case maluwana ? Que doit-elle être ? Cela me rappelle les questions de mon père, qui ne comprenait pas, il y a encore quelques années, que sa langue puisse être écrite et qu’elle fut écrite ailleurs et en d’autres temps, dans la lyrique du trobar ou dans la poésie mistralienne. Du coup, autour de ces questions du dessin, de la logographie et de la phonographie, nous invitons Benoît Bonnemaison-Fitte en Amazonie. Ce dessinateur et illustrateur fut présent avec nous sur la première pièce du GdRA il y a dix ans. Il rencontrera Mataliwa Kulijaman et Aimawale Opoya, dessinera et écrira avec eux, à la fois sur les questions de langue, à la fois sur le monde jolok, le monde des esprits wayana, le monde de la métamorphose et de la perspective où les humains et les non-humains sont en continuité.

35Cette capacité à voir jolok, elle, est devenue fragile chez les Wayana. Il doit rester trois à quatre shamans qui peuvent le faire, même si les familles parlent encore des Joloks ou des endroits joloks dangereux ou magiques… Mais des jeunes comme Aimawale Opoya, Mataliwa Kulijaman ou Sylvana Opoya décident de réactiver cette façon de voir jolok, à l’appui de monographies anthropologiques réalisées encore dans les années 2000, comme celles de Jean Chapuis (2015) par exemple. Il y a donc de la créativité, du dessin, de l’invention et de la transmission appropriée, par l’image notamment. On se rapproche de la conception de la culture que Joëlle proposait il y a quelques minutes. Et là, Benoît dessinera, en lisière de cet élan vital. Est-ce celui d’un mourant ou d’un nouveau-né ? Cela me rappelle la forêt amazonienne où dans un même geste et écotone, la pourriture côtoie la floraison, la fin ressemble au début, le mouvement reste perpétuel et la vie passe en toute chose. La culture, comme l’a écrit Roy Wagner (2014), n’est-ce pas cette invention faite de mouvements et de transformations et dans lesquels apparaissent et disparaissent des êtres et des existants ?

36Les Teko, Amérindiens de Guyane, n’étaient plus qu’une cinquantaine le siècle dernier, les Wayana furent décimés par les épidémies, et voilà qu’aujourd’hui tous dessinent, fixent des lettres, écrivent une langue au cœur de populations qui connaissent un accroissement démographique constant. Et dans cette existence, il y a ce va-et-vient avec des anthropologues, aventuriers, arpenteurs des confins, artistes extérieurs, dont parlait Joëlle pour les Kwakiutl. Que vont devenir la langue wayana et les langues amérindiennes de Guyane ? Il y a maintenant des intervenants en langue maternelle, comme pour d’autres territoires d’outre-mer, qui viennent enseigner leur langue de façon grammaticale et normalisée aux enfants des écoles wayana. Mais on ne sait pas ce que va devenir cette langue qui reste forte en rapport au lokono qui est en train de disparaître plus au nord, en Guyane.

37Quant aux images, elles seront bien présentes dans notre prochaine pièce mais via le dessin et la photographie, qui viendront cette fois remplacer l’image filmée et l’écran. J’ai envie d’une image à faire par le public, à compléter, à recomposer à travers divers fragments disposés ou abandonnés sur scène. Peut-être aussi briserons-nous sur le plateau une seule et même image, celle du visage d’une personne parlant, par exemple, mais disséminée sur une trentaine de supports placés en largeur et en profondeur sur scène, pour une multiplication d’indices à recomposer par le public vers l’unité de la présence d’un visage. Ainsi, nous aimerions disséminer l’image avec un cadre épais, du cœur duquel un acteur amérindien pourrait prendre la parole dans un paysage très immersif. Nous allons continuer ainsi à questionner le statut de l’image au théâtre et dans la transmission de l’émotion sur scène, comme nous l’avons souvent fait au GdRA, mais sur une voie qui la rend moins frontale, moins écran en fait, qu’elle soit un peu brisée, moins attirante, pour une présence étrange.

Bibliographie

Références

  • Camargo Éliane & Kulijaman Mataliwa (2006), Histoire et langue : un défi à relever pour les Apalais, Rapport d’activités pour l’IBECC-UNESCO, Brésil.
  • Chapuis Jean (2015), La perspective du mal, Matoury, Ibis Rouge.
  • Déléage Pierre (2017), Lettres mortes. Essai d’anthropologie inversée, Paris, Fayard.
  • Fabre Daniel (2007), « Les savoirs des différences. Histoire et sciences des mœurs en Europe (xviiie-xxe siècles) », in Karine Chemla (dir.), Action concertée. Histoire des savoirs, Recueil de synthèses, Paris, CNRS/ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, pp. 65-68.
  • Kulijaman Mataliwa & Camargo Éliane (2007), « Kaptëlo, l’origine du ciel de case chez les Wayana », Cayenne/Paris, Gadepam, CTHS.
  • Kulijaman Mataliwa & Déléage Pierre (2012), « Imilikut eitoponpë : inscriptions originelles wayanas », Vacarme, n° 58, pp. 204-217.
  • Wagner Roy (2014), L’invention de la culture, Bruxelles, Zones Sensibles.

Notes

  • [1]
    La signification de l’acronyme « le GdRA » n’est pas fixe. Elle est variable dans le temps et selon les relations, le contexte ou les produits absorbés. Elle peut aller de Groupe de Recherche Artistique à Groupe de Rétifs Anarchistes, Groupement de Recherche Anthropologique, Groupe de Rock Alternatif, etc. Le GdRA est donc un nom à composer.
  • [2]
    Les « Fouk » à Madagascar sont les dix-huit ethnies officiellement reconnues par l’État. Elles correspondent à des langues et à des cultures très diverses.
  • [3]
    Singularités Ordinaires, créée en 2007 à l’Agora de Boulazac, présentée au 64e festival d’Avignon en 2010, écriture et mise en scène Christophe Rulhes.
  • [4]
    Sujet, créée au Théâtre Garonne à Toulouse le 14 mars 2014, écriture et mise en scène Christophe Rulhes.
  • [5]
    Créée au Théâtre Garonne à Toulouse le 14 mars 2014, écriture et mise en scène Christophe Rulhes.
  • [6]
    Tous les trois à cinq ans les Merinas de Madagascar sortent les morts des tombes et les exposent au soleil en dansant et en parlant avec eux. Ils souhaitent ainsi favoriser un processus d’assèchement du corps qui amènera la mort définitive de la personne.
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