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Article de revue

Fiction, épistémologie et sciences humaines

Pages 51 à 66

Notes

  • [1]
    Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris : Flammarion, 1983 (1re édition 1962).
  • [2]
    Vincent Debaene, « Ethnographie/fiction », L’Homme, N° 175-176, 2005, p. 224.
  • [3]
    Dans la plupart des réflexions épistémologiques qui ont pris part à ce genre de débat, la notion de fiction et celle de littérature revêtent une fonction analogue, sinon synonymique. Les deux notions renvoient en effet à l’idée que le texte, tout en étant le résultat d’une recherche scientifique, ne reproduit pas directement la réalité, mais que sa matérialité, son style, sa nature symbolique, jouent un rôle constituant dans la construction des connaissances.
  • [4]
    Hayden White, Tropics of Discourse. Essays in Cultural Criticism, Baltimore-London: John Hopkins University Press, 1978, p. 84. En ce qui concerne la dimension littéraire ou fictionnelle de l’histoire, voir Paul Ricœur, Temps et récit I/II/III, Paris: Seuil, 1983/1984/1985; mais aussi Michel De Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris: Gallimard, 1975; Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire : essai d’épistémologie, Paris: Seuil, 1971.
  • [5]
    5 Clifford Geertz, «La description dense: vers une théorie interprétative de la culture», Enquêtes, N° 6, 1998 (1973), pp. 87-88. En ce qui concerne la dimension fictionnelle et littéraire de l’anthropologie, voir James Clifford et George Marcus (Eds), Writing Culture. Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley-Los Angeles: University of California Press, 1986; Ugo Fabietti, «Réalités, fictions et problèmes de comparaison », in Francis Affergan (Éd.), La construction du savoir anthropologique, Paris: PUF, 1999, pp. 67-82. Voir aussi la revue Anthropologie et Société, N° 24, 2004; et la revue L’Homme, N° 175-176, 2005.
  • [6]
    Vincent Debaene, « Ethnographie/fiction… », art. cit., p. 223.
  • [7]
    James Clifford, « Partial Truth », in James Clifford et George Marcus (Eds), Writing Culture…, op. cit., p. 6 (ma traduction). Pour un point de vue qui dénonce une certaine banalisation de la notion de fiction et son assimilation au concept de construction, voir aussi Lorenzo Bonoli, « La dimension fictionnelle dans la constitution des connaissances en sciences humaines », in Andreas Dettwiler et Clairette Karakash (Eds), Mythe et Science, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, 2002 pp. 49-62 ; Jean-Marie Schaeffer, « Quelles vérités pour quelles fictions ? », L’Homme, N° 175-176, 2005, pp. 19-36 ; et Vincent Debaene, « Ethnographie/fiction… », art. cit.
  • [8]
    Jean-Paul Colleyn, « Fiction et fictions en anthropologie », L’Homme, N° 175-176, 2005, p. 155.
  • [9]
    Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ? Paris : Seuil, 1999 ; et « Quelles vérités… », art. cit.
  • [10]
    Jean-Paul Colleyn, « Fiction et… », art. cit., p. 155.
  • [11]
    James Clifford, « Partial Truth… », art. cit., p. 6.
  • [12]
    Clifford Geertz, « La description… », art. cit., pp. 87-88.
  • [13]
    Ibid., p. 88 (traduction modifiée).
  • [14]
    Hayden White, Tropics of…, op. cit., p. 91 (ma traduction).
  • [15]
    Paul Ricœur, Du texte à l’action, Paris : Seuil, 1986, p. 246.
  • [16]
    David Oldman, « Making Aliens : Problems of Description in Science Fiction and Social Science », Theory, Culture and Society, N° 2, 1983, p. 49 (ma traduction).
  • [17]
    Aussi bien Oldman que Dei et Clemente jouent sur les deux acceptions, respectivement, du terme anglais « alien » et du terme italien « alieno », qui signifient à la fois « étranger, autre » et « extraterrestre ».
  • [18]
    Fabio Dei et Pietro Clemente, « I fabbricanti di alieni », in Ugo Fabietti (dir.), Il sapere dell’antropologia, Milano : Mursia, 1993, p. 97 (ma traduction).
  • [19]
    Idem.
  • [20]
    David Oldman, « Making Aliens… », art. cit., p. 63.
  • [21]
    Paul Ricœur, Du texte…, op. cit., p. 247.
  • [22]
    Respectivement Jean-Marie Schaeffer, « Quelles vérités… », art. cit., et Silvana Borutti, « Fiction et construction de l’objet en anthropologie », in Francis Affergan, Silvana Borutti et al. (dir.), Figures de l’humain. Les représentations de l’anthropologie, Paris : Édition de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, 2003, pp. 75-99.
  • [23]
    Silvana Borutti, « Fiction et construction… », art. cit., p. 75.
  • [24]
    Idem.
  • [25]
    Ibid., p. 76.
  • [26]
    Idem.
  • [27]
    Ibid., p. 78.
  • [28]
    Ibid., pp. 88-89.
  • [29]
    Ibid., p. 76.
  • [30]
    Jean-Marie Schaeffer, « Quelles vérités… », art. cit., p. 29.
  • [31]
    Ibid., p. 28.
  • [32]
    Idem.
  • [33]
    Idem.
  • [34]
    Il est intéressant de relever qu’après des années de débats sur les analogies entre texte de fiction et texte scientifique surgit maintenant le problème de pouvoir distinguer ces deux genres de texte dans le nouveau contexte épistémologique. En outre, si, auparavant, la fiction était évoquée pour contraster les positions trop « empiristes », il apparaît nécessaire maintenant de réagir aux risques d’une dérive « idéaliste ».
  • [35]
    Silvana Borutti, « Fiction et construction… », art. cit., p. 79.
  • [36]
    Ibid., p. 87.
  • [37]
    Ibid., p. 86.
  • [38]
    D’où la célèbre « indétermination de la traduction ». Pour les détails de la réflexion de Quine, nous renvoyons à son livre Le mot et la chose, Paris : Flammarion, 1977 (1re édition 1960).
  • [39]
    C’est en ce sens que nous pouvons citer la conception que Jürgen Habermas définit comme « pragmatiste » et qui est présentée dans son ouvrage récent – Vérité et justification, Paris : Gallimard, 2001 (édition originale 1999) – comme une forme de « réalisme après le tournant de la pragmatique linguistique ». Selon Habermas, « d’un point de vue pragmatiste, les ‹ connaissances › résultent du traitement intelligent des désillusions dont on a fait performativement l’expérience » (p. 275).
  • [40]
    Jean-Marie Schaeffer, « Quelles vérités… », art. cit., p. 36.
  • [41]
    Jean Jamin, « Fictions haut régime. Du théâtre vécu au mythe romanesque », L’Homme, N° 175-176, 2005, pp. 165-201.

1Cet article se veut une contribution au débat autour de la notion de fiction et de son rôle cognitif ou épistémologique ; un débat qui, depuis une quarantaine d’années, resurgit régulièrement dans le domaine littéraire et dans les sciences humaines. L’enjeu précis de cette contribution est double : premièrement, il s’agira de resituer historiquement l’intérêt de la notion de fiction pour les débats épistémologiques en sciences humaines, en soulignant, en même temps, une certaine banalisation récente de son emploi, qui tend à la réduire à un simple synonyme de « construction ». Deuxièmement, cette contribution cherchera à relever, au-delà de cette banalisation, certains aspects qui découlent d’une confrontation entre pratiques d’écriture fictionnelles et pratiques d’écriture scientifiques que les réflexions épistémologiques ont encore intérêt à approfondir pour préciser, en particulier, les modalités de construction des connaissances en sciences humaines.

2Au lieu d’aborder de front les questions traditionnelles soulevées par ce débat (la fiction présente-t-elle une portée cognitive ou épistémologique ? Les textes en sciences humaines sont-ils des « fictions » ? etc.), nous privilégierons un regard en surplomb qui nous permettra de relever le rôle que ce débat a joué dans le renouvellement de la conception de la connaissance dans les sciences humaines et dans le domaine littéraire. La notion de fiction a revêtu en effet une fonction de grande importance en tant que catalyseur du changement de conception épistémologique que les sciences humaines ont vécu ces quarante dernières années et qui les a vu passer d’une conception fortement marquée par le paradigme positiviste à une conception d’orientation constructiviste.

De l’intérêt de la notion de fiction pour les sciences humaines

3La notion de fiction se retrouve en effet au centre des réflexions épistémologiques à partir des années 70, au moment où le paradigme positiviste – qui avait jusque-là dominé les positions en sciences humaines – commence à être mis en doute sous la pression du nouveau paradigme constructiviste. Ce changement d’orientation entraîne, parmi d’autres transformations, un changement sensible au niveau de la conception du langage et de son fonctionnement épistémologique : d’une conception qui voyait dans le langage scientifique un instrument neutre et transparent à travers lequel transmettre des représentations adéquates de la réalité, les sciences humaines s’orientent vers une conception du langage, et plus spécifiquement du texte, comme lieu complexe de construction des connaissances.

4Dans ce contexte révolutionnaire (au sens kuhnien [1]), les frontières entre différents genres textuels et différentes pratiques d’écriture ont été revisitées et parfois remises en doute afin de trouver de nouveaux équilibres. Ce travail de révision a été marqué notamment, selon les mots de Vincent Debaene, par la volonté de ne pas rester « dupe des ‹ Grands Partages › (entre science et littérature, entre ethnographie et fiction, entre réel et imaginaire, entre objectif et subjectif, etc.) » et par « le constat enthousiaste d’un ‹ brouillage ›, d’une ‹ hybridation ›, d’une ‹ porosité › des pratiques discursives (ethnographie, récit de soi, fiction, science, littérature, toutes formes dont on s’émerveille qu’elles ‹ communiquent › entre elles après avoir décrété que les frontières qui les séparaient n’étaient pas pertinentes) » [2].

5C’est dans un tel cadre historique qu’il faut resituer les débats qui, à partir des années 70, ont amené de nombreux historiens et anthropologues à évoquer la dimension fictionnelle ou littéraire [3] du texte historique ou du texte anthropologique et qui, parallèlement, ont porté les critiques littéraires à parler des vérités de la fiction et de son rôle cognitivo-épistémologique.

6Dans ce contexte théorique, le recours à la notion de « fiction » ou de « littérature » a permis aux réflexions épistémologiques de mettre l’accent, d’une part, sur la nature construite du savoir dans les sciences humaines, en opposition notamment avec la conception représentative ou reproductive de la connaissance qui découlait des positions positivistes et, d’autre part, sur l’importance du travail d’écriture du chercheur en tant que mise en forme, ou mieux in-formation et trans-formation, des connaissances. C’est dans cette optique que des historiens tels que Hayden White peuvent affirmer que le texte historique est un « literary artefact » [4] ou que des anthropologues comme Clifford Geertz peuvent suggérer que les textes ethnographiques sont des « fictions au sens où ils sont ‹ fabriqués › ou ‹ façonnés » [5].

7Il faut toutefois relever que, de manière générale, le recours à la notion de fiction ou d’artifice littéraire ne vise pas à discréditer le savoir dans ces disciplines. À bien considérer les différentes prises de positions sur le sujet, on s’aperçoit que le terme de fiction – dans ses deux acceptions bien connues, celle qui relève de la feintise et du mensonge et celle qui relève de la construction ou du façonnage – a été utilisé dans un but double : l’acception de feintise a été exploitée de façon polémique pour se démarquer de la conception épistémologique précédente, alors que son acception de construction a permis de décrire les fondements de la conception nouvelle. Autrement dit, en opposition à une conception épistémologique qui défendait l’idée d’une relation directe et représentationnelle entre le texte et la réalité, l’acception de feintise a permis de souligner l’inadéquation d’une telle conception, l’impossibilité d’établir une telle relation et, par conséquent, dans l’optique critiquée, la nature feinte et illusoire des textes produits. Par contre, l’acception de construction intervient pour décrire une nouvelle forme de relation à la réalité, une relation « constructive » qui ne véhicule pas de connotations négatives, mais décrit simplement le fonctionnement de la nouvelle conception de la connaissance.

8Dans cette optique, le rapprochement avec la fiction a permis de mettre en évidence au moins quatre dimensions qui caractérisent le fonctionnement des textes scientifiques dans le cadre d’une épistémologie constructiviste :

  • Premièrement, la dimension proprement constructive des textes scientifiques : l’écriture d’un texte n’est pas une activité passive de récolte de données discrètes présentant une forme préétablie, mais elle se présente comme un travail de construction et de façonnement des données fournies par l’expérience.
  • Deuxièmement, leur dimension interprétative : ce travail de construction correspond à une activité essentiellement interprétative. Il est le résultat d’une négociation entre ce que la réalité offre et ce que le chercheur amène lui-même dans son bagage de connaissances et de préjugés.
  • Troisièmement, leur dimension de partialité aléthique : une telle construction n’aspire pas à proposer une représentation directe, adéquate et unique de l’objet visé, mais plus simplement une image possible et surtout compréhensible de celle-ci. La vérité impliquée dans une telle pratique est une vérité partielle, ouverte à la correction et à la réécriture.
  • Enfin, quatrièmement, leur dimension imaginative. Comme il sera approfondi par la suite, l’activité de construction de connaissance, confrontée avec des données disparates de l’expérience, doit recourir à un travail imaginatif pour pouvoir donner une forme compréhensible à ces données.
À partir de ces dernières considérations, nous pouvons mesurer l’intérêt de recourir à la notion d’« artefact littéraire » ou à la notion de « fiction » pour se démarquer de la conception positiviste du savoir et pour repenser le fonctionnement du texte scientifique à la lumière du nouveau paradigme épistémologique constructiviste. Il paraît en outre intéressant de relever le changement de statut de la notion de fiction, qui devient en quelque sorte une notion englobant les pratiques de construction de représentations, non seulement fictionnelles mais aussi scientifiques. Comme le relève pertinemment Debaene :

9

« La fiction entendue comme construction est une catégorie qui englobe toute production discursive cohérente ; elle ne s’oppose à rien sinon à la (supposée) ‹ naïveté › de l’optique réaliste traditionnelle qui aurait pour défaut de s’ignorer elle-même en postulant un langage transparent. »[6]

10Cependant, aujourd’hui, compte tenu de l’adoption presque généralisée d’une épistémologie d’orientation constructiviste, l’intérêt et la pertinence de convoquer la notion de fiction dans une réflexion épistémologique en sciences humaines semblent s’affaiblir. La force polémique de l’acception de feintise ne paraît plus justifiée et le terme de fiction semble être devenu un simple synonyme de construction. Une telle banalisation du terme avait déjà été relevée en 1986 par l’anthropologue James Clifford :

11

« Appeler les textes ethnographiques ‹ fictions › peut susciter les fureurs des empiristes. Mais le mot, tel qu’il est utilisé communément dans la théorie textuelle récente, a perdu beaucoup de sa connotation de fausseté, de quelque chose de radicalement opposé à la vérité. […] Les écrits ethnographiques peuvent être appelés à proprement parler ‹ fictions › dans le sens de ‹ quelque chose de construit, de façonné › […]. Les chercheurs en sciences sociales sont arrivés récemment à considérer de bons textes ethnographiques comme des ‹ fictions vraies ›, mais, de façon générale, au prix d’affaiblir l’oxymore, en le réduisant à l’affirmation banale que toutes les vérités sont construites. »[7]

12Cette banalisation ne peut que remettre en question la pertinence de l’emploi de la notion de fiction dans les débats épistémologiques contemporains en sciences humaines. N’ayant plus besoin d’adopter une position polémique vis-à-vis d’une conception « ennemie », elle perd en grande partie son intérêt, au point que l’on ne peut éviter de se demander s’il est encore utile de s’y référer : en quoi aujourd’hui la notion de fiction apporte-t-elle quelque chose au débat épistémologique que la notion de construction ne véhicule pas ? Et encore, est-ce que les risques de confusion entre les différents emplois et les différentes valorisations de la notion de fiction ne compromettent pas son apport ?

13Compte tenu de ces considérations, nous sommes de l’avis qu’il serait préférable de revenir à un emploi restreint du terme en rétablissant, si l’on veut, un nouveau « grand partage » entre fiction et science, qui se fonderait évidemment sur des bases épistémologiques nouvelles. Cela nous porterait à éviter de parler de « fiction » pour décrire les productions issues de pratiques scientifiques, en privilégiant par contre le terme de « construction », et à utiliser « fiction » uniquement pour désigner, comme le suggère Jean-Paul Colleyn, son référent « à la fois plus courant, plus restrictif et plus précis » : « un récit d’un événement ou d’une série d’événements inventés, qui n’ont jamais eu lieu dans la réalité » [8] et qui n’ont pas de prétention scientifique ; ou encore, suivant Jean-Marie Schaeffer, de limiter l’emploi du terme à la fiction « artistique » définie à partir de son cadre pragmatique en tant que « feintise ludique partagée » [9].

Fiction et dimension imaginative

14Ceci dit, cette limitation dictée par un « souci de clarté » et « afin de limiter les malentendus » [10] n’empêche pas de continuer les réflexions sur les analogies et les différences entre les pratiques d’écriture fictionnelles et les pratiques d’écriture scientifiques. Elle nous invite au contraire à effectuer une simple confrontation entre des pratiques distinctes dans le but de dégager, par une démarche contrastive, leurs spécificités, sans l’intention de recatégoriser une pratique sous l’étiquette de l’autre.

15Dans cette optique, il nous semble important de poursuivre la confrontation entre ces deux pratiques pour approfondir un aspect qui a été laissé au second plan par rapport au thème de la construction. Cet aspect renvoie au travail imaginatif qui caractérise aussi bien l’écriture fictionnelle que l’écriture scientifique ; un aspect qui demande encore d’être approfondi pour pouvoir compléter le changement de paradigme évoqué vers une épistémologie pleinement constructiviste.

16Déjà James Clifford, en constatant la banalisation de la notion de fiction, avait relevé l’importance de « préserver la signification non uniquement liée au construire mais aussi à l’invention de choses qui ne sont pas proprement réelles » [11], cela pour souligner l’effort imaginatif constitutif de l’écriture ethnographique, qui est appelée à rendre dans des mots et des concepts familiers les caractéristiques de cultures parfois sensiblement éloignées de la nôtre. En ce sens, le rapprochement avec la fiction doit également nous amener à prendre conscience de l’importance – poursuit Clifford Geertz – de l’« acte imaginatif », de la « puissance qu’a l’imagination scientifique de nous mettre en contact avec les vies d’étrangers » [12]. Il s’agit d’insister sur l’habileté de l’auteur qui doit pouvoir « nous éclairer sur ce qui se passe dans ces lieux, et résoudre l’énigme – quel genre d’hommes sont-ils ? – énigme que suscitent inévitablement des actes non familiers prenant forme dans un contexte inconnu » [13].

17Parler ici de travail imaginatif ne porte pas tant sur la référentialité du texte – sur laquelle nous reviendrons – que sur la façon de l’écrire, sur les modalités de production des représentations qu’il véhicule. Le texte ethnographique apparaît ainsi comme le résultat d’un effort imaginatif qui construit une forme médiatrice, à partir de notre langage, qui nous permet de voir l’autre comme ce qui est présenté dans le texte.

18Une réflexion analogue est proposée par Hayden White concernant le discours historiographique. White souligne la nécessité pour l’historien de recourir à un langage figuratif – qui rapproche la pratique d’écriture historique des pratiques littéraires – pour tenter de fournir des représentations intelligibles d’un passé devenu désormais non familier : « Les seuls instruments que l’historien possède pour conférer à ses données une signification, pour rendre familier l’étrange et pour rendre compréhensible le passé mystérieux, sont des techniques de langage figuratif. » [14]

19À ce niveau, le rapprochement entre texte de fiction et texte scientifique peut encore nous apprendre quelque chose en soulignant l’enjeu commun des deux textes qui est bien celui de créer une image, de donner une forme compréhensible et dicible à quelque chose – objet du monde réel ou objet de fantaisie – qui, jusque-là, n’en avait pas. Par conséquent, ce qui rapproche profondément le faire fictionnel du faire scientifique, c’est leur tentative commune de porter au langage quelque chose qui n’a jamais été dit auparavant. Dans un tel exercice, la « suspension de notre créance dans une description antérieure » qui, selon Paul Ricœur, caractérise la liberté de la fiction et, finalement, son pouvoir d’« ouvrir et de déployer de nouvelles dimensions de la réalité » [15], apparaît également comme un élément central de la pratique scientifique, dans la mesure où celle-ci se retrouve régulièrement confrontée à l’absence de descriptions antérieures et à la nécessité d’en imaginer de nouvelles.

20Le travail de l’historien et de l’ethnographe offre des exemples symptomatiques à cet égard. Le premier est constamment aux prises avec un passé dont l’histoire (dans le sens de la narration qui le rend sensé) a été perdue. L’historien est confronté à des restes du passé, des traces, qu’il doit recomposer dans une nouvelle histoire, censée reproduire aujourd’hui ce qui s’est déroulé hier. De son côté, l’ethnographe est aussi mis en présence, pendant sa recherche de terrain, d’une altérité culturelle qui n’a jamais été dite et qui peut être transposée dans un texte qui aspire à la décrire, dans sa langue et pour sa culture, seulement grâce à un travail complexe de traduction et d’interprétation.

21Le rapprochement entre science-fiction et ethnographie, proposé par David Oldman et repris par la suite par les anthropologues Fabio Dei et Pietro Clemente, nous permet de faire un pas de plus dans la compréhension de ce travail de création de formes intelligibles. En comparant les pratiques d’écriture ethnographique et de science-fiction, Oldman relève comment les auteurs respectifs sont concernés par le même problème : arriver à fournir dans leurs textes une représentation d’une « altérité » dans une sorte de « transcendance apparente de leur ethnocentricité » [16]. Fabio Dei et Pietro Clemente précisent l’ambition commune qui rapproche ces pratiques d’écriture et qui consiste en la tentative de « créer des différences ›, de produire une représentation de l’autre (alieno)[17] qui, d’un côté, rend visible et souligne sa diversité et, de l’autre, le rend intelligible à l’intérieur d’un système de références familières » [18].

22Il est évident que la « différence » créée par l’auteur de science-fiction ne répond pas aux mêmes exigences et ne présente pas la même ambition épistémologique que celle recherchée par l’anthropologue ; cependant, d’un point de vue linguistique, l’effort exigé est similaire. Comme le relèvent Dei et Clemente : « Le problème de la description peut alors être formulé dans des termes strictement discursifs : il s’agit de construire une altérité à travers les ressources d’un langage familier. » [19]

23Or cet exercice de « construction de l’altérité » est essentiellement, aussi bien pour l’anthropologue que pour l’auteur de science-fiction, un travail d’exploration et de réaménagement imaginatif de son propre système linguistique. Oldman précise à ce propos :

24

« En effet, quand nous examinons la qualité d’étrangeté (the alien quality) de certains textes de science-fiction, il apparaît qu’une telle qualité n’est atteinte que là où l’écrivain est un poète, en mesure de revitaliser le langage tout en l’utilisant. De cette façon, la réponse conventionnelle du lecteur aux mots et aux phrases est détruite et reconstruite. Prenons par exemple la première phrase du livre de Samuel Delany (1978) qui débute ainsi : ‹ Dispose l’ordonnée et l’abscisse sur le siècle… › (Lay ordinate and abscissa on the century…). Notons de quelle façon les langages du temps et des coordonnées géométriques sont fondus dans une nouvelle combinaison. Ce qui est vraiment autre (alien) est une création poétique. Et cela vaut également pour la description anthropologique. Le problème de l’ethnocentrisme n’est pas tant dans la façon de décrire une autre culture en ayant uniquement accès aux ressources de sa propre culture, que dans la façon dont l’autre culture peut susciter pour l’écrivain des ‹ entorses › (rule-bending) imaginatives et créatives dans l’emploi du langage. »[20]

25Ce qui mérite d’être retenu de cette réflexion, c’est l’idée que la possibilité même de porter au langage une forme d’altérité passe par un travail de création langagière : un travail qui se fonde sur des « entorses imaginatives et créatives dans l’emploi du langage ». Ces entorses jouent également un rôle important dans les pratiques d’écriture scientifiques pour porter au langage quelque chose qui, jusque-là, n’avait jamais été dit et pour faire apparaître l’altérité – culturelle ou historique – à partir d’un langage familier.

26Ces dernières considérations nous permettent de comprendre dans toutes ses implications la célèbre affirmation de Ricœur : « La première manière dont l’homme tente de comprendre et de maîtriser le ‹ divers › du champ pratique est de s’en donner une représentation fictive. » [21] À bien relire cette affirmation, on s’aperçoit qu’elle ne se limite pas à résumer la nature construite et imaginative de tout savoir confronté au « divers du champ pratique ». Elle met également en lumière le statut épistémologiquement ambigu des représentations qui aspirent à porter au langage quelque chose pour la première fois. Par le travail imaginatif qui est à leur origine, de telles représentations portent au langage quelque chose qui n’existait pas jusque-là en tant qu’objet possible d’un savoir, mais qui, justement, acquiert ce statut grâce à un tel travail. On retrouve à ce stade un geste « créateur » qui justifie le parallélisme avec la création fictionnelle, même si, dans le cas du texte scientifique, il ne porte pas tant sur les choses dans leur existence que sur des objets dans leur possibilité de donner lieu à une connaissance. En ce sens, le rapprochement avec la fiction permet de souligner le geste de création ou de colonisation de « terres nouvelles » : d’un côté, on construit des mondes fictionnels, de l’autre, on aménage et on rend intelligibles des mondes réels.

« Tout est fiction » et dérive idéaliste

27Cependant, en mettant l’accent, comme nous l’avons fait jusqu’ici, sur les analogies entre pratiques d’écriture fictionnelles et scientifiques, on court le risque de négliger les spécificités de ces deux genres d’activité et de tomber dans un brouillage des frontières où « tout est fiction » ou – ce qui revient au même – « tout est connaissance » ; ou encore, on risque d’aboutir à une position idéaliste dans laquelle on affirmerait que le chercheur (anthropologue, historien, sociologue, politologue ou autre) crée la réalité qu’il décrit dans son texte de la même manière que l’auteur d’un roman crée son monde fictionnel. Une telle indistinction ne serait pas souhaitable : non seulement elle serait peu intéressante d’un point de vue théorique, mais elle refléterait mal la perception que nous avons et les emplois que nous faisons, dans nos pratiques quotidiennes, des représentations qui découlent de l’une ou de l’autre de ces pratiques d’écriture.

28C’est à de tels risques que Jean-Marie Schaeffer nous rend attentif dans sa critique de la conception de la « fiction » proposée par l’épistémologue italienne Silvana Borutti [22]. Le petit débat suscité par cette critique mérite d’être approfondi parce qu’il permet de préciser, d’une part, les difficultés intrinsèques à l’optique constructiviste et à une généralisation de la notion de fiction et, d’autre part, il nous montrera aussi la voie pour contourner ces problèmes.

29Dans sa conception épistémologique constructiviste – développée dans l’article en question en relation avec la discipline de l’anthropologie – Silvana Borutti voit dans la notion de « fiction » la « catégorie clé de la production de la connaissance dans les sciences humaines » [23]. Dans son emploi du terme, Borutti laisse de côté « le champ sémantique de ‹ feindre-simuler ›, et donc du mensonge et de l’illusion de vérité », pour privilégier le « champ sémantique de ‹ modeler-façonner-construire › (…), et donc de la projection symbolique et formelle (poïétique) d’une réalité » [24]. La notion de fiction permet ainsi à Borutti de préciser sa conception constructiviste en soulignant que :

30

« L’approche épistémologique que nous adoptons refuse une conception de la connaissance comme représentation des objets donnés et envisage plutôt la connaissance comme objectivation, à savoir comme construction imaginative et formelle du contenu – comme une mise en forme (configuration) qui transforme les phénomènes en objets de connaissance. » [25]

31De ce point de vue, la fiction est « le mode fondamental de la connaissance ». Elle n’est pas le lieu d’une copie d’une réalité préétablie, mais celui « de l’efficacité sémantique de la connaissance » [26] qui s’inscrit dans la « capacité typiquement humaine de construire et de façonner le monde perceptif, de lui donner une forme » [27] à travers un travail de « transformation, déplacement analogique, mélange, condensation, synthèse, renversement, contradiction, rapprochement, sélection et oubli » ; en dernier ressort, il s’agit d’un « travail d’invention et de réinvention catégorielle – que les mots de notre langue, en tant que symboles des choses absentes, opèrent sur les choses mêmes » [28]. Cela signifie que les représentations auxquelles nous aboutissons dans nos activités scientifiques sont moins « la copie de ce que nous voyons que la forme qui rend possible le voir » [29].

32Ainsi conçue, la notion de fiction permet à Borutti d’explorer en profondeur les implications épistémologiques d’une position constructiviste et elle parvient à souligner, comme nous l’avons fait auparavant, la nature imaginative qui caractérise le travail de production de représentations dans le cadre des pratiques scientifiques.

33Cependant, cette position constructiviste – probablement en raison de sa radicalité – s’expose à des lectures qui en font une théorie du « tout est fiction », où il ne serait plus possible de distinguer entre pratique scientifique et pratique fictionnelle. C’est en ce sens, nous semble-t-il, que vont justement les reproches formulés par Schaeffer. Si l’on comprend bien les propos de Schaeffer, la conception de Borutti mettrait trop l’accent sur la dimension constructive et inventive de la production des connaissances en confondant les conditions de réussite des pratiques fictionnelles et des pratiques scientifiques. Schaeffer le dit explicitement : « Il me semble qu’elle projette (à tort) les conditions de réussite de la fiction artistique sur le discours anthropologique » [30] et, parallèlement, elle semble dissocier le discours anthropologique « du discours factuel et, plus fondamentalement, du souci de vérité référentielle » [31] :

34

« Car, comme Silvana Borutti le note elle-même, ‹ ce qui est important dans la fiction de l’intrigue n’est pas tant le degré de proximité par rapport à la vérité, que le pouvoir ontologique de la configuration ›. Si le discours anthropologique s’inscrit dans cette logique-là, on voit mal comment il pourrait être autre chose qu’un pourvoyeur de récits vraisemblables qu’il s’agit de classer selon leur pouvoir de ‹ configuration ontologique › plutôt que selon leur adéquation aux situations sociales effectives dont celles-ci nous livrent une représentation. »[32]

35Schaeffer souligne dès lors que cette thèse ne permettrait pas de « comprendre la dynamique discursive de la discipline scientifique de l’anthropologie » [33], l’importance de la récolte d’informations sur le terrain, de la confrontation directe avec des populations étrangères, et des nombreuses polémiques concernant la validité de tel ou tel texte, qui ont animé et animent toujours la discipline. Avec cette critique, Schaeffer met le doigt sur un problème capital qui affecte toute conception constructiviste de la connaissance. Le problème peut se résumer à deux questions : comment éviter de rejoindre une position idéaliste tout en gardant l’idée que les connaissances sont foncièrement construites ? Et jusqu’où peut aller le constructivisme sans en arriver à l’idée d’un sujet connaissant qui crée le monde qu’il étudie et, parallèlement, sans renoncer à l’idée de pouvoir distinguer les pratiques fictionnelles des pratiques scientifiques [34] ? En fait, ce problème hante aussi la conception épistémologique de Borutti. En cela, la critique de Schaeffer présente une certaine pertinence. Toutefois, Schaeffer omet d’analyser et de commenter la voie de sortie que Borutti, elle-même consciente du problème, propose. Elle montre bien que le constructivisme, pour éviter de se dissoudre dans un banal idéalisme, doit constamment penser son activité de construction de représentation en relation avec une expérience de quelque chose qui ne relève pas de son pouvoir de construction. En empruntant une terminologie psychanalytique, Borutti conçoit alors le travail de construction réalisé par les formes symboliques comme « le travail du deuil pour l’absence de l’objet concret : c’est le renoncement à sa présence effective et l’élaboration de son absence à travers la fiction de la forme » [35], ou encore « le traitement formel d’une distance irrémédiable » [36]. Dans cette optique, poursuit Borutti, « envisager la fiction qu’est la connaissance du sens comme la suppléance d’un manque radical d’objet, c’est en même temps évacuer l’idéalisme, comme toute-puissance du sujet et de son langage, qui peut être sous-entendu par la conception de la fiction en tant que construction du monde » [37].

36Le thème du « deuil » introduit en effet dans la conception constructiviste de Borutti une dimension non symbolique qui joue un rôle de garde-fou contre les risques d’une dérive idéaliste. En sortant de sa terminologie, ce thème permet de souligner l’importance de concevoir le travail de construction de représentations dans les sciences humaines comme une réponse à une sollicitation qui nous vient de quelque chose d’extérieur à notre langage, quelque chose dont on fait l’expérience dans notre fréquentation pratique du monde.

37Plus concrètement, le deuil renvoie aux expériences vécues quotidiennement par un historien ou un anthropologue dans la pratique de leurs recherches respectives, lorsqu’ils sont confrontés à des situations ou à des objets surprenants, qui ne se laissent pas comprendre aisément, qui dénoncent l’inadéquation des hypothèses interprétatives qu’ils avaient formulées jusque-là et les obligent à en élaborer de nouvelles. Dans ces situations, le chercheur fait l’expérience – à travers l’échec de ses catégories familières – de l’altérité de l’objet en question, c’est-à-dire de son indépendance vis-à-vis de son langage et vis-à-vis de tout ce qu’il connaissait jusque-là.

38Une telle expérience offre ainsi une sorte d’« assise empirique » au travail de construction des représentations en sciences humaines, une assise empirique conçue comme quelque chose qui ne dépend pas de l’activité symbolique du chercheur, mais qui, suppose-t-on, relève du monde et, de ce fait, permet d’éviter de sombrer corps et biens dans un idéalisme radical.

39Une telle assise est avant tout une expérience négative : elle ne nous dit rien de la chose à l’origine de l’expérience, sinon qu’elle ne se laisse pas réduire aux catégories familières. C’est au fond à une expérience de ce genre que l’on peut ramener le « non familier » évoqué précédemment par Clifford Geertz et par Hayden White. Cette expression renvoie à l’expérience d’une inadéquation des catégories familières vécue, respectivement, dans un séjour prolongé au sein d’une culture étrangère ou dans la fréquentation de documents anciens. Mais une telle expérience ne se limite pas à une pure négativité ; elle sollicite aussi un travail de production de nouvelles représentations en mesure de surmonter les difficultés rencontrées. C’est ici qu’interviennent la « puissance de l’imagination scientifique » (Geertz) ou les « techniques du langage figuratif » pour produire un texte qui puisse rendre compte, dans un langage familier et cohérent, de l’altérité culturelle ou historique rencontrée par le chercheur.

40D’un point de vue épistémologique, cette relation de « réponse à l’expérience d’une négativité » assure la référentialité des représentations produites par le travail imaginatif et permet de concevoir leur valeur scientifique en fonction de leur capacité à surmonter une telle expérience. C’est à ce niveau que le rapprochement entre pratiques fictionnelles et pratiques scientifiques atteint sa limite. En effet, si l’analogie peut porter sur les modalités de construction des représentations, l’ancrage de celles-ci dans une expérience de l’inadéquation des catégories familières détermine une différence irréductible entre représentations fictionnelles et représentations scientifiques.

41Autrement dit, ce serait une erreur de prolonger jusqu’à la question de leur référence et de leur valeur scientifique l’analogie entre science et fiction que nous avons développée jusqu’ici, en la situant au niveau des modalités de construction des représentations. Du point de vue d’une épistémologie constructiviste, il est extrêmement important de ne pas confondre ces trois différences de niveau. Si les conceptions positivistes du langage et de la connaissance nous avaient habitués à penser dans un seul mouvement sens, référence et connaissance, en concevant une relation directe et descriptive entre le langage scientifique et la réalité, le constructivisme nous invite par contre à les séparer. Plus précisément, le constructivisme distingue le travail de construction des représentations de l’établissement de leur référence et de l’évaluation de leur validité épistémologique.

42Si le travail de construction de connaissances se déroule à un niveau essentiellement symbolique et présente de fortes analogies avec le travail de construction d’une fiction (c’est surtout à ce niveau que se situe la pertinence de la conception de la « fiction » en tant que mode de construction des objets de savoir), la portée référentielle et la valeur épistémologique de ces représentations se joue par contre à un niveau non plus simplement symbolique mais également « pratique ». C’est à ce niveau que la référentialité doit être mise en relation avec l’idée d’une réponse ou d’une réaction à l’expérience que l’on peut faire de l’indépendance de la chose réelle, expérience qui a lieu dans la surprise et l’échec de nos catégories familières. C’est également à ce niveau que la validité épistémologique des représentations peut être évaluée en fonction de la possibilité de surmonter la surprise initiale grâce à de nouvelles représentations construites par un travail imaginatif.

43En d’autres termes, la référentialité de la construction imaginative ne se fonde plus sur une relation directe entre le symbole et la réalité – pas plus que sur une relation directe entre une forme symbolique construite et la réalité – mais sur une relation indirecte, qui conçoit la représentation comme une réponse symbolique à une sollicitation issue d’une fréquentation pratique d’une culture étrangère ou d’une série de monuments ou documents anciens ; fréquentation dans laquelle on peut faire l’expérience de l’inadéquation de nos catégories familières. D’autre part, l’évaluation de la valeur épistémologique d’une telle représentation sera conçue en termes d’efficacité pratique – c’est-à-dire en fonction de la possibilité d’interagir sans problème majeur avec les membres d’une culture étrangère ou de dégager une signification cohérente d’une série de documents anciens. Cette efficacité pratique permettra également de distinguer les représentations qui réagissent de façon satisfaisante aux sollicitations reçues du monde réel des représentations qui n’y parviennent pas.

44L’exemple célèbre du lapin-gavagai proposé par Willard Van Orman Quine nous permet de mieux comprendre les implications de cette position. Quine imagine un ethnolinguiste aux prises avec une langue indigène qu’il ne connaît pas. Un jour, un indigène s’écrie : « gavagai ». L’ethnolinguiste, surpris par l’énonciation d’un mot qu’il ne connaît pas, regarde autour de lui. Il voit un lapin qui détale dans la garenne. Après une brève réflexion, il note dans son carnet la traduction provisoire « lapin ». Cependant, comme l’analyse de Quine le montre bien, nous n’avons aucune certitude concernant la signification du mot « gavagai » et son éventuelle correspondance avec notre mot « lapin ». La désignation « gavagai » pourrait désigner bien d’autres choses – « parties non détachées de lapin », ou « phases temporelles de lapin » ou encore une « mouche-de-lapin » qui suit toujours cette espèce de lapin… – sans que nous ayons la possibilité de le vérifier [38]. Mais l’ethnolinguiste peut, par contre, identifier les situations dans lesquelles il est possible d’utiliser l’expression « gavagai » sans susciter des réactions de dissentiment de la part des indigènes. Ce faisant, il peut développer un savoir pratique de la langue étrangère, un savoir où les significations des mots étrangers sont construites en fonction de sa perception de la réalité et à l’intérieur de son propre système symbolique. Ceci signifie que ce savoir pratique se fonde sur une construction imaginative – analogue aux constructions de la fiction – mais dont la validité épistémologique peut être évaluée en fonction de la réussite des actions qu’elle permet d’entreprendre.

Conclusion

45Cette orientation « pragmatique » se présente comme un appendice obligatoire du constructivisme si l’on veut éviter les pièges de l’idéalisme [39]. Elle nous amène ainsi à prendre en considération lemploi que nous pouvons faire des représentations que le travail imaginatif nous offre ou, plus précisément, à prendre en considération le genre dactions que nous pouvons accomplir sur la base de telle ou telle représentation. Une approche de ce type nous permet ainsi d’évaluer la validité épistémologique des représentations et nous fournit par là même une voie pour distinguer une représentation à portée scientifique d’une représentation fictionnelle.

46On ne peut alors que tomber d’accord avec ce que Schaeffer affirme à la fin de son article, lorsqu’il souligne, tout en y arrivant par un chemin différent, que :

47

« Toutes ces considérations mènent à la conclusion que la spécificité de la fiction (artistique) relève sans doute de la dimension pragmatique et non pas, comme le présupposent les approches qui l’étudient en relation avec la vérité, de sa nature sémantique. Ce qui distingue le champ du véridictionnel du champ du fictionnel, c’est qu’on n’y fait pas le même usage des représentations. »[40]

48Cette orientation ouvre alors un nouveau champ de recherche qui peut intéresser aussi bien les sciences humaines que les réflexions sur la fiction. Un champ de recherche qui nous conduirait à nous interroger sur les genres d’actions que telle ou telle représentation rend possibles. Un texte ethnographique, un livre d’histoire, mais aussi un guide de voyage ou une recette de cuisine ouvrent des possibilités d’actions dans le monde (et d’interactions avec d’autres lecteurs) qu’un conte merveilleux, un roman, un texte de science-fiction ne permettent pas.

49Cela nous amènerait à prolonger les réflexions sur les différentes modalités de réception des textes de fiction et des textes scientifiques jusqu’à une anthropologie des lectures, qui porterait son attention sur les comportements, les interactions et les rituels réels suscités et rendus possibles par la lecture de tel ou tel genre de texte. Cette optique nous permettrait de relever une différence importante entre les lectures de textes scientifiques et les lectures de textes de fiction dans la possibilité des premières de se confronter à quelque chose d’extra-textuel qui est censé motiver et valider le texte et qui, par là même, peut déterminer la nécessité d’une correction ou d’une réécriture. Mais parallèlement, cette optique ne pourra pas éviter de prendre aussi en considération les cas limites où des comportements réels de confrontation avec un objet extra-textuel sont motivés par la lecture de texte de fiction. C’est le cas, par exemple, des visites « au cachot de Monte-Cristo » dans le Château d’If ou au « tombeau de Roméo et Juliette à Vérone » que Jean Jamin [41] se propose d’étudier dans son anthropologie de la fiction. Ces cas limites montrent bien la complexité de l’exercice et relèvent l’impossibilité, même au niveau des pratiques, de dresser un nouveau « grand partage » trop rigide.


Date de mise en ligne : 01/06/2007

https://doi.org/10.3917/aco.051.0051

Notes

  • [1]
    Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris : Flammarion, 1983 (1re édition 1962).
  • [2]
    Vincent Debaene, « Ethnographie/fiction », L’Homme, N° 175-176, 2005, p. 224.
  • [3]
    Dans la plupart des réflexions épistémologiques qui ont pris part à ce genre de débat, la notion de fiction et celle de littérature revêtent une fonction analogue, sinon synonymique. Les deux notions renvoient en effet à l’idée que le texte, tout en étant le résultat d’une recherche scientifique, ne reproduit pas directement la réalité, mais que sa matérialité, son style, sa nature symbolique, jouent un rôle constituant dans la construction des connaissances.
  • [4]
    Hayden White, Tropics of Discourse. Essays in Cultural Criticism, Baltimore-London: John Hopkins University Press, 1978, p. 84. En ce qui concerne la dimension littéraire ou fictionnelle de l’histoire, voir Paul Ricœur, Temps et récit I/II/III, Paris: Seuil, 1983/1984/1985; mais aussi Michel De Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris: Gallimard, 1975; Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire : essai d’épistémologie, Paris: Seuil, 1971.
  • [5]
    5 Clifford Geertz, «La description dense: vers une théorie interprétative de la culture», Enquêtes, N° 6, 1998 (1973), pp. 87-88. En ce qui concerne la dimension fictionnelle et littéraire de l’anthropologie, voir James Clifford et George Marcus (Eds), Writing Culture. Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley-Los Angeles: University of California Press, 1986; Ugo Fabietti, «Réalités, fictions et problèmes de comparaison », in Francis Affergan (Éd.), La construction du savoir anthropologique, Paris: PUF, 1999, pp. 67-82. Voir aussi la revue Anthropologie et Société, N° 24, 2004; et la revue L’Homme, N° 175-176, 2005.
  • [6]
    Vincent Debaene, « Ethnographie/fiction… », art. cit., p. 223.
  • [7]
    James Clifford, « Partial Truth », in James Clifford et George Marcus (Eds), Writing Culture…, op. cit., p. 6 (ma traduction). Pour un point de vue qui dénonce une certaine banalisation de la notion de fiction et son assimilation au concept de construction, voir aussi Lorenzo Bonoli, « La dimension fictionnelle dans la constitution des connaissances en sciences humaines », in Andreas Dettwiler et Clairette Karakash (Eds), Mythe et Science, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, 2002 pp. 49-62 ; Jean-Marie Schaeffer, « Quelles vérités pour quelles fictions ? », L’Homme, N° 175-176, 2005, pp. 19-36 ; et Vincent Debaene, « Ethnographie/fiction… », art. cit.
  • [8]
    Jean-Paul Colleyn, « Fiction et fictions en anthropologie », L’Homme, N° 175-176, 2005, p. 155.
  • [9]
    Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ? Paris : Seuil, 1999 ; et « Quelles vérités… », art. cit.
  • [10]
    Jean-Paul Colleyn, « Fiction et… », art. cit., p. 155.
  • [11]
    James Clifford, « Partial Truth… », art. cit., p. 6.
  • [12]
    Clifford Geertz, « La description… », art. cit., pp. 87-88.
  • [13]
    Ibid., p. 88 (traduction modifiée).
  • [14]
    Hayden White, Tropics of…, op. cit., p. 91 (ma traduction).
  • [15]
    Paul Ricœur, Du texte à l’action, Paris : Seuil, 1986, p. 246.
  • [16]
    David Oldman, « Making Aliens : Problems of Description in Science Fiction and Social Science », Theory, Culture and Society, N° 2, 1983, p. 49 (ma traduction).
  • [17]
    Aussi bien Oldman que Dei et Clemente jouent sur les deux acceptions, respectivement, du terme anglais « alien » et du terme italien « alieno », qui signifient à la fois « étranger, autre » et « extraterrestre ».
  • [18]
    Fabio Dei et Pietro Clemente, « I fabbricanti di alieni », in Ugo Fabietti (dir.), Il sapere dell’antropologia, Milano : Mursia, 1993, p. 97 (ma traduction).
  • [19]
    Idem.
  • [20]
    David Oldman, « Making Aliens… », art. cit., p. 63.
  • [21]
    Paul Ricœur, Du texte…, op. cit., p. 247.
  • [22]
    Respectivement Jean-Marie Schaeffer, « Quelles vérités… », art. cit., et Silvana Borutti, « Fiction et construction de l’objet en anthropologie », in Francis Affergan, Silvana Borutti et al. (dir.), Figures de l’humain. Les représentations de l’anthropologie, Paris : Édition de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, 2003, pp. 75-99.
  • [23]
    Silvana Borutti, « Fiction et construction… », art. cit., p. 75.
  • [24]
    Idem.
  • [25]
    Ibid., p. 76.
  • [26]
    Idem.
  • [27]
    Ibid., p. 78.
  • [28]
    Ibid., pp. 88-89.
  • [29]
    Ibid., p. 76.
  • [30]
    Jean-Marie Schaeffer, « Quelles vérités… », art. cit., p. 29.
  • [31]
    Ibid., p. 28.
  • [32]
    Idem.
  • [33]
    Idem.
  • [34]
    Il est intéressant de relever qu’après des années de débats sur les analogies entre texte de fiction et texte scientifique surgit maintenant le problème de pouvoir distinguer ces deux genres de texte dans le nouveau contexte épistémologique. En outre, si, auparavant, la fiction était évoquée pour contraster les positions trop « empiristes », il apparaît nécessaire maintenant de réagir aux risques d’une dérive « idéaliste ».
  • [35]
    Silvana Borutti, « Fiction et construction… », art. cit., p. 79.
  • [36]
    Ibid., p. 87.
  • [37]
    Ibid., p. 86.
  • [38]
    D’où la célèbre « indétermination de la traduction ». Pour les détails de la réflexion de Quine, nous renvoyons à son livre Le mot et la chose, Paris : Flammarion, 1977 (1re édition 1960).
  • [39]
    C’est en ce sens que nous pouvons citer la conception que Jürgen Habermas définit comme « pragmatiste » et qui est présentée dans son ouvrage récent – Vérité et justification, Paris : Gallimard, 2001 (édition originale 1999) – comme une forme de « réalisme après le tournant de la pragmatique linguistique ». Selon Habermas, « d’un point de vue pragmatiste, les ‹ connaissances › résultent du traitement intelligent des désillusions dont on a fait performativement l’expérience » (p. 275).
  • [40]
    Jean-Marie Schaeffer, « Quelles vérités… », art. cit., p. 36.
  • [41]
    Jean Jamin, « Fictions haut régime. Du théâtre vécu au mythe romanesque », L’Homme, N° 175-176, 2005, pp. 165-201.

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