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Article de revue

La formation de l’autorité de la première personne

Pages 191 à 202

Notes

  • [1]
    Ndt : Wittgenstein s’explique brièvement sur ce point dans un encadré à la fin du §142 : « Pour expliquer la signification (je veux dire l’importance) d’un concept, il nous faut souvent parler de faits naturels extrêmement généraux. De tels faits ne sont presque jamais mentionnés en raison de leur grande généralité. »
  • [2]
    Ndt : les traducteurs francophones des Recherches Philosophiques – F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, E. Rigal – ont traduit « Lebensteppich » par « tapis de la vie » (247), et « Band des Lebens » par « ruban de la vie » (320), là où Elisabeth Anscombe a invariablement proposé l’expression « weave of life », soit le « tissage », qui est aussi l’expression employée par Bøyum. L’option choisie ici – « trame de la vie » – devrait donner à entendre le tissage (le « tramage »), mais également l’arrière-fond à partir duquel se détache un événement (la « trame » d’une histoire), thème d’une grande importance chez Wittgenstein.
  • [3]
    Ndt : Wittgenstein dit : « La signification secondaire n’est pas une signification “figurée”. Quand je dis : “Pour moi, la voyelle e est jaune”, je ne comprends pas “jaune” dans une signification figurée – car il me serait impossible d’exprimer ce que je souhaite dire autrement que par le concept “jaune”. » À ce propos, voir également le commentaire de Cora Diamond dans le chapitre « Le sens secondaire » dans L’esprit réaliste (1995 : 303-26).
  • [4]
    Ndt : la traduction de « really », dans « now you really know it », par « vraiment », ne rend pas audible en français le fait qu’il s’agit d’apprendre une posture ordinairement « réaliste » dans la vie. Il n’est pas question de « vérité » ici – au sens où le mot « vraiment » nous le donnerait à entendre – mais de réalité : dans quelle mesure un enfant apprend-il un langage et les expressions significatives d’une forme de vie en même temps qu’il apprend un certain sens de ce qu’est « la réalité » et les manières « réalistes » de s’y comporter ?
  • [5]
    Ndt : Sylvia Plath (1932-1963), est une écrivaine américaine, connue surtout pour ses reccueils de poèmes. Ses œuvres et ses journaux ont notamment été publiés par Gallimard dans la collection « Quarto » (2011).

Introduction

1Dans un de ses premiers essais, Stanley Cavell (2009[1969]) nous demande d’imaginer le mot « umiak », que nous rencontrerions dans un livre. Lorsqu’ensuite, dit-il, nous cherchons dans un dictionnaire et lisons qu’il s’agit d’un type de bateau inuit, aurons-nous alors appris ce que signifie le mot, ou ce qu’est un « umiak » ? Cavell répond : les deux, et il considère cela comme révélateur de l’apprentissage du langage en général. Lorsque nous apprenons notre première langue, nous acquérons à la fois un langage et un monde. Or, il pourrait y avoir des cas où il serait possible de distinguer entre apprendre le mot correspondant à quelque chose et apprendre quelque chose à propos de cette chose, mais concernant les concepts émotionnels, la remarque de Cavell est pertinente. Dans nos premières années de vie, et sans doute aussi plus tard, il n’y a pas de distinction tranchée entre apprendre la signification du mot « colère » et apprendre ce qu’elle est, tout comme il n’y en a pas entre apprendre le concept de « tristesse » et apprendre quelque chose à son propos. Nous apprenons les émotions, et il est important de considérer que cet apprentissage ne finit jamais.

L’autorité de la première personne

2Je commencerai par esquisser dans les grandes lignes la philosophie de la psychologie de Wittgenstein. La prétendue asymétrie entre les énoncés à la première et à la troisième personne concernant les états mentaux me semble une bonne manière d’entrer en matière.

3Premièrement, considérons que je fais autorité sur mes pensées, mes sentiments, et mes émotions. Si quelqu’un veut savoir ce que je pense ou comment je me sens, alors je suis celui à qui on demande (Finkelstein 2003). On pourrait également demander à quelqu’un qui me connaît bien, mais la validité de ses jugements dépendra ordinairement de mon accord. Les autres pourraient se tromper à propos de mes pensées ou de mes sentiments, mais normalement pas moi, bien que je puisse ne pas être sincère. Et si je trompe, alors je ne suis pas « simplement » en train de me tromper, puisque faire erreur quant à moi-même a une signification très différente du cas où les autres font erreur à mon endroit, et cela impliquera typiquement de la répression, de l’auto-illusion, et possiblement de la maladie mentale.

4Deuxièmement, je n’ai habituellement pas besoin d’étayer avec des preuves comportementales mes allégations à propos de ce que je pense ou ce que je sens (Wittgenstein 2008 : §472). Lorsqu’une personne dit qu’elle est en colère, nous imaginons très bien demander pourquoi l’est, mais pas comment elle le sait. Nous la prenons au mot, alors que nous demanderions à des tiers de justifier leurs jugements sur les états mentaux de cette personne, jugements qui se basent sur ses mots, son corps, ses actions. Dans des cas spéciaux, nous pourrions dire d’elle qu’elle a tort ; mais s’il en est ainsi, alors nous devons apporter des preuves solides de ce que nous avançons, et même dans ce cas, son aveu sincère peut révoquer notre démonstration.

5Cette asymétrie est profondément enracinée dans nos vies. Elle est considérée par la plupart des gens comme allant de soi, comme une caractéristique incontestable du monde. Cependant, lorsque nous sommes dans un certain état d’esprit philosophique, cela peut devenir intrigant. Comment en vient-on à considérer que nous savons quelque chose en nous basant simplement sur le fait qu’on le dit, sans apporter aucune preuve, et parfois même à l’encontre de preuves ? Je ne sais rien à propos de mon cerveau, mais il s’avère que même lorsque je suis dans un IRM, c’est à moi qu’on demande ce que je pense et ce que je sens, pas au neuroscientifique. Et même si ma femme semble être plus attentive à mon comportement que je ne le suis moi-même, souvent distrait, j’ai pourtant le dernier mot sur ce que je pense ou ce que je sens. Pourquoi ?

6Il y a une explication naturelle de l’autorité de la première personne sur laquelle sont construits beaucoup de comptes rendus philosophiques. Selon ce que Finkelstein (2003) appelle le « détectivisme », j’ai un savoir direct de mes pensées et mes sentiments parce que, contrairement aux autres, je suis capable de les détecter. De manière analogue à notre perception du monde extérieur, nous percevons notre propre monde intérieur et nous rendons compte de ce que nous y « voyons » (les versions contemporaines tendent à parler de « scanning » ou de « monitoring » plutôt que de « vision »). Au contraire, d’autres philosophes n’apprécient guère cette version qui décrit un accès privilégié à nos états intérieurs ; ils les inférent donc à partir d’indices comportementaux plus ou moins fiables. L’explication par l’accès direct aux états intérieurs est une cible majeure de la critique de Wittgenstein, en particulier dans ses remarques sur la psychologie, dans lesquelles il suggère qu’un grand nombre de problèmes concernant l’imputation d’états mentaux à la première personne peuvent être dissipés en considérant ces deniers comme des expressions plutôt que des comptes rendus.

7La cible de Wittgenstein est une certaine représentation de ce qu’est le corps, tout autant qu’une certaine vue de ce qu’est l’esprit. Ce n’est pas seulement l’image d’un monde intérieur qui pose problème, mais l’image correspondante du corps comme simple corps selon laquelle les expressions corporelles ne sont en réalité que des mouvements physiques, vides de sens et en attente d’interprétations qui les investiront d’une signification. À l’encontre d’une telle conception, Wittgenstein soutient qu’il y a un sens littéral dans lequel nous rendons nos émotions visibles ou audibles en les exprimant. Nous ne devrions pas disqualifier le fait que nous disons voir ce que d’autres ressentent, avec l’argument que ce ne serait là qu’une métaphore pour une interprétation. Si cet argument était valide, un enfant qui a dû apprendre comment interpréter une expression avec l’aide d’une règle telle que « si les gens pleurent, ils sont tristes », manquerait de quelque chose.

8Or, l’« expressivisme » de Wittgenstein ne devrait pas être considéré comme une théorie générale, mais plutôt comme une analogie éclairante. Si l’autorité de la première personne nous rend perplexes, les expressions corporelles peuvent servir de comparaison utile. De ce point de vue, le fait que je sois la meilleure personne à qui demander ne devrait pas étonner davantage que le fait que mon visage soit la meilleure chose à regarder pour savoir comment je me sens (Finkelstein 2003 : 101). Après tout, vous ne regarderiez pas le visage de ma femme plutôt que le mien pour savoir comment je me sens, bien que j’admette qu’il vous donnerait un indice de temps à autre. De même, si nous sommes perplexes face au fait que nous n’avons normalement pas besoin de preuves pour étayer nos allégations à propos de la manière dont on se sent, il pourrait être utile de souligner que nous n’avons pas non plus besoin de preuves pour soutenir nos sourires ou nos pleurs.

9L’insistance de Wittgenstein sur le fait que l’autoattribution (self-ascriptions) des concepts psychologiques n’est pas toujours un processus expressif montre aussi que son « expressivisme » ne doit pas être considéré comme une théorie générale. En effet, l’autoattribution ressemble parfois plus à des comptes rendus ou à des descriptions. Par exemple, Wittgenstein fait une liste des différentes façons dont on pourrait faire usage de l’expression « j’ai peur ». Cela peut ressembler à un cri d’effroi, une confession, une observation, etc. (Wittgenstein 2005 : II-ix) Dans certains de ces cas, c’est comme si l’on avait sur soi-même une perspective à la troisième personne : on observe son propre comportement, on essaie de le comprendre, et peut-être est-on même surpris par celui-ci (on pourrait se trouver dans une situation où l’on se dit : « humm… j’ai l’impression d’être en colère contre quelque chose »). Habituellement, le contexte détermine l’usage, et le ton de la voix est souvent décisif. Wittgenstein note également la continuité qui existe entre, d’une part, les usages analogues aux cris, où l’autorité de la première personne est la plus manifeste et, d’autre part, les usages qui ressemblent à des comptes rendus ou des descriptions, où cette autorité est bien plus faible, comme ce serait le cas d’une observation de soi dans le cabinet d’un psychothérapeute.

L’autorité des enfants

10L’autorité de la première personne n’est pas encore pleinement développée chez les enfants, du moins chez les plus jeunes. Ils peuvent dès lors apprendre quelque chose de leurs émotions en étant simplement informés à leur propos. Lorsque l’enfant de trois ans crie, le visage rouge, « Je ne suis pas fâché ! », ou « Je n’ai sommeil ! », nous pouvons simplement et directement les informer, « Oui tu l’es, tu es fâché et tu es fatigué ». C’est une façon pour les enfants d’apprendre que leur autorité à la première personne n’est pas inconditionnelle. En tant que règle, leurs mots doivent être en accord signifiant avec leur comportement et leurs expressions corporelles.

11Acquérir l’autorité de la première personne fait partie du processus qui conduit à devenir un agent autonome. Lorsque les enfants grandissent et montrent à d’autres que leurs usages du lexique des émotions coïncident à la fois avec leur comportement expressif et le jugement que nous émettons à la troisième personne, ils deviennent des agents de plus en plus autonomes avec une autorité à la première personne qui concerne leurs propres pensées et émotions. Toutefois, lorsque cette autorité a été acquise, nous allons, en tant qu’adultes, les prendre encore plus au mot, même lorsque le mot ne concorde pas avec qu’ils disent, montrent ou font par ailleurs.

12Regardons de plus près maintenant deux aspects de la formation de l’autorité de la première personne qui sont aussi deux conditions pour octroyer cette autorité aux enfants. La première concerne les expressions naturelles, et la seconde ce que Wittgenstein appelle les motifs de la vie.

Les expressions naturelles

13La perspective de Wittgenstein sur l’attribution d’états mentaux à la première personne est étroitement liée à ce qu’il suggère lorsqu’il dit que les concepts psychologiques sont appris comme des substituts aux expressions naturelles. Dans une remarque fameuse, il écrit :

14

« Une possibilité est que les mots soient reliés à l’expression originelle, naturelle, de la sensation, et qu’ils la remplacent. Un enfant s’est blessé, il crie ; et alors les adultes lui parlent, ils lui apprennent des exclamations, et plus tard des phrases. Ils enseignent à l’enfant un nouveau comportement de la douleur. “Tu dis donc que le mot ‘douleur’ signifie en réalité crier ?” – Je dis au contraire que l’expression verbale de la douleur remplace le cri et qu’elle ne le décrit pas. »
(Wittgenstein 2005 : § 244)

15La remarque de Wittgenstein concerne la douleur, mais il paraît raisonnable de l’étendre au moins à quelques émotions. Certes, apprendre les émotions implique d’apprendre à faire usage de mots plutôt que de réagir « primitivement » ; dire qu’on est en colère plutôt que de rager, ou de passer du cri aux pleurs puis à la parole. Il y a là un apaisement (ou une disciplinarisation) progressif des expressions corporelles et un remplacement partiel de celles-ci par des mots. Cette substitution permet à la fois la réflexion et le raffinement des émotions : réflexion dans le sens où le langage autorise et incite l’enfant à penser et à parler des émotions, et raffinement dans le sens où l’espace d’expression de l’enfant devient, avec le langage, infiniment plus nuancé et complexe.

16En disant des expressions qu’elles sont « naturelles » ou « primitives », on n’entend pas ici qu’elles sont innées ou génétiques, mais plutôt que nos jeux de langage concernant les sensations et les émotions sont basés sur elles (Wittgenstein 2008 : § 541). Le fait que les émotions comme la peur ou la joie aient des expressions naturelles est l’un de ces faits généraux de la nature [1] sans lesquels « nos jeux de langage normaux perdraient leur intérêt » (Wittgenstein 2005 : § 142). Dans les mots de Lars Hertzberg, le compte-rendu de Wittgenstein concerne ici principalement « ce qu’il est convenu d’appeler un ordre logique : une indication des circonstances dans lesquelles nous serions préparés à dire que quelqu’un a appris les expressions verbales de la douleur » (Hertzberg 2004 : 368). L’apprentissage du langage de la douleur par les enfants repose donc sur ces expressions naturelles : sans elles, la grammaire des émotions serait très différente. En un certain sens, il n’y aurait alors pas de peur ou de joie ici.

17La citation de Hertzberg indique que les enfants, afin de se voir attribuer la pleine maîtrise des expressions verbales des émotions, essentielle à l’octroi de leur autorité de la première personne, doivent au moins partager ces expressions ou ces réactions naturelles, et ce dans une large mesure. Néanmoins, lorsqu’on a pleinement consenti à l’autorité de leur première personne, ils peuvent considérablement s’éloigner des comportements expressifs caractéristiques, ou même les supprimer presque complètement et s’en remettre principalement aux expressions verbales uniquement.

Les émotions et les styles de musique

18Dans les écrits tardifs de Wittgenstein, la question du contexte des émotions ressort le plus fortement dans son idée qu’il y a des motifs dans la trame de la vie [2]. Dans cette perspective, les émotions sont perçues comme des configurations complexes et dynamiques de mots et de gestes, d’actions et de réactions, qui apparaissent dans le flux de la vie. Certaines d’entre elles, comme l’amour ou le chagrin (grief), relèvent davantage de ces motifs que des sentiments au sens étroit. Dans les mots de Wittgenstein : « Le mot “chagrin” décrit un motif qui réapparaît dans diverses variations sur le tapis de la vie. » (Wittgenstein 2005 : II-i, 247)

19À un certain endroit, Wittgenstein compare la manière dont on reconnaît des motifs émotionnels et la manière dont on distingue des styles musicaux (2000 : 60). Nous avons déjà abordé un aspect de cette analogie : reconnaître des émotions ou des styles musicaux implique dans les deux cas un discernement perceptif plutôt qu’un raisonnement basé sur des règles. On peut percevoir la différence entre une tristesse réelle (sorrow) et une tristesse feinte, tout comme on peut entendre la différence entre Beethoven et Brahms. De plus, une émotion ressemble davantage à un morceau de musique comme un ensemble qu’à une seule note dans ce morceau. Et tout comme le caractère de cette note dépend de sa place dans le morceau, le caractère d’une expression dépend de sa place dans un des motifs de la vie.

20L’acquisition des concepts d’émotions peut dès lors être comprise comme un apprentissage d’une façon de reconnaître certains motifs dans la trame de la vie, et ceux-ci peuvent varier de manière presque infinie. Il n’y a pas deux motifs du chagrin qui soient parfaitement identiques. Ils peuvent même être complètement différents, et toutefois continuer d’être des « chagrins ». De plus, « dans un tapis, un motif est entrelacé à beaucoup d’autres. » (Wittgenstein 2008 : § 569) La plasticité des concepts d’émotion, la variété des motifs qu’ils recouvrent, ainsi que leur caractère inextricablement entrelacé, font qu’il est difficile de comprendre comment nous pouvons apprendre à les reconnaître. Wittgenstein suggère que nous apprenons d’abord les figures simples et qu’ensuite, lorsque celles-ci nous paraissent évidentes, nous procédons à l’apprentissage des figures plus compliquées, « comme si j’apprenais à distinguer le style de deux compositeurs » (2000 : 60).

21Nous apprenons relativement tôt ce qui rend particulièrement les gens heureux ou tristes, alors que nous n’apprenons que plus tard qu’une personne peut être attristée par un événement heureux. Cependant, le concept de tristesse serait très différent du nôtre si nous l’apprenions d’emblée dans ces dernières circonstances. Il nous faut reconnaître que la variété complexe des motifs émotionnels est enracinée dans des connexions plus simples. De manière analogue, même si nous sommes enclins à nommer « jaune » la lettre « e » – comme le fait Wittgenstein dans sa discussion sur le sens secondaire [3] (2005 : II-xi, 305) – nos concepts de couleur ne seraient pas ce qu’ils sont si nous les avions appris en connexion avec les lettres. Les enfants devront apprendre le concept de tristesse dans un contexte d’événements tristes comme un fait de grammaire logique, et pourront apprendre plus tard à le transférer dans des cas très différents (Wittgenstein 1985).

22Afin que les enfants se voient accorder l’autorité à la première personne, il doit y avoir premièrement un certain rythme dans leur comportement expressif, afin que d’autres, ses parents en particulier, puissent reconnaître des motifs émotionnels dans leur vie. Deuxièmement, il doit y avoir une harmonisation considérable entre leurs propres aveux et les motifs que d’autres sont capables de voir dans leur vie. Comme je l’ai dit plus haut, lorsque cette autorité à la première personne est octroyée et que l’enfant a été reconnu comme citoyen dans le champ de nos émotions, nous sommes autorisés à faire preuve de plus de liberté dans nos expressions. Nous admettons une plus grande dissonance entre nos expressions verbales d’une part, et nos comportements expressifs de l’autre. Et comme nous allons le voir pour terminer, cette dissonance peut être assez frappante.

L’apprentissage intransitif et le sens secondaire

23Le fait d’atteindre l’autorité à la première personne ne marque pas la fin de ce qu’il convient d’appeler la formation expressive des émotions.

24Nous avons vu la manière dont les termes émotionnels accentuent les motifs dans la trame de la vie. Il faut donc une expérience relativement étendue de différents aspects de la vie pour pleinement comprendre, disons, ce qu’est le chagrin ; les enfants n’en ont généralement qu’une connaissance assez rudimentaire. Cela signifie qu’il n’y a pas de distinction tranchée entre apprendre des concepts d’émotions et apprendre quelque chose à propos des motifs de la vie. Cela signifie également que l’apprentissage des émotions est un genre d’apprentissage qui ne se termine jamais. Ce processus se situe en amont de ce que j’ai appelé ailleurs l’apprentissage intransitif (2013).

25La notion d’apprentissage intransitif doit servir à appréhender des cas relativement communs après certains événements majeurs dans une vie, où nous sommes enclins à dire que nous avons appris quelque chose, sans que nous soyons pour autant capables de dire ce que nous avons appris ; nous disons alors simplement que nous avons beaucoup appris. Et si nous essayons de spécifier ce que nous avons appris, nous finissons simplement par répéter quelque chose que nous savions déjà parfaitement : « J’ai appris que la vie continue sans moi. » Dans ces cas, l’apprentissage est, au mieux, considéré comme une intensification d’une connaissance déjà existante, plutôt que l’acquisition d’un nouveau savoir. Tu le savais déjà, mais maintenant tu le sais vraiment [4].

26Le contraste décisif indiqué par « vraiment » (really) peut être exprimé de différentes manières. Par exemple, à travers une distinction entre mots et savoir. Si quelqu’un a éprouvé la perte d’un proche, il pourrait dire : « C’est une chose de parler de chagrin, mais c’en est une autre de savoir ce que c’est. » D’autres fois, l’apprentissage peut être exprimé comme un processus qui mène à connaître ce qu’un mot veut dire (means) : « Seulement maintenant je sais ce que signifie le chagrin. » La question serait de faire du mot « chagrin » le sien, de se l’approprier, de réaliser ce qu’il signifie vraiment (really). Le même contraste, le même mode d’apprentissage, peut être exprimé selon une perspective matérialiste comme le processus qui mène à connaître la vraie (real) nature d’une émotion. Ici, ce serait un retour en arrière de deux mille ans, revenant aux Bucoliques de Virgile (1997) où Damon se lamente après avoir vu son amour de jeunesse épouser un autre homme : « Maintenant je sais ce qu’est l’amour. »

27Bien que nous soyons enclins à exprimer une expérience d’apprentissage en disant que maintenant nous savons ce qu’est vraiment une émotion ou ce qu’une certaine émotion signifie vraiment, ces choses ne peuvent être dites dans ce sens que par quelqu’un qui connaît déjà l’émotion en question. Seul quelqu’un qui sait ce qu’est ou ce que signifie le chagrin ou l’amour peut apprendre quelque chose à leur propos. Un enfant qui n’a pas encore acquis ces concepts, ou qui n’a qu’une connaissance rudimentaire de ceux-ci ne peut pas dire les choses dans ce sens. Il est donc pertinent de dire que ce genre d’apprentissage est intrinsèquement lié à un apprentissage déjà avancé des émotions.

28Les émotions sont habituellement exprimées naturellement, par exemple par les pleurs, ou conventionnellement, par exemple en disant qu’on est triste. Mais parfois, elles sont exprimées de manière créative, et pas seulement par les artistes. Par exemple, on pourrait être incité à se servir d’un mot généralement employé dans tel contexte pour exprimer une expérience émotionnelle dans un contexte très différent. C’est le cas de Winston Churchill lorsqu’il refère à sa dépression en disant qu’il « un chien noir sur l’épaule » (McKinlay 2005 : 14). Relocaliser des mots dans des contextes radicalement différents, mais avec leur sens ordinaire intact, c’est donc là ce que Wittgenstein appelle l’usage des mots dans un sens secondaire.

29Par exemple, enfant, nous avons appris le mot « seul » (lonely). Plus tard, nous apprenons qu’on peut dire d’une personne qu’elle « se sent seule », alors même que nous sommes ensemble avec d’autres personnes. Et plus tard encore, nous apprenons que le même mot peut aussi être utilisé comme un prédicat existentialiste, et même dire, comme l’a fait Sylvia Plath [5] (2000 : 29) dans son journal : « maintenant je sais ce qu’est la solitude », alors qu’elle ne le savait pas vraiment avant cela.

L’éducation de soi

30Bien que nous acquérions une pleine autorité à la première personne en devenant des personnes autonomes, il demeure que l’interaction entre la première et la troisième personne ne s’arrête jamais. Notre connaissance de soi, même ou surtout en tant qu’adulte, est généralement le résultat d’une interaction dynamique entre le jugement de notre première personne (ce que je suis enclin à exprimer) et le jugement des autres à la troisième personne (ce qu’ils disent à mon propos). Ceci s’applique premièrement et surtout aux émotions complexes comme la culpabilité, où l’autorité de la première personne est plus faible que dans le cas des émotions plus élémentaires comme la tristesse. Or, cette interaction n’a pas uniquement lieu entre le jugement à la première personne et le jugement des autres (à la troisième personne), puisque nous sommes capables d’adopter une perspective à la troisième personne sur nous-mêmes.

31Nous avons vu précédemment les remarques de Wittgenstein à propos de la diversité de l’application des termes émotionnels à la première personne. « J’ai peur » peut être un cri d’effroi dans une situation dangereuse ou une observation dans un moment calme de réflexion. Alors que l’autorité à la première personne est relativement claire dans le cas des expressions, elle est bien moins marquée dans cas de comptes rendus où nous sommes observateurs de nous-mêmes, prenant une perspective à la troisième personne sur nos propres mots et actions, pensées et sentiments. Et apprendre quelque chose de nos émotions procède typiquement d’une interaction entre les expressions et les comptes rendus.

32L’éducation de soi est donc constituée par une interaction dialectique entre ces différentes perspectives. Premièrement, le point de vue de la première personne : ce que nous exprimons ou sommes enclins à exprimer. Deuxièmement, le point de vue de la troisième personne que nous avons sur nous-mêmes : nos observations et nos comptes rendus de motifs dans nos pensées, nos sensations, nos comportements, etc. Troisièmement, le point de vue des autres sur nous : les motifs qu’ils sont capables de discerner dans nos mots et nos actions. On pourrait considérer ce que je dis ici comme une manière normative d’envisager l’éducation où l’on tendrait vers la complète harmonie entre les jugements délivrés par ces trois perspectives, mais une telle harmonie est certainement impossible pour les êtres humains. Je pense que le mieux que nous puissions espérer est une sorte d’équilibre temporaire et réflexif entre ces diverses perspectives.

Références

  • Bøyum Steinar (2013), « Wittgenstein, Social Views, and Intransitive Learning », Journal of Philosophy of Education, vol. 47, N°3, pp. 491-506.
  • Cavell Stanley (2009 [1969]), Dire et vouloir dire : livre d’essais, traduit de l’anglais par S. Laugier et C. Fournier, Paris, Seuil.
  • Diamond Cora (1995 [1991]), L’esprit réaliste : Wittgenstein, la philosophie et l’esprit, traduit de l’anglais par E. Halais et J.-Y. Mondon, Paris, Presses Universitaires de France.
  • Finkelstein David H. (2003), Expression and the Inner, Cambridge, Harvard University Press.
  • Hertzberg Lars (2014), « Very general Facts of Nature », in The Oxford handbook of Wittgenstein, M. McGinn et O. Kuusela (dir.), Oxford, Oxford University Press.
  • Mckinley Megan (2005), « Churchill’s Black Dog ? : The History of the “Black Dog” as a Metaphor for Depression »
    URL : http://www.blackdoginstitute.org.au/docs/McKinlay.pdf. [consulté le 13 janvier 2016].
  • Plath Silvia (2000), The unabridged Journal of Sylvia Plath, New York, Anchor Books.
  • Plath Silvia (2011), Œuvres, Paris, Gallimard.
  • Virgile (1997), Bucoliques – Géorgiques, traduit du latin par J. Delille et P. Valéry, Paris, Folio.
  • Wittgenstein Ludwig (2008 [1967]), Fiches, traduit de l’allemand par J.-P. Cometti et E. Rigal, Paris, Gallimard.
  • Wittgenstein Ludwig (2005 [1953]), Recherches philosophiques, traduit de l’allemand par F. Dastur et al., Paris, Gallimard.
  • Wittgenstein Ludwig (2000 [1992]), L’intérieur et l’extérieur. (Derniers écrits sur la philosophie de la psychologie t. 2), traduit de l’allemand par G. Granel, Mauvezin, T.E.R.
  • Wittgenstein Ludwig (1985 [1982]), Études préparatoires à la 2e partie des “Recherches philosophiques” (Derniers écrits sur la philosophie de la psychologie t. 1), traduit de l’allemand par G. Granel, Mauvezin, T.E.R.

Date de mise en ligne : 18/04/2018

https://doi.org/10.3917/aco.172.0191

Notes

  • [1]
    Ndt : Wittgenstein s’explique brièvement sur ce point dans un encadré à la fin du §142 : « Pour expliquer la signification (je veux dire l’importance) d’un concept, il nous faut souvent parler de faits naturels extrêmement généraux. De tels faits ne sont presque jamais mentionnés en raison de leur grande généralité. »
  • [2]
    Ndt : les traducteurs francophones des Recherches Philosophiques – F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, E. Rigal – ont traduit « Lebensteppich » par « tapis de la vie » (247), et « Band des Lebens » par « ruban de la vie » (320), là où Elisabeth Anscombe a invariablement proposé l’expression « weave of life », soit le « tissage », qui est aussi l’expression employée par Bøyum. L’option choisie ici – « trame de la vie » – devrait donner à entendre le tissage (le « tramage »), mais également l’arrière-fond à partir duquel se détache un événement (la « trame » d’une histoire), thème d’une grande importance chez Wittgenstein.
  • [3]
    Ndt : Wittgenstein dit : « La signification secondaire n’est pas une signification “figurée”. Quand je dis : “Pour moi, la voyelle e est jaune”, je ne comprends pas “jaune” dans une signification figurée – car il me serait impossible d’exprimer ce que je souhaite dire autrement que par le concept “jaune”. » À ce propos, voir également le commentaire de Cora Diamond dans le chapitre « Le sens secondaire » dans L’esprit réaliste (1995 : 303-26).
  • [4]
    Ndt : la traduction de « really », dans « now you really know it », par « vraiment », ne rend pas audible en français le fait qu’il s’agit d’apprendre une posture ordinairement « réaliste » dans la vie. Il n’est pas question de « vérité » ici – au sens où le mot « vraiment » nous le donnerait à entendre – mais de réalité : dans quelle mesure un enfant apprend-il un langage et les expressions significatives d’une forme de vie en même temps qu’il apprend un certain sens de ce qu’est « la réalité » et les manières « réalistes » de s’y comporter ?
  • [5]
    Ndt : Sylvia Plath (1932-1963), est une écrivaine américaine, connue surtout pour ses reccueils de poèmes. Ses œuvres et ses journaux ont notamment été publiés par Gallimard dans la collection « Quarto » (2011).

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