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Article de revue

Les récits de la condition palestinienne dans les tours guidés des camps de réfugiés : quels enseignements sur le gouvernement des Palestiniens au Liban ?

Pages 37 à 55

Notes

  • [1]
    Cet article est le résultat des recherches menées par l’auteur et n’engage pas Médecins Sans Frontières.
  • [2]
    « Palestinians represented and imagined the camps as specific types of places and undertook actions consistent with this imaginings. In other words, representations were not inert but were part and parcel of the discursive category of <the Palestinian> with tangible effects » ; traduction de l’auteur.
  • [3]
    Entre autres, Peteet (2005), Swedenburg (1990) et Bowker (2003).
  • [4]
    Dans ce texte, j’utilise le mot « icône » dans l’acception donnée par Micheal Herzfeld : « Une icône est le signifiant de quelque chose en vertu de la ressemblance entre les deux choses : une photo est une icône de son sujet, un passage de flûte de Vivaldi est celle du chant d’un oiseau. » (Herzfeld 2005 : 28) ; traduction de l’auteur.
  • [5]
    En raison du manque de sécurité et du contrôle exercé par plusieurs organisations (entre autres les milices des factions politiques palestiniennes, l’armée et les services de renseignement libanais), ces visites représentent la façon la plus simple pour une personne extérieure d’entrer dans les camps de réfugiés. À son arrivée au Liban, tout chercheur, journaliste ou curieux désirant rentrer dans un camp de réfugiés est chaleureusement conseillé (ou presque forcé) de prendre contact avec une organisation et/ou un individu pouvant l’accompagner. Outre l’UNRWA, le biais institutionnel le plus souvent utilisé sont les ONG opérant dans les camps. En effet, ces organisations arrangent régulièrement des tours guidés de leurs activités destinés aux représentants de leurs bailleurs de fonds qui se rendent au Liban.
  • [6]
    L’expression « ONG palestiniennes » au Liban a été utilisée par Jaber Suleiman de la manière suivante : « The legal status of the first type of NGOs is ambiguous. While they are legally Lebanese NGOs, they are in reality Palestinian associations. Although they nominally offer their services to the needy of both communities, their work is concentrated in refugee camps and other Palestinian areas. […] While the nominal leadership is comprised of Lebanese citizens, however, the executive bodies of these NGOs usually include Palestinian activists. These NGOs, while legally indistinguishable from Lebanese NGOs, are therefore de facto <Palestinian NGOs>. » (Suleiman 1997 : 401)
  • [7]
    Cette étude est fondée sur des observations et des entretiens effectués entre septembre 2009 et octobre 2010 à l’occasion de visites des camps de réfugiés palestiniens auxquelles j’ai pu assister en tant qu’organisateur ou visiteur. Pour préserver l’anonymat des personnes impliquées dans ces événements, j’ai changé les noms des individus aussi bien que ceux des organisations. Mise à part ces modifications, les rôles des interlocuteurs n’ont pas été changés afin de garder intacte la valeur heuristique des analyses contenues dans cet article.
  • [8]
    La contestation est loin d’être la seule forme de réappropriation des récits institutionnels. Par exemple, dans son article sur les représentations des corps des martyrs de la deuxième Intifada, Lori Allen soutient que les récits institutionnels des associations de défense des droits de l’Homme sont utilisés par les Palestiniens pour légitimer leurs requêtes politiques (Allen 2009 : 162).
  • [9]
    « The camp as icon of the nation became central to the Palestinian imaginary » ; traduction de l’auteur.
  • [10]
    La métonymie est une figure rhétorique qui évoque un tout à travers la référence à un de ses éléments constitutifs.
  • [11]
    Les études académiques ne sont pas les seules formes de récits de la situation des Palestiniens dans ce pays. Ceci dit, elles sont influencées par les mêmes tendances dominantes que les autres formes d’expression culturelle (le cinéma, la littérature, les articles de presse, la propagande, etc.) concernant les Palestiniens.
  • [12]
    Avant 1969, les camps n’étaient pas encore au centre des récits, comme mentionné auparavant.
  • [13]
    L’extension métonymique est le processus à travers lequel un acteur social associe quelque chose à une entité plus large (Herzfeld 2005 : 5).
  • [14]
    Les travaux de Daniel Meier (2008), Kamel Doraï (2006) et Nicolas Puig (2007 ; Doraï et Puig 2008) représentent quelques exceptions à cette tendance.
  • [15]
    « The book’s main aim is to turn the attention […] from the past (the birth of the Palestinian refugee problem) and the future (possible solutions to the Palestinian refugee problem, directions for the peace process) to the present. It is about the Palestinian living conditions, modes of governances of refugee camps, camp reconstruction and improvement, humanitarian management and refugee crisis. » ; traduction de l’auteur.
  • [16]
    Dans ce même ouvrage, huit auteurs sur douze basent leurs analyses sur des terrains de recherche effectués auprès des Palestiniens résidant dans des camps.
  • [17]
    Roseberry définie l’hégémonie comme le résultat d’un processus de production de connaissances qui abouti sur : « a common material and meaningful framework for living through, talking about, and acting upon social orders characterized by domination » (Roseberry 1994 : 361). La perspective « camps » paraît hégémonique au sein de l’académie et auprès des gouvernements, des ONG, des organisations internationales, des factions politiques, etc.
  • [18]
    L’implication des chercheurs dans ces luttes mériterait une étude à part entière et dépasse la portée de cet article. Cela dit, il est possible de questionner la relation entre cette implication et trois aspects concrets de la recherche universitaire sur les Palestiniens au Liban. En premier lieu, l’activisme politique des premiers chercheurs et leur proximité avec les factions gauchistes palestiniennes pourrait avoir facilité « l’auto-enfermement » des chercheurs dans les camps. En deuxième lieu, les camps ont toujours offert un environnement spatialement limité et dense en termes de dynamiques sociales. Donc, ils semblent constituer un lieu particulièrement adéquat pour mener des enquêtes qualitatives en sciences sociales. En troisième lieu, la focalisation sur les camps pendant plusieurs décennies pourrait être désormais perçue comme un élément standard/naturel/normal dans le champ de la production de connaissances sur les Palestiniens au Liban.
  • [19]
    Pour entrer dans les camps qui sont encerclés, il faut obtenir un permis délivré par l’armée. Par conséquent, un prologue à la visite est à entreprendre auprès de la Sureté Générale libanaise.
  • [20]
    L’armée libanaise contrôle les entrées des camps autour de Tyr et de Nahr el-Bared (à côté de Tripoli) et imposent aux visiteurs l’obtention d’une autorisation délivrée par les services de renseignement. Pour les visiteurs les plus importants (tels que les envoyés des bailleurs de fonds), les accompagnateurs eux-mêmes s’occupent des démarches administratives auprès des autorités libanaises.
  • [21]
    Notes d’observation, 7/10/10, Beyrouth. Comme mentionné auparavant, tous les noms des organisations et des personnes sont fictifs.
  • [22]
    Et donc incapables d’accéder directement aux discours des bénéficiaires des activités qu’ils financent.
  • [23]
    L’ampleur et la nature des interventions des ONG palestiniennes varient grandement d’une organisation à l’autre : certaines ONG peuvent compter sur des ressources économiques importantes qui se traduisent dans la provision de services sociaux ; d’autres associations agissent dans la protection des droits des réfugiés et sont normalement moins bien dotées en termes de fonds. En principe, ces associations – dont les employés sont presque exclusivement d’origine palestinienne – sont particulièrement actives dans les domaines qui ne sont pas couvert par l’action de l’UNRWA. L’organisation onusienne gère la provision de l’éducation et de la santé aux réfugiés palestiniens enregistrés au Liban avec un budget qui est à peu près 80 fois supérieur à celui des ONG les plus subventionnées.
  • [24]
    Notes d’observation, 29/3/10, Beyrouth.
  • [25]
    Mariam est un nom fictif. Elle est née il y a 60 ans dans le camp de Tal el-Zaatar et travaille avec Beta depuis plusieurs années.
  • [26]
    Nahr el-Bared a été assiégé pendant l’été 2007. Pendant les affrontements entre l’armée libanaise et l’organisation Fatah al-Islam, une formation islamiste installée dans le camp, la totalité de la population a fui le camp et s’est réfugiée à Baddawi et dans les autres camps libanais. En juin 2013, environ 5’000 réfugiés sont rentrés dans le camp et 16’000 restent en situation de déplacement selon les chiffres fournis par l’UNRWA (2014).
  • [27]
    Notes d’observation, 31/3/10, Baddawi, Tripoli.
  • [28]
    Notes d’observation, 16/4/10, Beyrouth.
  • [29]
    À propos du mélange de populations à Chatila, voir Doraï (2011 : 78-79).
  • [30]
    Par formation discursive, je me réfère à l’ensemble des représentations/connaissances produites à travers les visites, ainsi qu’au système institutionnel qui permet la production de ces représentations (cf. Ferguson 1994 : 67 ; Li 2007 : 264).
  • [31]
    Par exemple, Diana Allan offre un cadrage autre de la vie des femmes dans les camps en mettant l’accent sur leurs rapports économiques (Allan 2009).
  • [32]
    « Kif al surat ? Helu ? », traduction de l’auteur. Notes d’observation, 29/3/10, Beyrouth.
  • [33]
    « I don’t like to take people in Shatila ; I don’t see what is the interest in visiting these places and I don’t think we should take people in them », traduction de l’auteur. Notes de terrain, 15/4/10, Beyrouth.
  • [34]
    Même si l’origine nationale des employés des ONG palestiniennes n’est pas recensée pour éviter des problèmes pendant les inspections du Ministère du Travail libanais, Suleiman (1997 : 401) observe que la plupart du staff est d’origine palestinienne. Concernant la nationalité des employés de l’UNRWA, Schiff démontre comment la structure interne de cette agence onusienne a toujours été caractérisée par une forte disparité de pouvoir entre les dirigeants expatriés et les réfugiés palestiniens qui constituent la grande majorité du staff (Schiff 1995 : 139).
  • [35]
    Dans ce camp, Alpha opère dans les domaines de la santé et de l’éducation.
  • [36]
    Notes d’observation, 7/10/10, Beyrouth.
  • [37]
    Georges est un ancien militaire d’al-Fatah, le parti les plus puissant de l’OLP, d’une bonne quarantaine d’années. Il occupe deux pièces dans une maison en construction avec sa femme et ses enfants.
  • [38]
    L’armée libanaise empêche aux réfugiés dont les maisons n’ont pas encore été reconstruites d’entrer dans le camp pour des raisons de sécurité.
  • [39]
    Tal el-Zaatar est le plus grand des camps détruits par les milices chrétiennes en 1976, au début de la guerre civile libanaise, qui n’ont pas été reconstruits à la fin des hostilités. Ayant souffert un long siège avant d’être littéralement rasé, ce camp occupe une position centrale dans l’imaginaire collectif des Palestiniens au Liban.
  • [40]
    Notes d’observation, 7/5/10, Baddawi.
  • [41]
    À propos de la marginalité des performances culturelles dans l’étude de l’organisation politique des Palestiniens, voir Stein et Swedenburg (2005 : 5-7). Les ouvrages de Laleh Khalili (2007) et Christine Pirinoli (2009) suggèrent une possible inversion de tendance par rapport à la marginalité précédemment mentionnée.
  • [42]
    Ce manque de pouvoir symbolique apparaît encore plus frappant si on le compare aux capacités mobilisatrices et à la force des récits des organisations des droits de l’Homme dans les Territoires palestiniens occupés (cf. Allen 2009), Cette différence montre la nécessité d’effectuer des comparaisons de l’interaction entre la sphère du politique et les « sociétés civiles » dans ces deux contextes (et au-delà).
  • [43]
    En analysant le gouvernement du camp de Ayn el-Hilwe, Suleiman affirme que : « The diversity of the organizational landscape creates an atmosphere of competition and partisanship, resulting in the absence of a single <referential authority> (marja‘iyya) that can speak for the people of the camp. » (Suleiman 1999 : 76)

1Les camps de réfugiés ont représenté le décor principal des récits concernant les Palestiniens au Liban. Que ce soit dans la propagande politique, les reportages médiatiques ou les études académiques, ces lieux ont été décrits comme le centre des activités du mouvement nationaliste palestinien jusqu’au déracinement de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) du Liban au milieu des années 80. Ensuite, les camps ont été présentés comme les espaces dans lesquels les violences et les actes discriminatoires envers les Palestiniens ont été réalisés. En empruntant les mots de Julie Peteet, il est donc possible d’affirmer que :

2

« Les Palestiniens se représentaient et imaginaient les camps comme des types spécifiques d’espaces et entreprenaient des actions en accord avec ces images. Dit autrement, ces représentations n’étaient pas inertes, elles étaient partie intégrante du registre discursif de la <Palestinité> avec des effets tangibles. » [2]
(Peteet 2005 : 32)

3En me situant dans la continuité des études déconstruisant ces registres discursifs [3], j’examine comment les relations de pouvoir transforment la représentation de la vie dans les camps en une icône de l’existence collective des Palestiniens [4]. Plus précisément, en utilisant les visites guidées des camps [5] comme étude de cas, je vais montrer comment les tentatives « d’iconisation » de la vie dans les camps, menées à la fois par l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) et les organisations non gouvernementales (ONG) palestiniennes au Liban, font face à des actes subversifs de la part des individus censés être représentés par ces mises en scène [6]. Dit autrement, je me penche sur les relations de pouvoir impliquant les institutions produisant les récits sur la condition palestinienne au Liban, les individus représentés dans ces récits et les récepteurs de ces représentations.

4Le choix des visites guidées ne découle pas de la présomption que ces événements sont la seule manifestation concrète du processus d’iconisation. Au contraire, ce processus concerne de nombreuses autres formes de représentation. Cependant, les visites organisées offrent l’avantage de réunir plusieurs parties prenant part à ce processus dans le même endroit et au même moment. Ces événements engendrent donc un faisceau d’interactions directement observable [7]. L’analyse de ce faisceau permet de questionner les conséquences des efforts des producteurs des représentations (entre autres les ONG et l’UNRWA) en termes d’acquisition de légitimité auprès de l’audience ciblée (les bailleurs de fonds) ainsi que des individus représentés (les réfugiés).

5Avant de se pencher sur ces conséquences à proprement parler, cet article s’articule en trois sections. Dans la première, les antécédents du processus d’iconisation sont présentés par une revue de la littérature académique portant sur la présence palestinienne au Liban. Dans la deuxième, je décris les interactions entraînées par la normalisation du récit opérée par les narrateurs auprès de l’audience et des individus représentés. Les subversions déclenchées par ces tentatives de normalisation font l’objet de la troisième section de l’article [8]. Dans la conclusion, le faisceau d’interactions normatives et subversives issu des visites est mis en perspective en utilisant des approches néo-gramsciennes appliquées à l’étude des interactions entre activités culturelles et organisation politique au sein de la société palestinienne au Liban.

La montée en puissance des « camps » dans la poétique de la condition palestinienne au Liban

6Les camps n’ont pas toujours été présents dans les récits concernant les Palestiniens, ni au Liban ni ailleurs. Selon Randa Farah, ce n’est qu’au cours des années 60 que : « le camp en tant qu’icône de la nation devint central dans l’imaginaire palestinien » (Farah 2009 : 85) [9]. À partir de ce moment, la métonymie réduisant la condition des Palestiniens à leur vie dans les camps de réfugiés n’a pas cessé d’influencer la « poétique sociale » de la condition palestinienne au Liban [10]. Dans cette perspective, les études académiques concernant la présence palestinienne au Liban fournissent un aperçu de la façon dont cette forme d’essentialisation de la vie quotidienne des réfugiés a influencé l’élaboration des récits sur la condition palestinienne au Liban [11].

7Les ouvrages portant sur la période de l’arrivée du mouvement nationaliste palestinien au Liban au début de la guerre civile (1975-1990) reprennent la glorification de ces lieux en tant que symboles de la renaissance nationaliste des Palestiniens habitant hors et dans les camps (cf. Peteet 2005 : 144) [12]. Les premiers travaux de Rosemary Sayigh (1977 ; 1979) sur la construction de l’identité palestinienne et l’arrivée de la « Révolution » dans les camps illustrent précisément cette tendance.

8Dans les études qui explorent la situation des Palestiniens pendant la guerre civile, une autre dimension de la vie dans les camps est mise en avant. Dans leurs recherches concernant la communauté des réfugiés hors et dans le Pays des cèdres, Julie Peteet (2005) et Rosemary Sayigh (1994) se focalisent sur la souffrance entrainée par les massacres et les destructions ciblant la communauté palestinienne et sur la résilience de cette dernière. De cette manière, elles contribuent à l’extension métonymique qui identifie la présence des Palestiniens au Liban avec la seule vie quotidienne dans les camps [13].

9La métonymie mentionnée auparavant continue à façonner les récits contenus dans les ouvrages explorant la période allant de la fin de la guerre civile jusqu’à aujourd’hui. Bien que la focalisation sur les conditions de vie et les questions identitaires remplacent progressivement celle sur l’activisme politique et la souffrance, la « vie dans le camp » reste la matière première la plus exploitée par les chercheurs en sciences humaines afin de représenter la situation des Palestiniens dans le pays. Cette tendance est visible dans les travaux de Sari Hanafi (Hanafi et Long 2010 ; Knudsen et Hanafi 2011 ; Hanafi et al. 2012), Bernard Rougier (2004), Laleh Khalili (2007), Diana Allan (2007), Amanda Dias (2013) et Gustavo Barbosa (2011) [14]

10Le passage suivant de l’ouvrage de Hanafi et Knudsen illustre comment l’extension métonymique fonctionne concrètement aujourd’hui :

11

« L’objectif principal du livre est de détourner l’attention […] du passé (naissance de la question des réfugiés palestiniens) et du futur (solutions possibles au problème des réfugiés palestiniens, pistes pour le processus de paix) vers le présent. Il a trait aux conditions de vie des Palestiniens, aux mécanismes de gouvernance des camps de réfugiés, à la reconstruction et restructuration des camps, au gouvernement humanitaire et à la crise des réfugiés[15]. »
(Knudsen et Hanafi 2011 : 1)

12En passant du premier au deuxième propos de cette citation, l’objet de la première phrase – c’est-à-dire le « présent » de la question des réfugiés palestiniens – est réduit dans les propos qui suivent aux enjeux découlant de la gestion des camps. ةtant conscients de cacher partialement les situations expérimentées par les Palestiniens qui habitent hors des camps, les auteurs motivent leur choix en affirmant que les camps sont les lieux où se concentrent les Palestiniens qui endurent le plus intensément les trois facteurs qui façonnent leurs conditions de vie, c’est-à-dire une mobilité limitée, une condition temporaire durable et une forte dépendance envers le gouvernement humanitaire. Pour cette raison, ces auteurs et une grande partie des autres contributeurs de l’ouvrage ont décidé de centrer leurs enquêtes sur les camps (Knudsen et Hanafi 2011 : 4-5) [16].

13La nécessité de devoir introduire un argument légitimant l’extension métonymique dans la production des récits sur les Palestiniens au Liban démontre que cette dernière est loin d’être quelque chose de « naturel ». Au contraire, elle est le résultat de luttes entre les différents producteurs de récits qui essaient de maintenir cette perspective acquise ou, autrement dit, hégémonique [17]. Toutefois, ces luttes ne concernent pas que la production des récits académiques [18] ; elles prennent une autre ampleur quand elles touchent à un autre niveau d’interactions, à savoir celui réunissant les organisations et les individus qui contribuent à façonner le gouvernement des Palestiniens, comme l’atteste le cas des visites guidées des camps des réfugiés.

Les visites des camps de réfugiés au Liban et la machine du développement : manifestation concrète d’une formation discursive

14L’extension métonymique opérée dans le cadre des visites guidées passe par un certain nombre d’actions menées par les ONG palestiniennes et l’UNRWA qui fixent un cadre normatif réduisant la condition des réfugiés à une forme de vie stéréotypée dans les camps. Dans les pages qui suivent, j’esquisse ces actions au moyen des situations observées pendant mes enquêtes de terrain.

15Dans le cas des camps qui ne sont pas encerclés par l’armée libanaise [19], les visites commencent souvent par un discours introductif donné par les accompagnateurs et portant sur l’histoire de la présence palestinienne au Liban et, si nécessaire, sur l’organisation à laquelle ils sont affiliés [20]. Au cours d’une visite du camp de Bourj el-Barajneh organisée en octobre 2010 en faveur des participants à une conférence académique internationale sur les Palestiniens, notre accompagnateur affilié à l’organisation « Alpha » introduit l’histoire de Bourj el-Barajneh pendant le déplacement en voiture entre l’hôtel des participants et l’entrée du camp. Au-delà de quelques données récentes et/ou historiques mettant en évidence le présent et le passé tragique de ce camp, l’employé d’Alpha met l’accent sur les services assurés par son organisation en soulignant que les questions politiques et de sécurité ne dépendent pas d’Alpha [21]. Comme dans la plupart des visites, les accompagnateurs (arabophones et anglophones) et les visiteurs (souvent uniquement anglophones [22]) communiquent en anglais. Les contenus du discours introductif du camp peuvent varier selon le profil des visiteurs et leur degré de connaissance de la politique, de la démographie et de l’histoire palestinienne. Ceci étant dit, ils posent tous le cadre cognitif dans lequel la visite a lieu, tout en donnant aux visiteurs quelques éléments de contexte (la date de fondation du camp, le nombre d’habitants, ses dimensions, le récit des violences subies par ses habitants, etc.).

16Une fois l’introduction terminée, les accompagnateurs conduisent les visiteurs à travers les ruelles des camps jusqu’aux structures gérées par les organisations auxquelles ils sont affiliés. Selon la taille de l’organisation et la portée de ses activités, plusieurs arrêts peuvent être faits au cours de la visite [23].

17Pendant ces arrêts, les visiteurs sont généralement exposés à deux types de narration. En premier lieu, les accompagnateurs montrent aux visiteurs comment leurs actions profitent à certaines catégories de résidents dans le camp. Par exemple, au cours d’une visite du camp de Chatila organisée par Beta, le premier arrêt a lieu dans la crèche de cette ONG. Les visiteurs – des activistes d’une association européenne qui soutient des mesures éducatives dans des zones de guerre – sont accueillis par la directrice de la crèche qui leur présente dans les grandes lignes les activités visant les enfants (l’enseignement de l’anglais, les activités ludiques, etc.). Ensuite, Zeina, une employée de Beta qui travaille pour le département des relations externes, et moi-même (en tant que traducteur), accompagnons les visiteurs dans plusieurs salles de cours. Un des visiteurs – qui dirige l’association basée en Europe – continue à parler avec la directrice (par l’intermédiaire du traducteur) afin de se renseigner sur les besoins des enfants et de la crèche pendant que les autres prennent des photos et jouent avec les enfants. Avant de replonger dans les ruelles de Chatila, la cheffe de la délégation européenne qui est restée avec la directrice lui demande ce que son association pourrait entreprendre pour la crèche. La réponse intervient sous la forme d’une demande d’argent destiné à l’entretien du bâtiment. L’activiste européenne doit expliquer son refus en disant qu’elle ne peut pas donner de l’argent directement [24].

18Il faut souligner que, la plupart du temps, les demandes d’aide étaient rarement formulées si directement. Cela dit, dans la plupart des cas, les visiteurs sont des représentants des bailleurs de fonds finançant les organisations des accompagnateurs. Pour cette raison, les demandes d’aide sont transmises par d’autres canaux et ne sont pas directement mentionnées pendant les tours dans les camps. Par contre, les accompagnateurs essaient toujours de mettre en avant la qualité et l’utilité des activités financées avec l’argent des bailleurs. Cela a été le cas pendant la visite de la crèche par les activistes européens mentionnée ci-dessus.

19Le deuxième type de narration consiste dans des témoignages délivrés par les habitants des camps. À ce moment, les visiteurs entament une conversation avec un petit nombre de réfugiés centrée sur leurs conditions de vie et – assez souvent – sur leur volonté de retourner en Palestine. Au cours d’une visite du camp de Baddawi, les mêmes activistes européens sont invités par Mariam, la responsable de Beta pour ce camp, dans son bureau [25]. Dans la pièce, un apprenti suivant des cours de formation professionnelle et une jeune femme venant du camp de Nahr el-Bared attendent les visiteurs pour leur raconter leur fuite durant l’avancée de l’armée libanaise à l’intérieur du camp [26]. Zaim, l’apprenti en formation, donne aux visiteurs un compte-rendu très général sur la vie dans le camp avant 2007 et quelques éléments contextuels concernant la fuite (par exemple, il mentionne que les bombardements de l’armée ont commencé sans préavis). À la fin de ce récit, les activistes européens commencent à interroger la responsable de Beta à propos de la reconstruction du camp déclenchant ainsi une série de revendications sur la lenteur des travaux, la qualité des nouveaux bâtiments et l’accès refusé aux anciens habitants. La discussion se penche encore plus vers les enjeux politiques en rapport avec un retour en Palestine, et les négociations de paix avec Israël sont mentionnées par les visiteurs. Depuis la fin du récit de Zaim, la conversation n’engage que Mariam, les traducteurs et les visiteurs sans que l’apprenti et l’autre jeune femme n’interviennent plus [27].

20Par le biais des témoignages et de la présentation de leurs activités, les organisations comme Alpha et Beta affichent une représentation partielle de la vie des Palestiniens construite autour de leurs pratiques institutionnelles courantes. Dit autrement, les « tours » permettent de mettre en scène un récit où les Palestiniens sont représentés seulement en tant que bénéficiaires de l’assistance d’organisations comme Alpha et Beta. L’efficacité de l’extension métonymique est assurée par le fait que l’identification des expériences et des histoires vues et entendues au cours des visites avec l’expérience générale et l’histoire des Palestiniens au Liban est rarement remise en cause par les visiteurs pendant les visites elles-mêmes. De plus, l’emplacement spatial de ces mises en scène dans les camps contribue à renforcer la vraisemblance de la métonymie comme le type d’épisode décrit dans les lignes qui suivent le suggère.

21Les arrêts « présentation d’activités » et « témoignages » sont toujours intercalés par au moins un déplacement à pied dans les camps. Ce moment participe aussi à la construction de la représentation de la condition palestinienne au Liban dans la mesure où les parcours pris par les accompagnateurs ne sont pas les plus directs. Ils rallongent souvent le tour en passant par des endroits distinctifs des camps. C’était le cas lors de la visite de Chatila d’une vingtaine de jeunes européens envoyés par Gamma, un bailleur de fonds de Beta. Dans les intentions du bailleur, ces représentants de la jeunesse de Gamma étaient censés rendre visite aux partenaires de Gamma au Proche-Orient pour approfondir leur connaissance du conflit arabo-israélien. À cause de la taille importante du groupe, les déplacements à l’intérieur de Chatila sont encore plus difficiles que d’habitude. En allant de la mosquée au bureau principal de Beta, l’accompagnatrice prend une allée qui se rétrécit au fur et à mesure. Les visiteurs ne peuvent plus avancer en petits groupes et forment une longue file se promenant dans l’allée obscurcie par la hauteur des bâtiments. Ce parcours n’était pas le seul possible, ni particulièrement pratique pour un groupe si nombreux. Au contraire, les passages étroits et obscurs dans lesquels les visiteurs sont menés sont utilisés dans l’économie des tours organisés pour renforcer l’idée de cloisonnement. En effet, les quelques instants dans l’obscurité ont provoqué un changement d’atmosphère marqué par le silence soudain des visiteurs [28].

22Plus généralement, ces éléments du schéma idéal typique des visites dans les camps de réfugiés mettent en évidence certaines dimensions des relations reliant les accompagnateurs, les visiteurs et les visités. Tout d’abord, la dépendance économique des accompagnateurs par rapport aux visiteurs est intrinsèque à l’acte même d’organiser des tours des camps. De plus, le choix constant de montrer les activités des organisations illustre également l’importance des rapports d’ordre économique entre accompagnateurs et visiteurs. Ensuite, cette dépendance est contrebalancée par le pouvoir presque absolu des accompagnateurs de définir le cadrage de l’expérience des visiteurs, de décider de ce qu’ils peuvent voir des morceaux de vies des visités, et de ce qui n’est pas à montrer. Par exemple, la présence d’armes légères, ainsi que le mélange de réfugiés et de migrants économiques caractérisant de plus en plus les camps de Beyrouth sont souvent tus [29]. Par contre, les éléments renforçant la représentation des Palestiniens comme victimes sont mis en avant en façonnant ainsi les perceptions des visiteurs concernant la condition des Palestiniens au Liban. En enfermant la vie des visités dans ce cadre normatif, les accompagnateurs essaient de légitimer leur action auprès des visiteurs, dont la survie de leurs institutions dépend.

23Il est important de remarquer que, à l’intérieur de ces faisceaux de relations entre les protagonistes de la narration, les réfugiés palestiniens eux-mêmes ne jouent qu’un rôle marginal. Comme le montrent bien les témoignages décrits auparavant, ils prennent la parole seulement à propos de sujets présélectionnés par les organisateurs dans le cadre des témoignages. De plus, dès que la conversation s’oriente vers des arguments politisés, tels que la reconstruction de Nahr el-Bared ou le droit au retour, les accompagnateurs s’emparent à nouveau de la parole, se superposant ainsi aux témoins.

24Ces relations engendrent et perpétuent la formation discursive identifiant la condition palestinienne à la vie dans les camps, comme mentionné dans la section précédente, et légitiment les organisations qui subviennent aux besoins des habitants de ces lieux [30]. De ce point de vue, les visites révèlent l’emprise du système de gestion de l’aide internationale –déjà analysé dans d’autres contextes par James Ferguson (1994) et Tania Li (2007) – sur la vie des Palestiniens. Dans ce système, les visites organisées par les accompagnateurs/associations qui gèrent les fonds octroyés par les visiteurs/bailleurs produisent des représentations des visités/bénéficiaires et de leur vie qui contribuent à la survie du système institutionnel dont ces associations font partie. D’un côté, l’existence d’un tel système de contraintes structurelles apparait incontestable. D’un autre côté, la poétique sociale observée pendant mes enquêtes de terrain, ainsi que par d’autres chercheurs, dépasse la métonymie qui est opérée dans le cadre de cette structure [31]. L’observation des interactions entre les accompagnateurs, les visiteurs et les visités révèle un certain nombre de résistances individuelles vis-à-vis des récits de la condition palestinienne au Liban produits par les organisateurs des tours. Ces résistances reflètent les limites de l’acceptation de cette formation discursive. La section qui suit esquisse ces limites à travers des épisodes de contestations du discours dominant.

Résistances et tensions déclenchées par les récits institutionnels de la condition palestinienne

25Pendant les visites, la trame idéale-typique que les organisations créent est en fait entrecoupée par certains épisodes de nature subversive (contestations, disputes, silences) qui dessinent un paysage de relations sociales beaucoup plus complexes que le récit institutionnel mis en scène par les ONG palestiniennes et l’UNRWA entre autres. Ces épisodes illustrent à la fois la marge de manœuvre gardée par les individus, les conflits entre les accompagnateurs et l’appartenance simultanée des Palestiniens aux catégories des « accompagnateurs » et des « visités ».

26Tout d’abord, les visites peuvent provoquer de l’hostilité plus ou moins ouverte de la part des habitants des camps. Cela a été le cas des visites à Chatila décrites auparavant. Plus précisément, au cours du déplacement entre la crèche de Beta et l’école de l’UNRWA, deux visiteurs européens prenaient des photos du camp. Énervé par ce geste, un résident du camp d’une quarantaine d’années commence à se moquer des visiteurs en leur criant et demandant de façon ironique : « Comment sont vos photos ? Sont-elles belles ? » [32] Ce même malaise est ressenti par une des accompagnatrices de Beta à la veille du tour des 20 jeunes européens dans le même camp. Le jour précédant le tour, elle sort visiblement énervée du bureau de la directrice de Beta. Quand je lui demande quel est le problème, elle répond qu’on lui a confié la mission d’accompagner le groupe dans Chatila le lendemain. Elle ajoute : « Je n’aime pas amener les gens à Chatila. Je ne vois pas l’intérêt d’amener les visiteurs dans ces lieux et je ne crois pas qu’ils devraient faire l’objet de visites organisées » [33]. Ces malaises révèlent les crispations que la poétique sociale de la condition palestinienne entretenue par les ONG et l’UNRWA déclenche au sein des populations visitées. De plus, l’épisode concernant l’employée de Beta est particulièrement intéressant parce qu’il suggère que ces crispations ne sont pas ressenties seulement par les individus qui font l’objet de ce récit, mais aussi par certains Palestiniens qui contribuent à la création du même récit par le biais de leurs activités professionnelles. En effet, la plupart des employés des ONG et de l’UNRWA sont des réfugiés palestiniens [34]. Dans le cas de ces deux épisodes, le ressentiment prend la forme d’une résistance verbale sans aucune conséquence concrète.

27D’autres fois, ce ressentiment se traduit par des actes concrets minant la production des récits de la condition palestinienne menée par les organisations qui gouvernent la vie des réfugiés palestiniens. Au cours de témoignages délivrés par des bénéficiaires d’Alfa à Bourj el-Barajneh, les propos des visités prennent une direction inattendue par rapport à celle souhaitée par les employés d’Alpha qui accompagnent les visiteurs. En répondant à la requête d’un diplomate européen souhaitant entendre parler de la vie des réfugiés palestiniens au Liban, une des bénéficiaires dénonce l’approvisionnement irrégulier en eau et en électricité. À ce moment, les autres femmes palestiniennes présentes dans la pièce entrent finalement dans la conversation en exprimant les mêmes préoccupations. La responsable de la communication d’Alpha essaie alors de recadrer les échanges en demandant aux bénéficiaires d’aller au-delà de ces problèmes matériels. Ces dernières, par contre, continuent d’énumérer les difficultés de la vie dans un camp de réfugiés, évoquant l’absence d’hôpitaux, le manque de médicaments et les difficultés économiques entrainées par les déplacements des enfants entre le camp et les écoles qu’ils fréquentent en dehors du camp [35]. Ces réponses gênent visiblement la responsable de la communication, car elles remettent en cause la qualité des services fournis par Alpha devant ses bailleurs. De plus, les propos des Palestiniennes n’ont pas de rapport avec le plaidoyer qu’Alpha faisait à ce moment. En guise de conclusion, la responsable replace les débats dans leur cadre normatif. Elle rappelle que les réfugiés ne peuvent pas travailler et que les règlements d’application de la réforme du droit au travail, votée par le parlement libanais quelques mois auparavant, n’ont pas encore été approuvés, rendant les nouvelles dispositions légales inefficaces [36].

28Dans ce cas, les habitantes de Bourj el-Barajneh recevant l’aide d’Alpha ont pu exploiter l’occasion fournie dans le cadre des témoignages en présence des visiteurs pour mettre en avant un récit de leur condition caractérisé par leurs propres revendications prioritaires, qui ne correspondent pas forcément aux « besoins » ou objectifs des organisations les « aidant ». Tout en exploitant le fonctionnement du système institutionnel qui gouverne partiellement leurs vies, elles ont réussi à résister aux contraintes imposées par la formation discursive décrite dans la section précédente, en influençant ainsi le processus de construction du récit.

29Enfin, les tensions et résistances déclenchées par la production du récit de la condition palestinienne à travers les tours des camps ne concernent pas que leurs habitants. Elles se retrouvent également parmi les représentants des organisations qui arrangent les tours, comme l’anecdote suivante le démontre.

30Vers la fin du tour effectué par Sophie (une attachée de presse d’une importante ONG européenne qui finance Beta), Mariam frappe aux portes de plusieurs maisons avant de trouver une famille qui accepte de lui ouvrir. Nous nous arrêtons finalement dans la maison de Georges, un ancien résident de Nahr el-Bared déplacé à Baddawi depuis trois ans, pour écouter son histoire. En nous accueillant dans sa maison, Georges exprime clairement tout son malaise concernant cette situation. En guise de blague, il affirme que les Palestiniens sont traités comme des animaux et que lui et les autres habitants du camp devraient être reconnaissants aux organisations qui défendent les droits des animaux. Initialement, Sophie interroge Georges sur sa vie à Baddawi grâce à la traduction de Jamila, qui est en charge des relations extérieures auprès de Beta [37]. Georges explique alors qu’il ne peut pas faire soigner sa fille et que, avec son revenu de vendeur de poissons, il n’arrive même pas à gagner la part de loyer qui n’est pas couverte par l’UNRWA – d’autant plus que maintenant l’armée lui refuse le droit d’entrer à Nahr el-Bared [38]. Pendant ce temps, le reste du groupe (formé par Mariam, un membre du comité populaire de Baddawi, un employé de Beta, la famille de Georges et moi) reste silencieux.

31Au moment où Sophie s’intéresse à la reconstruction de Nahr el-Bared, le membre du comité populaire qui nous accompagne coupe la parole à Georges et s’insère dans la conversation. En faisant référence à Tal el-Zaatar, il affirme (en arabe) que la lenteur dans la reconstruction du camp découle des décisions politiques des autorités libanaises [39]. De temps en temps, il se tourne vers Georges qui interrompt sa blague associant les Palestiniens aux animaux protégés, et hoche la tête. Avant que Jamila ne puisse commencer à traduire les propos, Mariam contredit (toujours en arabe) le membre du comité populaire en soutenant que la reconstruction est ralentie par le manque de ressources. Soudainement, Sophie et Georges se voient ainsi isolés de la discussion qui a désormais lieu entre Mariam et le membre du comité populaire. Le membre du comité populaire s’adresse enfin à Jamila en lui disant qu’il ne veut pas qu’elle traduise ce que Mariam et lui sont en train de dire [40].

32Trois relations (ou leur absence) sont mises en évidence par cet épisode. En premier lieu, l’exclusion de Sophie et la passivité de Georges pendant la discussion sur la reconstruction de Nahr el-Bared mettent en exergue la passivité des visiteurs face à leurs accompagnateurs, ainsi que le choix du silence adopté parfois par les habitants des camps. En deuxième lieu, la demande du membre du comité populaire à la traductrice Jamila expose la dimension manipulatrice ou sélective des tours qui n’abordent que certains sujets ou sous certains angles seulement. Enfin, le débat entre Mariam et le membre du comité populaire met en exergue l’existence d’un désaccord entre la position de Beta et celle du parti politique auquel le membre du comité est affilié, une mésentente qui ne doit surtout pas sortir du cadre palestinien.

33Ces trois relations permettent de développer la réflexion sur la gouvernance des Palestiniens dans deux directions. Concernant les frontières épistémologiques de cette réflexion, l’accrochage entre Mariam et le membre du comité populaire suggère que les luttes entre les organisations qui gouvernent les Palestiniens au Liban ne se réduisent pas à des conflits pour l’obtention des ressources matérielles, mais concernent également les performances culturelles. L’existence de cette conflictualité justifie que les disputes symboliques soient considérées comme des objets légitimes de l’étude de la gouvernance et de l’organisation politique des Palestiniens au Liban (et ailleurs) [41].

34Concernant la reconnaissance obtenue par ces performances culturelles, deux niveaux d’acceptation sont mis en exergue. D’un côté, les relations entre Sophie et Mariam dévoilent la candeur avec laquelle les visiteurs/bailleurs acceptent les récits manipulés par les organisateurs des tours. De l’autre, les échanges entre Georges, Mariam et le membre du comité populaire exposent les formes de résistances aux récits institutionnels de la part des individus qui sont censés y être représentés. Les silences et les blagues de Georges, en effet, montrent que la partie de la population des camps exposée directement aux activités des ONG et de l’UNRWA exprime plus ou moins ouvertement son désagrément envers les récits produits à travers ces performances culturelles.

Conclusion : la non-hégémonie du récit institutionnel et le gouvernement des Palestiniens au Liban

35En conclusion, les rapports de forces qui se créent au cours des tours des camps sont caractérisés par trois éléments : une organisation politique des Palestiniens au Liban qui est sous l’emprise d’un système institutionnel façonné par les logiques de gestion de l’aide internationale, la fragmentation des activités de représentation et enfin les résistances des habitants des camps face aux récits de la condition palestinienne élaborés par les organisateurs des tours, notamment les ONG et l’UNRWA. Les deux premiers points ont été déjà largement discutés dans la littérature sur la politique palestinienne. Le troisième, par contre, ouvre de nouvelles pistes de réflexion concernant l’organisation politique des Palestiniens au Liban et ailleurs. Bien que plusieurs chercheurs aient examiné les résistances individuelles face aux performances culturelles officielles, jusqu’à présent, le lien entre ces résistances et la légitimité (ou son manque) des institutions en charge de la production de ces performances reste peu exploré au profit d’autres thématiques, telles que la construction de l’identité nationale (par exemple Bowker 2003 ; Khalidi 1997) et de la mémoire collective (par exemple Khalili 2007 ; Pirinoli 2009).

36Le maintien de la centralité des camps dans la poétique sociale de la condition palestinienne, par contre, déclenche une série d’interactions mettant en exergue la façon dont la légitimité culturelle se transforme en reconnaissance politique (ou pas). Concrètement, au cours des visites dans les camps, l’extension métonymique élaborée par les ONG et l’UNRWA est passivement accueillie par les bailleurs de fonds. Cette acceptation passive entraine l’inclusion des connaissances sur les Palestiniens au Liban, transmises pendant les tours, à l’intérieur de la formation discursive qui justifie l’octroi de fonds aux organisations telles que l’UNRWA et les ONG palestiniennes. Grâce à ces fonds, ces organisations peuvent mettre en place leurs activités façonnant l’existence quotidienne des Palestiniens. Auprès des habitants des camps, par contre, l’extension métonymique déclenche des réactions hostiles. Cette hostilité peut être considérée comme le signal du manque d’identification des habitants des camps avec le récit de la condition palestinienne transmis à travers les tours en tant que performances culturelles. L’opération intellectuelle menée par les ONG palestiniennes et l’UNRWA n’obtient pas de la part des habitants des camps l’acceptation permettant la fédération de la communauté palestinienne au Liban autour d’un seul récit hégémonique. En utilisant le langage néo-gramscien de Helga Tawil-Souri (2012 : 153), il est donc possible d’affirmer que les efforts d’essentialisation de la condition palestinienne opérés dans les tours organisés des camps s’étouffent dans les relations sociales réunissant les producteurs des récits et les individus censés y être représentés. Par conséquent, ils ne garantissent pas aux organisateurs des visites la prédominance culturelle, qui est à la base de l’identification individuelle avec une collectivité. Le manque d’identification empêche à son tour l’organisation des Palestiniens au Liban dans une entité politique poursuivant un changement social défini par ses représentants.

37Étant donné les contestations mentionnées auparavant, il n’est pas surprenant que les ONG palestiniennes et l’UNRWA n’aient que des capacités réduites de mobilisation et de représentation politique auprès de la communauté palestinienne au Liban [42]. Cela étant dit, ces capacités réduites ne concernent pas seulement les ONG palestiniennes au Liban. Au contraire, elles caractérisent également d’autres institutions engagées dans le gouvernement des Palestiniens (telles que l’Autorité Nationale Palestinienne et les différentes factions politiques) qui semblent désormais entrées dans des crises de légitimité apparemment irréversibles [43]. Une attention majeure sur l’engagement de ces dernières dans la production des récits sur la condition palestinienne et leur réception dans l’espace public palestinien pourrait contribuer à mieux cerner les racines de cette crise et, peut-être, indiquer quelques stratégies pour en sortir.

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    Cet article est le résultat des recherches menées par l’auteur et n’engage pas Médecins Sans Frontières.
  • [2]
    « Palestinians represented and imagined the camps as specific types of places and undertook actions consistent with this imaginings. In other words, representations were not inert but were part and parcel of the discursive category of <the Palestinian> with tangible effects » ; traduction de l’auteur.
  • [3]
    Entre autres, Peteet (2005), Swedenburg (1990) et Bowker (2003).
  • [4]
    Dans ce texte, j’utilise le mot « icône » dans l’acception donnée par Micheal Herzfeld : « Une icône est le signifiant de quelque chose en vertu de la ressemblance entre les deux choses : une photo est une icône de son sujet, un passage de flûte de Vivaldi est celle du chant d’un oiseau. » (Herzfeld 2005 : 28) ; traduction de l’auteur.
  • [5]
    En raison du manque de sécurité et du contrôle exercé par plusieurs organisations (entre autres les milices des factions politiques palestiniennes, l’armée et les services de renseignement libanais), ces visites représentent la façon la plus simple pour une personne extérieure d’entrer dans les camps de réfugiés. À son arrivée au Liban, tout chercheur, journaliste ou curieux désirant rentrer dans un camp de réfugiés est chaleureusement conseillé (ou presque forcé) de prendre contact avec une organisation et/ou un individu pouvant l’accompagner. Outre l’UNRWA, le biais institutionnel le plus souvent utilisé sont les ONG opérant dans les camps. En effet, ces organisations arrangent régulièrement des tours guidés de leurs activités destinés aux représentants de leurs bailleurs de fonds qui se rendent au Liban.
  • [6]
    L’expression « ONG palestiniennes » au Liban a été utilisée par Jaber Suleiman de la manière suivante : « The legal status of the first type of NGOs is ambiguous. While they are legally Lebanese NGOs, they are in reality Palestinian associations. Although they nominally offer their services to the needy of both communities, their work is concentrated in refugee camps and other Palestinian areas. […] While the nominal leadership is comprised of Lebanese citizens, however, the executive bodies of these NGOs usually include Palestinian activists. These NGOs, while legally indistinguishable from Lebanese NGOs, are therefore de facto <Palestinian NGOs>. » (Suleiman 1997 : 401)
  • [7]
    Cette étude est fondée sur des observations et des entretiens effectués entre septembre 2009 et octobre 2010 à l’occasion de visites des camps de réfugiés palestiniens auxquelles j’ai pu assister en tant qu’organisateur ou visiteur. Pour préserver l’anonymat des personnes impliquées dans ces événements, j’ai changé les noms des individus aussi bien que ceux des organisations. Mise à part ces modifications, les rôles des interlocuteurs n’ont pas été changés afin de garder intacte la valeur heuristique des analyses contenues dans cet article.
  • [8]
    La contestation est loin d’être la seule forme de réappropriation des récits institutionnels. Par exemple, dans son article sur les représentations des corps des martyrs de la deuxième Intifada, Lori Allen soutient que les récits institutionnels des associations de défense des droits de l’Homme sont utilisés par les Palestiniens pour légitimer leurs requêtes politiques (Allen 2009 : 162).
  • [9]
    « The camp as icon of the nation became central to the Palestinian imaginary » ; traduction de l’auteur.
  • [10]
    La métonymie est une figure rhétorique qui évoque un tout à travers la référence à un de ses éléments constitutifs.
  • [11]
    Les études académiques ne sont pas les seules formes de récits de la situation des Palestiniens dans ce pays. Ceci dit, elles sont influencées par les mêmes tendances dominantes que les autres formes d’expression culturelle (le cinéma, la littérature, les articles de presse, la propagande, etc.) concernant les Palestiniens.
  • [12]
    Avant 1969, les camps n’étaient pas encore au centre des récits, comme mentionné auparavant.
  • [13]
    L’extension métonymique est le processus à travers lequel un acteur social associe quelque chose à une entité plus large (Herzfeld 2005 : 5).
  • [14]
    Les travaux de Daniel Meier (2008), Kamel Doraï (2006) et Nicolas Puig (2007 ; Doraï et Puig 2008) représentent quelques exceptions à cette tendance.
  • [15]
    « The book’s main aim is to turn the attention […] from the past (the birth of the Palestinian refugee problem) and the future (possible solutions to the Palestinian refugee problem, directions for the peace process) to the present. It is about the Palestinian living conditions, modes of governances of refugee camps, camp reconstruction and improvement, humanitarian management and refugee crisis. » ; traduction de l’auteur.
  • [16]
    Dans ce même ouvrage, huit auteurs sur douze basent leurs analyses sur des terrains de recherche effectués auprès des Palestiniens résidant dans des camps.
  • [17]
    Roseberry définie l’hégémonie comme le résultat d’un processus de production de connaissances qui abouti sur : « a common material and meaningful framework for living through, talking about, and acting upon social orders characterized by domination » (Roseberry 1994 : 361). La perspective « camps » paraît hégémonique au sein de l’académie et auprès des gouvernements, des ONG, des organisations internationales, des factions politiques, etc.
  • [18]
    L’implication des chercheurs dans ces luttes mériterait une étude à part entière et dépasse la portée de cet article. Cela dit, il est possible de questionner la relation entre cette implication et trois aspects concrets de la recherche universitaire sur les Palestiniens au Liban. En premier lieu, l’activisme politique des premiers chercheurs et leur proximité avec les factions gauchistes palestiniennes pourrait avoir facilité « l’auto-enfermement » des chercheurs dans les camps. En deuxième lieu, les camps ont toujours offert un environnement spatialement limité et dense en termes de dynamiques sociales. Donc, ils semblent constituer un lieu particulièrement adéquat pour mener des enquêtes qualitatives en sciences sociales. En troisième lieu, la focalisation sur les camps pendant plusieurs décennies pourrait être désormais perçue comme un élément standard/naturel/normal dans le champ de la production de connaissances sur les Palestiniens au Liban.
  • [19]
    Pour entrer dans les camps qui sont encerclés, il faut obtenir un permis délivré par l’armée. Par conséquent, un prologue à la visite est à entreprendre auprès de la Sureté Générale libanaise.
  • [20]
    L’armée libanaise contrôle les entrées des camps autour de Tyr et de Nahr el-Bared (à côté de Tripoli) et imposent aux visiteurs l’obtention d’une autorisation délivrée par les services de renseignement. Pour les visiteurs les plus importants (tels que les envoyés des bailleurs de fonds), les accompagnateurs eux-mêmes s’occupent des démarches administratives auprès des autorités libanaises.
  • [21]
    Notes d’observation, 7/10/10, Beyrouth. Comme mentionné auparavant, tous les noms des organisations et des personnes sont fictifs.
  • [22]
    Et donc incapables d’accéder directement aux discours des bénéficiaires des activités qu’ils financent.
  • [23]
    L’ampleur et la nature des interventions des ONG palestiniennes varient grandement d’une organisation à l’autre : certaines ONG peuvent compter sur des ressources économiques importantes qui se traduisent dans la provision de services sociaux ; d’autres associations agissent dans la protection des droits des réfugiés et sont normalement moins bien dotées en termes de fonds. En principe, ces associations – dont les employés sont presque exclusivement d’origine palestinienne – sont particulièrement actives dans les domaines qui ne sont pas couvert par l’action de l’UNRWA. L’organisation onusienne gère la provision de l’éducation et de la santé aux réfugiés palestiniens enregistrés au Liban avec un budget qui est à peu près 80 fois supérieur à celui des ONG les plus subventionnées.
  • [24]
    Notes d’observation, 29/3/10, Beyrouth.
  • [25]
    Mariam est un nom fictif. Elle est née il y a 60 ans dans le camp de Tal el-Zaatar et travaille avec Beta depuis plusieurs années.
  • [26]
    Nahr el-Bared a été assiégé pendant l’été 2007. Pendant les affrontements entre l’armée libanaise et l’organisation Fatah al-Islam, une formation islamiste installée dans le camp, la totalité de la population a fui le camp et s’est réfugiée à Baddawi et dans les autres camps libanais. En juin 2013, environ 5’000 réfugiés sont rentrés dans le camp et 16’000 restent en situation de déplacement selon les chiffres fournis par l’UNRWA (2014).
  • [27]
    Notes d’observation, 31/3/10, Baddawi, Tripoli.
  • [28]
    Notes d’observation, 16/4/10, Beyrouth.
  • [29]
    À propos du mélange de populations à Chatila, voir Doraï (2011 : 78-79).
  • [30]
    Par formation discursive, je me réfère à l’ensemble des représentations/connaissances produites à travers les visites, ainsi qu’au système institutionnel qui permet la production de ces représentations (cf. Ferguson 1994 : 67 ; Li 2007 : 264).
  • [31]
    Par exemple, Diana Allan offre un cadrage autre de la vie des femmes dans les camps en mettant l’accent sur leurs rapports économiques (Allan 2009).
  • [32]
    « Kif al surat ? Helu ? », traduction de l’auteur. Notes d’observation, 29/3/10, Beyrouth.
  • [33]
    « I don’t like to take people in Shatila ; I don’t see what is the interest in visiting these places and I don’t think we should take people in them », traduction de l’auteur. Notes de terrain, 15/4/10, Beyrouth.
  • [34]
    Même si l’origine nationale des employés des ONG palestiniennes n’est pas recensée pour éviter des problèmes pendant les inspections du Ministère du Travail libanais, Suleiman (1997 : 401) observe que la plupart du staff est d’origine palestinienne. Concernant la nationalité des employés de l’UNRWA, Schiff démontre comment la structure interne de cette agence onusienne a toujours été caractérisée par une forte disparité de pouvoir entre les dirigeants expatriés et les réfugiés palestiniens qui constituent la grande majorité du staff (Schiff 1995 : 139).
  • [35]
    Dans ce camp, Alpha opère dans les domaines de la santé et de l’éducation.
  • [36]
    Notes d’observation, 7/10/10, Beyrouth.
  • [37]
    Georges est un ancien militaire d’al-Fatah, le parti les plus puissant de l’OLP, d’une bonne quarantaine d’années. Il occupe deux pièces dans une maison en construction avec sa femme et ses enfants.
  • [38]
    L’armée libanaise empêche aux réfugiés dont les maisons n’ont pas encore été reconstruites d’entrer dans le camp pour des raisons de sécurité.
  • [39]
    Tal el-Zaatar est le plus grand des camps détruits par les milices chrétiennes en 1976, au début de la guerre civile libanaise, qui n’ont pas été reconstruits à la fin des hostilités. Ayant souffert un long siège avant d’être littéralement rasé, ce camp occupe une position centrale dans l’imaginaire collectif des Palestiniens au Liban.
  • [40]
    Notes d’observation, 7/5/10, Baddawi.
  • [41]
    À propos de la marginalité des performances culturelles dans l’étude de l’organisation politique des Palestiniens, voir Stein et Swedenburg (2005 : 5-7). Les ouvrages de Laleh Khalili (2007) et Christine Pirinoli (2009) suggèrent une possible inversion de tendance par rapport à la marginalité précédemment mentionnée.
  • [42]
    Ce manque de pouvoir symbolique apparaît encore plus frappant si on le compare aux capacités mobilisatrices et à la force des récits des organisations des droits de l’Homme dans les Territoires palestiniens occupés (cf. Allen 2009), Cette différence montre la nécessité d’effectuer des comparaisons de l’interaction entre la sphère du politique et les « sociétés civiles » dans ces deux contextes (et au-delà).
  • [43]
    En analysant le gouvernement du camp de Ayn el-Hilwe, Suleiman affirme que : « The diversity of the organizational landscape creates an atmosphere of competition and partisanship, resulting in the absence of a single <referential authority> (marja‘iyya) that can speak for the people of the camp. » (Suleiman 1999 : 76)
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