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Article de revue

Crise de foi dans l'industrie chocolatière Suchard : du paternalisme à l'État social (1870-1940)

Pages 90 à 115

Notes

  • [*]
    Cet article est tiré d’un mémoire de licence ès sciences politiques intitulé Entre paternalisme et État social : le cas de la fabrique de chocolat Suchard (1870-1940). Soutenu à l’Université de Lausanne en 2001, ce mémoire a été récompensé par le Prix de l’Association des ancien·ne·s étudiant·e·s de sciences politiques de l’Université de Lausanne (AASPOL) en 2002.
  • [1]
    C’est ainsi qu’est rédigée une publicité pour l’un des chocolats Suchard de la fin du XIXe siècle.
  • [2]
    Signalons, au niveau fédéral, qu’il faut attendre la révision constitutionnelle de 1874 pour que la Confédération soit dotée d’une compétence réglementaire dans ce domaine, traduite par la Loi fédérale sur le travail dans les fabriques du 23 mars 1877. La semaine de travail est ramenée à 65 heures (dimanche en principe chômé), le travail interdit avant 14 ans, et des dispositions relatives au règlement des fabriques introduites. Un corps de fonctionnaires – l’Inspectorat des fabriques – est chargé de contrôler les industries alors que l’application de la loi et des peines est à la charge de l’autorité cantonale (État fédéré). À partir de 1886, ce dispositif est complété dans le canton de Neuchâtel par une série de mesures législatives. Cependant, si les heures de travail sont réglementées, les travailleurs ne bénéficient pas de mesures similaires s’agissant de la maladie et de l’accident de travail.
  • [3]
    Voir François Masnata, Le politique et la liberté. Principes d’anthropologie politique, Paris : L’Harmattan, 1990, pp. 109 ss.
  • [4]
    Pour se convaincre des divergences en la matière, voir Groupe de travail pour l’histoire du mouvement ouvrier, Le mouvement ouvrier suisse. Documents. Situation, organisation et luttes des travailleurs de 1800 à nos jours, Genève : Éditions Adversaires, 1975.
  • [5]
    Sur ce point, voir l’article très complet d’Olivier Schmid : « Une fabrique modèle › : paternalisme et attitudes ouvrières dans une fabrique neuchâteloise de chocolat : Suchard (1870/1930) », Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, Lausanne, N° 15, 1999, pp. 51-69. Sur le paternalisme en Suisse, voir François Jequier, « Fondements éthiques et réalisations pratiques de patrons paternalistes en Suisse romande (XIXe-XXe siècles) » in : Liberalism and Paternalism in the 19th Century, Leuven : University Press, 1990.
  • [6]
    Michel Offerlé, « Pouvoir industriel, délégation étatique et pénétration de l’État. De la ‹ tolérance du gouvernement patriarcal › à l’étatisation au Creusot (1836-1914) », in L’étatisation de la société française, journée d’étude 30 et 31 mai 1996, CERAT, ronéo., 22 p.
  • [7]
    Cette proportion baissera peu à peu, en partie grâce à l’introduction de nouvelles mesures législatives.
  • [8]
    Voir entre autres Jean-François Bergier, Naissance et croissance de la Suisse industrielle, Berne : Francke, 1974, pp. 76-111 et William Rappard, La révolution industrielle et les origines de la protection légale du travail en Suisse, Berne, Stämpfli, 1914.
  • [9]
    André Gueslin, « Le paternalisme revisité en Europe occidentale (seconde moitié du XIXe, début XXe siècle), Genèses, 7, mars 1992, pp. 201-211, (p. 201). Le lecteur pourra également se reporter avec profit à l’article de Gérard Noiriel, « Du patronage au paternalisme. La restructuration des formes de domination de la main-d’œuvre ouvrière dans l’industrie métallurgique française », Le Mouvement social, N° 144, juillet 1988, pp. 17-35. Dans cet article, Noiriel montre que le terme même de paternalisme était utilisé « dans un sens polémique, grâce aux porte-parole du mouvement ouvrier cherchant à discréditer l’action patronale » (p. 19).
  • [10]
    Pour être précis, le développement des industries alimentaires s’effectue durant ce que l’on a coutume d’appeler la Seconde révolution industrielle, où l’on assiste à l’essor de nouveaux secteurs industriels, principalement la sidérurgie et la chimie. On peut y associer l’apparition des grandes banques.
  • [11]
    Nous ne développerons pas cet aspect du paternalisme, qui consiste à promouvoir le produit par la mise en avant des règles de la bonne usine. Sur le sujet, cf. A. F. Berdoz-Fuchs, L’industrie chocolatière au tournant du siècle : parcours illustré à travers sa production publicitaire, Mémoire de licence, Université de Lausanne, 1987.
  • [12]
    René Knuesel et Félix Zurita, Assurances sociales : une sécurité pour qui ? La Loi Forrer et les origines de l’État social en Suisse, Lausanne : Réalités Sociales, p. 41 (citation d’Alexandre Gavard, L’éducation à l’école, 1877).
  • [13]
    Archives de l’État de Neuchâtel, Fonds Suchard, Dossier 2448, « Rapport d’Ami Campiche. Une fabrique modèle, 1894 », p. 10.
  • [14]
    Voir Gérard Dubois, « Quand l’ouvrier préférait le cabaret à l’atelier : le Saint Lundi au XIXe siècle en Suisse », in Jean Batou (et al.), Pour une histoire des gens sans Histoire. Ouvriers, exclu·e·s et rebelles en Suisse XIXe-XXe siècles, Lausanne : Éditions d’En Bas, 1995, p. 69.
  • [15]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2448, « Réponses au questionnaire adressé par Ami Campiche, Inspecteur fédéral des fabriques, du 28 janvier 1908 », p. 5.
  • [16]
    Willy Russ, Carl Russ-Suchard, Neuchâtel : Attinger, 1926, p. 65.
  • [17]
    Marc Vuilleumier, « Un document sur le mouvement syndicaliste de la Suisse romande en 1907 », Revue suisse d’histoire, Vol 20, N° 2, 1969, pp. 870-885, p. 870.
  • [18]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2642 « coupures de presse », Le chocolatier romand : organe des ouvriers syndiqués de l’industrie du chocolat (N° 1, 25 janvier 1908), auteur anonyme.
  • [19]
    Lettre de la direction Suchard au syndicat des ouvriers de l’Industrie du chocolat, 15 mai 1907 citée in La Suisse libérale du 25 mai 1907. AEN, Fonds Suchard, Dossier 2642 « coupures de presse ».
  • [20]
    Charles Naine, in Bulletin officiel des délibérations de la République et Canton de Neuchâtel, années 1907-1908, séance du 22 mai 1907, p. 81.
  • [21]
    Auguste Pettavel, in Bulletin officiel des délibérations de la République et Canton de Neuchâtel, années 1907-1908, séance du 22 mai 1907, p. 84.
  • [22]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2642 « coupures de presse », La Suisse libérale, jeudi 16 mai 1907.
  • [23]
    Feuille d’Avis de Neuchâtel, 27 novembre 1908. AEN, Fonds Suchard, Dossier 2642 « coupures de presse ».
  • [24]
    Alberto Melucci, « Action patronale, pouvoir, organisation. Règlements d’usine et contrôle de la main-d’œuvre au XIXe siècle », Le mouvement social, N° 97, octobre-décembre 1976, pp. 139-159 (p. 156).
  • [25]
    Il n’en est en tout cas plus fait mention. Encore une fois, nous dépendons ici des documents qui ont subsisté.
  • [26]
    Sur cette question, voir deux articles de Marc Vuilleumier : « Le mouvement ouvrier en Suisse pendant et après la Première Guerre mondiale. Bilan historiographique », Le Mouvement social, N° 84, juillet-septembre 1973, pp. 98-126 et « Quelques jalons pour une historiographie du mouvement ouvrier en Suisse », Revue européenne des Sciences sociales, T. XI, N° 29, 1973.
  • [27]
    Marc Vuilleumier, « Le mouvement ouvrier en Suisse pendant et après la Première Guerre mondiale. Bilan historiographique », art. cit., p. 121.
  • [28]
    Il est évident qu’il y a une part de stratégie dans les termes choisis, ceci afin de ne pas déclencher de nouvelles oppositions de la direction.
  • [29]
    Olivier Schmid, art. cit., p. 66.
  • [30]
    Parmi ces revendications, l’art. VI stipule qu’« aucun ouvrier ou ouvrière ne peut être congédié pour la cause d’être syndiqué ». AEN, Fonds Suchard, Dossier 2112 « Syndicat ».
  • [31]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 18 juillet 1920.
  • [32]
    Cf. AEN, Fonds Suchard, Dossier 2440.
  • [33]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2445, « Introduction de la semaine de 48 heures », 1919-1920.
  • [34]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 4 août 1920.
  • [35]
    Par exemple, le 13 septembre 1920, le Comité de direction invite le syndicat à discuter au sujet de la difficile situation financière que traverse l’entreprise. Le procès-verbal est le suivant : « Monsieur Béguin remercie la Maison Suchard pour tout ce qu’elle a fait et fait pour les ouvriers. Il espère qu’une réduction des heures de travail suffira et qu’il ne sera pas nécessaire de renvoyer du monde. » Réponse de Russ-Suchard : « Les événements nous obligent malheureusement de donner la quinzaine à un certain nombre d’ouvriers. » Béguin : « L’industrie va mal chez nous ; à La Chaux-de-Fonds, aux usines Martini, chez les Dubied, partout il y a des renvois. La situation devient sérieuse car si le monde des chômeurs augmente cela amènera sûrement à la révolution. » La menace du président du syndicat Béguin n’effraie pas le Comité de direction. Une fois le représentant du syndicat sorti, la maison Suchard licenciera 28 personnes. AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 13 novembre 1920.
  • [36]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 11 janvier 1921.
  • [37]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 26 novembre 1920. « Résumé de la visite à M. le conseiller d’État Renaud au château de Neuchâtel par Russ-Suchard et Perrot-Suchard. »
  • [38]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 21 mars 1922. Durant cette même séance, il est question d’augmenter les salaires des membres du Comité de direction.
  • [39]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 3 avril 1922, pour les deux citations.
  • [40]
    La Solidarité, 15 avril 1922.
  • [41]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2402/1 « Rapport d’activité » (1927-1937) : programme de l’usine de Serrières pour 1927 (réponse au questionnaire du 20 novembre 1926), p. 5.
  • [42]
    La Solidarité, 2 juin 1928, signé « un tourbier ».
  • [43]
    La Solidarité, 8 février 1930, Paul Béguin.
  • [44]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2289 « Conférence des dirigeants », Procès-verbal de la Conférence plénière du 4 mars 1930 à Serrières.
  • [45]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2289 « Conférence des dirigeants », Procès-verbal de la Conférence plénière du 4 mars 1930 à Serrières.
  • [46]
    Christian de Montlibert, Introduction au raisonnement sociologique, Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, 1995, p. 51.
  • [47]
    « En brisant la maîtrise ouvrière sur les modes opératoires, en substituant aux « secrets » de métier, un travail réduit à la répétition de gestes parcellaires – bref, en assurant l’expropriation du savoir ouvrier et sa confiscation par les directions d’entreprise – le chronomètre est d’abord instrument de domination politique sur le travail. » Benjamin Coriat, L’atelier et le chronomètre. Essai sur le taylorisme, le fordisme et la production de masse, Paris : Bourgois, 1994 (1979), p. 13.
  • [48]
    Philippe Garbani et Jean Schmid, Le syndicalisme suisse. Histoire politique de l’Union syndicale (1880-1980), Lausanne, Éditions d’En Bas, 1980, p. 126.
  • [49]
    Cf. La Solidarité du 21 avril 1928 et Olivier Schmid, art. cit., p. 67.
  • [50]
    Cf. La Solidarité du 22 février 1936.
  • [51]
    « L’institutionnalisation du conflit […] ne signifie nullement sa disparition. Elle n’en modifie que la forme. C’est bien pourquoi le consensus doit être pensé comme un élément de la forme « réussie » (provisoirement) de la coercition. » François Masnata, op. cit., p. 191. Appréhender le phénomène de cette manière permet d’éviter de penser que la domination disparaît, mais également que l’histoire s’arrête.
  • [52]
    Philippe Garbani et Jean Schmid, op. cit., p. 132.
  • [53]
    Alberto Melucci, art. cit., p. 142.
  • [54]
    Benjamin Coriat, op. cit., p. 155 (souligné par l’auteur).
  • [55]
    Olivier Schmid, art. cit., p. 69.
  • [56]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 18 juillet 1922 au 21 janvier 1924 », séance du 6 octobre 1922.
  • [57]
    AEN, Fonds Suchard, « Classeur 125e anniversaire », communication de W. Russ-Young (oct. 1921), (souligné par l’auteur).
  • [58]
    Maurice Godelier, L’idéel et le matériel, Paris : Fayard, 1984, p. 25 (souligné par l’auteur).
  • [59]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 4628 « Conseil d’administration. Séances du 11 juillet 1923 au 8 septembre 1926, vol. II) », Rapport du Conseil d’administration au 31 décembre 1925, 15 février 1926 (signé James de Reynier et Alfred Betrix), p. 10.
  • [60]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 4629 « Rapports 1926-1930 ».
  • [61]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 1395 « Rapport de gestion », Procès-verbal de la Conférence entre une délégation du Conseil d’administration et la Direction de l’Usine de Serrières, 26 octobre 1928, p. 3 et pp. 5-6.
  • [62]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 18 juillet 1922 au 21 janvier 1924 », séance du 14 août 1923.
  • [63]
    Cf. AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 26 novembre 1920.
  • [64]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 1er février 1922.
  • [65]
    Cf. Marc Perrenoud, « Entre la charité et la révolution. Les comités de chômeurs face aux politiques de lutte contre le chômage dans le canton de Neuchâtel lors de la crise des années 1930 » in Jean Batou (et al.), op. cit., pp. 111-112.
  • [66]
    Ibid., p. 112.
  • [67]
    Notre propos n’est pas de prêter une rationalité de fait aux actes des agents étatiques, mais plutôt de souligner la transformation des modes de légitimation de la domination étatique. Nous gardons toutefois à l’esprit la remarque de Norbert Elias sur ce phénomène : « En ce qui concerne les appareils administratifs, la bureaucratie, il n’est peut-être pas faux de dire – et Max Weber semblait le penser – que leur structure et le comportement des bureaucrates eux-mêmes sont devenus plus rationnels, si l’on songe à ce qu’ils étaient aux siècles précédents ; mais il ne convient guère de dire – comme Max Weber l’a effectivement formulé – que la forme contemporaine est une forme d’organisation rationnelle, et que le comportement des bureaucrates est un comportement rationnel ». Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ? Paris : L’Aube, 1991, pp. 30-31.
  • [68]
    Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris : Seuil, 1997, p. 147.
  • [69]
    Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris : Fayard, 1995, p. 269.
  • [70]
    Jacques Donzelot, L’invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Paris : Seuil, 1994 (1984), pp. 147-148.
  • [71]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2448, « Rapport d’Ami Campiche. Une fabrique modèle, 1894. »
  • [72]
    Ami Campiche le déplore en 1905 dans son rapport, ne pouvant que constater « une situation excessivement grave ». AEN, Fonds Suchard, Dossier 2445, « Rapport des inspecteurs fédéraux des fabriques et des mines : Années 1904 et 1905, Aarau, 1906 (Ami Campiche) », pp. 162-163.
  • [73]
    « Les ouvriers doivent aussi travailler à se grouper toujours plus sérieusement. Espérons que dans toutes les industries les travailleurs finiront par comprendre l’urgence absolue qu’il y a pour eux à se syndiquer, attendu que la libre concurrence que se font entre eux les ouvriers conduit inévitablement à l’avilissement des salaires. » AEN, Fonds Suchard, Dossier 2445, « Rapport des inspecteurs fédéraux des fabriques et des mines : Années 1904 et 1905, Aarau, 1906 (Ami Campiche) », p. 107.
  • [74]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : Séances du 18 juillet 1922 au 21 janvier 1924 », séance du 14 janvier 1924.
  • [75]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2489, « Observations sur le projet de la nouvelle loi concernant le travail dans les fabriques, 16 novembre 1907, W. Russ-Young ».
  • [76]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2489, « Notes sur la Loi fédérale concernant le travail dans les fabriques. Projet revu de l’Inspectorat fédéral des fabriques. Notes de Carl Russ-Suchard, 19 novembre 1907 », pp. 1-2.
  • [77]
    Jacques Donzelot, op. cit., p. 151.

1L’industrie chocolatière, qui se développe durant le dernier quart du XIXe siècle, connaît un essor considérable en Suisse dans les décennies suivantes. D’un produit de luxe, dont beaucoup se méfient, le chocolat serait devenu, à en croire ceux qui en vivent, « l’aliment essentiel à toutes les classes de la société » [1]. Parmi ces industries, Suchard restera durant longtemps en tête de la branche, occupant à elle seule vers la fin du XIXe siècle la moitié de la main-d’œuvre du secteur. Pour faire face à ce flot croissant de travailleurs, et devant la faiblesse des mesures étatiques de protection [2], sont mises en place plusieurs institutions « paternalistes », censées apporter confort aux ouvriers et ouvrières, et bonne entente au sein de la fabrique tout entière, désarmant de la sorte les conflits de classe et promouvant de même les produits de l’entreprise.

2Si ces institutions semblent pour un temps en mesure de contrer les effets de la marchandisation du travail, elles sont dès la fin du XIXe siècle concurrencées par l’emprise croissante de l’État dans la prise en charge des interrelations sociales. Envisagés en tant que médiations du politique, c’est-à-dire comme formes que peut prendre historiquement la nécessité pour les acteurs sociaux de gérer les dimensions contraignantes de l’existence (parmi lesquelles l’organisation et la légitimation de la vie en groupe) [3], le paternalisme et l’État (social) en représentent deux réponses historiques possibles. Notre propos sera dès lors d’analyser dans le cas Suchard le passage d’une forme hégémonique de la contrainte (le paternalisme) à une autre (l’État social). Autrement dit, ces deux médiations peuvent exister simultanément de manière concurrente, mais sans jouir de la même légitimité.

3Nous postulons que la transformation des formes hégémoniques de la contrainte est le produit croisé de quatre grands facteurs que nous développerons ci-après : les luttes ouvrières, la transformation du procès de travail, la redéfinition par les ouvriers et les dirigeants des institutions patronales à la mort de Carl Russ-Suchard, principal instigateur de la politique paternaliste et, enfin, l’entrée en scène de l’État dans la réglementation des industries par l’entremise de l’Inspectorat des fabriques.

4Dans cette perspective, le développement de l’État social ne s’est pas fait uniquement « d’en haut », sous la pression des acteurs de la bourgeoisie visant à freiner la contestation des mouvements ouvriers. Pourtant, il ne s’agit pas d’adopter non plus son pendant, une histoire par le bas, sauf à soutenir que les mouvements ouvriers étaient tous en faveur d’un développement de l’État en général, et d’un État social en particulier, ce qui reviendrait finalement à avaliser la reconstruction idéalisée des mouvements ouvriers institutionnalisés [4]. Par contre, par les actions hétéroclites des groupements ouvriers, les pressions en vue d’une amélioration des conditions de vie ont sans nul doute favorisé l’émergence d’une réflexion sur l’opportunité d’un renforcement des mesures sociales étatiques. S’intéresser à l’entreprise Suchard sur une cinquantaine d’années permet également de montrer la transformation du procès de travail, de même que la redéfinition des critères de productivité. Enfin, prendre en compte l’implantation progressive des agents étatiques au cœur de la fabrique ne doit pas être pensé uniquement sur le plan de l’efficacité des contrôles effectués, mais surtout en termes de généralisation d’une pratique qui, bien qu’elle reste structurellement orientée vers la défense des industriels, introduit au sein de l’entreprise une limitation de l’arbitraire patronal.

5Notre propos est donc moins d’apporter de nouvelles pièces à la connaissance historiographique de l’entreprise Suchard [5] que de montrer, sur la base d’un cas particulier, un mouvement plus général de développement de l’État social. Avant de détailler les quatre axes évoqués plus haut, nous commencerons par présenter brièvement l’essor de l’entreprise et les principales mesures paternalistes qui encadrent la vie ouvrière au tournant du siècle passé.

La naissance d’une industrie chocolatière

6Les débuts de la Maison Suchard sont modestes. Philippe Suchard ouvre une confiserie à Neuchâtel en 1826, louant l’année suivante un moulin à Serrières pour y effectuer la fabrication du chocolat. Il gère seul son exploitation jusqu’en 1855, date à laquelle il y associe son fils, également prénommé Philippe. Sous l’impulsion de ce dernier, et lors de ce que l’on a coutume d’appeler la « seconde révolution industrielle », la Maison Suchard va croître rapidement, ouvrant de nombreux centres de production dans divers pays européens (pour contrer les tendances protectionnistes). Ce développement est en outre appuyé par Carl Russ, Prussien entré dans la « Maison » comme voyageur de commerce, et qui scelle par son mariage avec la fille cadette de Philippe Suchard père, en 1868, le début d’une longue association commerciale. C’est lui qui, à la mort du « Père Suchard » en 1884 (le fils décède en 1883), prendra les rênes de l’entreprise jusqu’en 1919.

7La petite exploitation, qui emploie en 1860 dix-huit ouvriers, va considérablement se développer, si bien qu’en 1905 on compte plus de neuf cents personnes travaillant à Serrières. L’industrie chocolatière jouit en effet, à la fin du XIXe siècle, d’une position de poids dans le canton de Neuchâtel, à côté des industries horlogères de taille souvent plus modeste. Toutefois, on ne peut comparer cette situation avec d’autres exemples historiques de concentration industrielle. Dans le cas du Creusot par exemple, Michel Offerlé a montré, en se penchant sur la dynastie Schneider, la recomposition des rapports entre pouvoir politique et pouvoir économique. Après une longue période de monopole des postes électifs assortie d’une bureaucratie d’entreprise présente dans le domaine « public », les Schneider sont progressivement concurrencés par un personnel politique et administratif républicain [6]. Certes, la Maison Suchard possède sa cité ouvrière, et les relations avec les agents étatiques et le personnel politique, nous le verrons, se déroulent souvent sous les meilleurs auspices. Cependant, l’établissement des ouvriers sur le lieu de production n’est pas garanti, récompensant plutôt les meilleurs éléments, et Carl Russ-Suchard ne fera qu’un court passage au Conseil communal de Neuchâtel, avant que celui-ci ne soit interdit aux étrangers. C’est donc d’une organisation industrielle particulière qu’il s’agira ici de traiter, forme tardive de paternalisme qui se développe en marge de l’industrie lourde, et qu’il convient d’interroger avant d’en analyser les remises en cause.

Les ouvriers chocolatiers dans le moule du paternalisme

8Sur toute la période étudiée, la composition du personnel de la Maison Suchard est marquée par une forte représentation des ouvrières et des travailleurs hommes et femmes de moins de 18 ans [7]. Ces derniers permettent à la Maison Suchard une meilleure gestion de la main-d’œuvre, plus flexible, facilement remplaçable et licenciable. Toutefois, à côté de ces travailleurs « aux pièces », une partie des ouvriers ont des tâches nécessitant une formation plus longue et approfondie. C’est à ces derniers – hommes et femmes – que sont destinées les mesures paternalistes.

9Les difficultés engendrées par le passage du travail aux champs ou à domicile, travail proto-industriel, au travail en fabrique sont désormais bien connues [8]. La médiation paternaliste consiste en une réponse possible à cette transformation du rapport au travail. Elle est basée sur un nouveau mode de recrutement fondé sur la promotion d’avantages sursalariaux (cité ouvrière, dispositifs éducatifs et médicaux, etc.). Autrement dit, le paternalisme « naît dans la sphère du travail mais vise à intégrer, donc à protéger l’homme avant, pendant et après, à l’échelle de la journée, de l’année, de la vie. Vu ainsi, c’est un système de production et de reproduction de la main-d’œuvre » [9]. Nous définirons donc le paternalisme comme une médiation possible de contrôle et de recrutement de la main-d’œuvre qui répond aux transformations économiques et sociales liées à la Révolution industrielle [10] et qui, par le biais de mesures sursalariales, fidélise l’employé à l’employeur.

10Concrètement, la politique paternaliste de la Maison Suchard englobe les points suivants : l’hygiène, la promotion de la morale bourgeoise (avec en tête d’affiche la glorification de la famille), la lutte contre l’alcoolisme, l’accession à la propriété et l’épargne. Ces mesures concourent à la formation, la socialisation au travail et à la disciplinarisation des travailleurs de l’entreprise. Elles sont publicisées à l’intérieur de la fabrique, mais également largement valorisées dans les discours publicitaires sur le produit [11] et lors des excursions des ouvriers et patrons de l’entreprise où est glorifié l’apaisement des tensions sociales.

11Au niveau de l’hygiène et des soins médicaux, une assurance maladie et accident est mise en place à l’occasion du cinquantenaire de la Maison. Un dispensaire est ouvert en 1881. À côté des soins médicaux, les maladies et autres « dégénérescences » sont combattues par la promotion d’une bonne hygiène. Des bains sont installés en 1883 et l’usage qu’en font les ouvriers est contrôlé. Plus qu’un droit, les soins corporels sont des devoirs qui participent de la promotion de la rigueur morale de l’ouvrier en même temps qu’ils représentent un cachet de qualité pour l’entreprise. Ainsi, « l’hygiène ‹ entraîne avec elle, dans tout le domaine domestique, des habitudes d’ordre et de rangement › nécessaires pour discipliner et façonner une force de travail ayant encore des habitudes rurales et des rythmes de travail inadaptés aux nécessités d’une production réglementée et intensive » [12].

12De même, on peut isoler deux mesures principales concourant à la bonne santé des mœurs. D’une part, un relèvement moral par l’éducation, qui doit détourner les ouvriers et ouvrières des thèses socialistes. En plus de l’école et des conférences organisées, une salle de lecture est mise à disposition du public. Les ouvriers et ouvrières « trouvent là, écrit l’inspecteur fédéral des fabriques Ami Campiche, des livres et des journaux et revues en assez grande abondance, et assez variés pour leur donner le goût d’une lecture instructive et morale, et les détourner de la littérature corruptrice malheureusement si répandue dans les centres ouvriers » [13]. Ce qu’il faut souligner ici, ce n’est pas tant le fait que la Maison Suchard s’arroge le droit à la formation, à la possibilité de mettre en avant un certain nombre de valeurs qui la servent, mais plutôt que le système scolaire mis en place par Suchard participe à l’idée d’un groupe inférieur qu’il convient d’éduquer et, partant, d’encadrer.

13D’autre part, tout se passe comme si l’on cherchait à transposer l’idéal de la famille bourgeoise à l’univers ouvrier, à la fois par des mesures destinées à faciliter l’accession au mariage pour les ouvriers et ouvrières, et par des contrôles effectués avec l’appui de « dames visitantes » pour s’assurer des critères de bonne moralité des familles. Si la famille est valorisée et que la promotion de ce modèle est effectuée avec ardeur par la Maison Suchard, c’est aussi parce son image est applicable à l’entreprise tout entière, renvoyant ici à une conceptualisation de l’ouvrier qui est, moralement, au stade de l’enfance, et que le bon père, le patron, se doit de prendre sous son aile. Veiller sur l’ouvrier par le biais d’institutions passe encore par la limitation de la consommation d’alcool. La peur de ce « fléau » qui, à la fois, rend l’ouvrier improductif et lui fait dilapider son salaire, conduit la direction à mettre en place une cuisine populaire où l’on ne peut consommer que peu de vin et uniquement en mangeant. La crainte du « Saint Lundi » fait également adopter à la direction la distribution du salaire le mercredi [14], et ce afin d’éviter les absences qui nuiraient à la bonne marche de l’usine.

14Dans le domaine de l’épargne, des dispositions sont prises par la direction pour que l’ouvrier apprenne à gérer un petit pécule financier, la direction tirant trois avantages de ces pratiques.

15D’abord, l’ouvrier qui a placé son argent dans l’entreprise est lié à cette dernière en ce qui concerne la bonne marche des affaires. Ensuite, l’entreprise dispose de liquidités importantes pour son développement, la gestion des fonds étant assurée par celle-ci. Enfin, ce type d’allocations favorise l’embauche de jeunes ouvriers susceptibles d’échapper à l’industrie chocolatière s’ils parvenaient à choisir d’autres métiers. Les mesures sursalariales sont un puissant aimant pour les enfants d’ouvriers, qui perpétuent, en restant dans l’entreprise, l’idée de grande famille.

16L’apprentissage de l’épargne et de la gestion est encore encouragé par la participation des meilleurs éléments au fonctionnement de la Société de consommation (chargée de proposer à ses adhérents des denrées alimentaires à des prix préférentiels) et par l’accession momentanée aux biens immobiliers de la cité ouvrière.

17« Tout un petit village composé de 18 maisons ouvrières, plus la Cuisine populaire ont été érigées au bord du lac dans de bonnes conditions hygiéniques ; l’air et le soleil y arrivent à profusion » [15]. Au-delà de cette description idyllique de la cité ouvrière fondée en 1887, trois éléments méritent ici d’être dégagés. Premièrement, nous retrouvons là une mesure sursalariale visant à fidéliser et à fixer la main-d’œuvre. Deuxièmement, accéder à une de ces maisons demande un apprentissage, le but étant que l’ouvrier gère un bien immobilier, avec tout ce que cela comporte. Les locataires de ces maisonnettes doivent ainsi contracter une assurance sur leur mobilier. Le contrôle est assuré par la direction de la Maison Suchard, qui vérifie que les ouvriers soient de bons gestionnaires. Accéder à la propriété, c’est encore montrer qu’une ascension sociale est possible, que l’on peut être un ouvrier digne et un locataire capable de gérer un patrimoine. Vivre dans une maison de la cité est le symbole de la réussite sociale des bons éléments ouvriers, dût-elle se réduire à un temps seulement.

18Enfin, la cité ouvrière permet l’isolement de l’ouvrier hors des influences néfastes de la ville, en le tenant notamment à l’écart des lieux de sociabilité où pourrait se développer une contestation du modèle de la bonne usine, principalement sous les traits socialistes.

Déliquescence paternaliste et transition douce à l’État social

19

« C’est ainsi que l’entreprise vécut et prospéra dans une confiance mutuelle inébranlable. La meilleure preuve en est que pendant les cent années de son existence, la Maison Suchard n’a jamais eu aucun conflit du travail et que tout ce qui touche aux salaires, à la durée du travail ou au traitement du personnel a toujours été réglé à l’amiable. »[16]

20Si nous nous en tenions au témoignage écrit en 1926 par Willy Russ, fils de Carl, notre analyse pourrait s’arrêter là. Selon ce dernier, les institutions de la Maison Suchard ont toujours été bien accueillies par les ouvriers, évitant tout conflit, au contraire de ce qui se passait parfois dans d’autres industries. Au-delà de ce portrait filial admiratif, qu’en est-il exactement ?

Réactions ouvrières à la politique paternaliste de la Maison Suchard

21La politique paternaliste limitant, dans un premier temps, les revendications ouvrières, perd rapidement de sa superbe, notamment lors des crises économiques de 1904-1908 et plus encore lors des années 1920. Le 29 août 1872 déjà, un groupe d’ouvrières et d’ouvriers envoie une (respectueuse) pétition à Philippe Suchard père pour que ce dernier leur accorde une augmentation de salaire. L’affaire est vite arrangée, et cela grâce notamment au chef de la police de Serrières qui, dans une lettre adressée à Philippe Suchard père, l’assure du maintien de l’ordre en cas de débordements ouvriers.

Première tentative de syndicalisation (1907-1908)

22Cependant, les lézardes dans la façade de l’usine modèle apparaissent, à en croire les documents, surtout au début du XXe siècle lorsque, en période de crise économique, le syndicalisme romand connaît une nouvelle dynamique. « Mécontents de la politique des partis socialistes de leurs cantons, écrit Marc Vuilleumier, les syndicats, ou tout au moins la plupart d’entre eux, penchent de plus en plus vers l’antiparlementarisme ; au bulletin de vote, à la collaboration avec le Parti, ils opposent l’action directe extraparlementaire, menée sur le lieu même du travail » [17].

23Cette tendance se traduit, dans le cas Suchard, par la première tentative de syndicalisation. L’Union ouvrière organise une conférence en avril 1907, suite à laquelle cinq ouvriers fondent une organisation syndicale dans le bastion Suchard. En janvier 1908, l’organe de presse du syndicat rappelle de manière quelque peu romancée sa constitution :

24

« Quelques jours après [la conférence], cette société était fondée ; elle portait le nom de ‹ Société des amis des courses pour buts d’excursions géographiques ›. Mais ce n’était là évidemment qu’un nom de guerre, car la pensée des initiateurs était bien d’arriver au syndicat sans effrayer personne, et c’est ce qui eut lieu, la suite le prouva. »[18]

25Face à cette tentative d’organisation syndicale, la direction réagit très vivement en congédiant les ouvriers promouvant le syndicat. Neuf ouvriers sont ainsi renvoyés au cours de l’année. Le syndicat tente vainement de faire réintégrer les ouvriers licenciés, notamment par l’envoi de lettres. Les réponses de la Maison Suchard sont sans équivoque. Ne reconnaissant aucune légitimité au syndicat, la direction écrit :

26

« Nous n’avons pas jugé convenable de permettre de pareilles manœuvres basées sur une fausseté évidente et nous avons dû congédier encore six ouvriers en leur bonifiant la quinzaine à venir. […] Il nous est impossible de tolérer des éléments de discorde dans nos établissements, où jusqu’ici a toujours régné une bonne entente, basée sur une confiance réciproque. En terminant et pour éviter tout malentendu, nous vous répétons, Messieurs, que nous continuerons à traiter avec nos ouvriers seuls tout ce qui nous intéresse réciproquement. »[19]

27La tentative de publiciser l’événement n’y changera rien. Lors des débats parlementaires du 21 mai, une interpellation socialiste s’en fait l’écho : « La Constitution est violée : nous demandons au gouvernement de la faire respecter. […] Quelles mesures [le Conseil d’État] compte-t-il prendre pour assurer le respect du droit d’association, méconnu par de puissants personnages ? » [20] Le conseiller d’État radical Pettavel (chef du Département de l’intérieur) reprend, dans sa réponse, les arguments d’abus de confiance fournis par la direction Suchard. Il précise encore dans son argumentation :

28

« D’ailleurs, si les choses s’étaient passées différemment, et si des ouvriers avaient été renvoyés uniquement parce qu’ils faisaient partie du syndicat, il n’y aurait pas eu là matière à une intervention du gouvernement. Constitution et lois en main, nous ne pourrions obliger un patron à reprendre à son service des ouvriers dont il ne veut pas. »[21]

29Cette réponse va provoquer une réplique cinglante du socialiste Charles Naine, mais l’interpellation sera liquidée sans suite. Les renvois se poursuivront, selon la direction pour parer à la situation rendue difficile pour cause de pénurie de sucre.

30Cette déliquescence du syndicat est en outre accélérée par une habile manœuvre de Carl Russ-Suchard. La direction crée en mai 1907 une Commission ouvrière, élue à bulletin secret par le personnel et chargée de présenter diverses « propositions » que la direction a tout loisir d’examiner. L’objectif est d’éviter une ingérence étrangère à l’entreprise, ainsi qu’une « politisation » des débats. Dans la Suisse libérale, organe de presse des « conservateurs », cette décision est saluée positivement : « Il faut sans doute conclure de tout cela que la fabrique Suchard n’entend pas avoir à discuter avec un syndicat rouge poursuivant un but politique, mais qu’elle est prête à examiner avec les représentants de son propre personnel les questions de salaire et autres semblables » [22].

31Face à cette manœuvre de Carl Russ-Suchard, les ouvriers nouvellement syndiqués ne manqueront pas de s’indigner, dénonçant entre autres le fait que cette commission soit présidée par un certain Vioget, qui n’est autre que le chef contremaître de la fabrique.

32Néanmoins, cette mesure eut un effet heureux pour la direction : elle accentua les dissensions parmi les travailleurs et empêcha certainement, par cette exacerbation des luttes entre ouvriers, la constitution d’un front plus large et plus unifié face à la direction Suchard.

33La lutte pour la représentation légitime des ouvriers de Serrières tourne donc à l’avantage de la vision d’entente cordiale promue par Carl Russ-Suchard. Tant et si bien que quelques mois plus tard, les journaux ne mentionnent plus d’événements liés au syndicat, mais diffusent à nouveau un discours beaucoup plus familier :

34

« Salle de lecture pour ouvriers : les habitués de cette institution ont eu hier soir une bonne fortune : pendant environ une heure et demie, ils ont entendu une causerie, extrêmement intéressante, de M. C. Russ, sur un voyage en Norvège et en Suède, accompagnée d’une série unique de projections, se terminant par des scènes de la chasse à la baleine. »[23]

35Reste que, au-delà de la tentative avortée de syndicalisation, la contestation face aux mesures paternalistes s’organise. Si l’on en croit Alberto Melucci, « le paternalisme tente d’intégrer les subordonnés aux objectifs patronaux, mais en même temps, il est obligé de donner des espaces dans lesquels la revendication ouvrière puisse s’implanter » [24]. Les années 1907-1908 en représentent une manifestation virulente, même si elle se solde finalement par un échec. Ce n’est que plus tard, en 1919 précisément, que le syndicat est créé.

Les années de guerre et la seconde tentative de création du syndicat

36Il semble qu’au cours des années qui suivent, et durant la Première Guerre mondiale, la contestation ouvrière liée à la fabrique Suchard s’estompe, ou tout au moins qu’elle ne prend pas la forme d’une organisation ouvrière [25]. Au niveau helvétique cependant, la détérioration des conditions de vie des ouvrières et ouvriers se fait sentir fortement durant les années de guerre, favorisant un regain revendicatif des travailleurs [26].

37C’est dans cette « atmosphère de mécontentement persistant » [27], accentué par certaines mesures prises par la direction Suchard relatives à la question des salaires lors du passage à la semaine de quarante-huit heures, que sera finalement créé le 12 septembre 1919 le Syndicat des ouvriers et ouvrières de l’industrie du chocolat, Neuchâtel-Serrières. Ce syndicat est une section de la Fédération suisse des ouvriers de commerce, transports et alimentation (FSCOTA, future FCTA, membre de l’Union syndicale suisse).

38Le fait que, dans ses statuts, le syndicat partage une partie des objectifs de la Maison Suchard [28] ne semble pas pour autant faciliter sa reconnaissance par la direction. Selon Olivier Schmid, le syndicat ne sera jusqu’à la mort de Carl Russ-Suchard « qu’une sorte de commission ouvrière sans pouvoir » [29]. Ainsi, la première mesure d’envergure du syndicat, qui consiste à proposer, en juillet 1920, un projet d’augmentation des salaires et de reconnaissance d’un droit aux vacances, de même qu’une série de revendications ponctuelles, n’est qu’en partie couronnée de succès [30]. Discutée en Comité de direction par la Maison Suchard, la revendication syndicale est commentée ainsi : « Ne pouvant entrer dans les vues du syndicat, le Comité reconnaît cependant qu’il faudrait faire quelque chose pour le personnel ouvrier et propose une augmentation générale de 10 centimes par heure depuis le 1er juillet » [31]. L’annonce de l’augmentation est, en outre, effectuée de concert avec l’annonce de l’instauration d’une retraite ouvrière, étudiée depuis 1919 par la direction [32], rendant ainsi difficile le maintien d’une posture revendicative. La mécanique paternaliste tourne ici à plein régime.

39Il est frappant de constater, au vu des documents d’archives, que le syndicat n’a, jusqu’à la fin des années 1920, qu’une très faible légitimité. Certes, des améliorations sont obtenues, à l’instar de celle citée précédemment. De même, la tension créée par l’instauration du syndicat est palpable, et paraît à ses débuts capable de remettre en cause la toute-puissance patronale. Dans un questionnaire envoyé par la direction aux chefs d’atelier concernant l’introduction de la semaine de quarante-huit heures, ces derniers se plaignent des « quelques exaltés qui prétendent vous imposer toutes leurs décisions prises au syndicat », regrettant que « depuis l’existence du syndicat, les ouvrières ont une conscience souvent exagérée de leur force et nous le font volontiers sentir » [33].

40Toutefois, les premiers moments d’euphorie retombés, les membres du syndicat sont bien forcés de constater la faiblesse de leur marge de manœuvre. Nous l’avons mentionné, Carl Russ-Suchard ne tolère pas le syndicat, et n’acceptera jamais d’entrer en matière avec le secrétaire ouvrier Aragno. Par exemple, quatre ouvriers sont convoqués en été 1920 pour avoir fait part de leurs griefs directement au syndicat sans en faire mention à la direction :

41

« Il est décidé de faire comparaître devant le comité de Direction les 4 ouvriers qui ont donné lieu à la réclamation du syndicat ouvrier. On ne comprend pas pourquoi, au lieu de suivre la filière régulière, en passant par leurs chefs d’ateliers et contremaître, ils se sont adressés directement au Syndicat. »[34]

42Nous avons en outre pu remarquer que certains représentants du syndicat de Serrières sont parfois invités à participer au Comité (mais jamais le secrétaire syndical de la FCTA), les décisions étant toutefois toujours prises après leur départ. Leur présence les implique en quelque sorte dans les mesures impopulaires que pourrait prendre le Comité de direction [35].

43Enfin, la division entre ouvriers constatée lors de la période 1907-1908 est toujours vive ; elle se remarque par exemple lors d’une séance du Comité de direction durant laquelle sont présents des représentants du syndicat de Serrières et quelques contremaîtres. À cette occasion, un nommé Rieben, contremaître, « attire l’attention des syndiqués sur tout ce que la maison fait pour eux : allocations pour enfants, maisons ouvrières, soins médicaux, etc., etc. » [36]. La direction attise ces dissensions entre ouvriers, profitant de ces séances pour illustrer aux yeux des employés que le syndicat ne regroupe qu’une poignée de mécontents ingrats.

44Pour la direction, la baisse des commandes permet de licencier en premier lieu les éléments syndiqués. Ainsi, 28 personnes sont mises au chômage à la fin du mois de novembre 1920. À cette occasion, Monsieur de Perrot-Suchard (membre du Comité de direction) fait remarquer au conseiller d’État en charge du Département de l’industrie qui avait demandé à la Maison Suchard de conserver une partie des ouvriers, quitte à réduire la durée du temps de travail…

45

« … que si les ouvriers ont été renvoyés, cela n’a été qu’après mûre réflexion et étude de chaque cas séparément par le Comité de direction, puis que le tout a été soumis et ratifié par le Conseil d’administration. Il y avait du reste certains éléments menaçant de rompre la bonne harmonie qui n’avait cessé de régner de tous temps dans la maison entre patrons et ouvriers, qu’il était nécessaire d’éliminer, si la maison voulait continuer à assumer la direction effective de l’entreprise et ne pas se mettre à la merci du syndicat ouvrier. »[37]

46La situation économique ne s’améliore guère tout au long des années 1920. En 1922, la direction décide de réduire de 10 % la paie des ouvriers, « jusqu’à nouvel avis » [38]. La réaction du syndicat ne se fait pas attendre mais, là encore, le Comité de direction n’entrera pas en matière : « Nous sommes du reste tout disposés à libérer de suite nos ouvriers qui trouveront un travail mieux rétribué et ceux auxquels les nouvelles conditions ne donnent pas satisfaction » [39]. Et un auteur anonyme écrivant dans le journal ouvrier La Solidarité ne peut que constater le déséquilibre des forces en présence : « À cette heure où la réaction bat son plein, profitant sans vergogne de la crise, du chômage, les ouvrières et ouvriers du chocolat, comme tous les travailleurs, sentent qu’ils sont obligés de lâcher du lest » [40].

De la crise économique à la rationalisation du travail : restructuration des formes de domination de la main-d’œuvre

47Le syndicat intervient très peu au cours des années qui suivent, marquées par la mauvaise situation économique. Toutefois, un événement attisera les dissensions entre la direction et une partie des ouvriers. Sous la pression du Conseil d’administration, la direction s’adjoint, en 1927, les services du docteur Walther, détaché de l’Institut Rousseau de Genève pour mener à bien une « étude de technopsychologie » [41]. Les diverses mesures de rationalisation envisagées ne tardent pas à provoquer le mécontentement des ouvrières et des ouvriers qui se plaignent des épreuves humiliantes que leur fait subir le docteur Walther. La critique porte aussi sur les avantages qui en découlent pour la direction :

48

« Sous couvert de rationalisation scientifique, on vise dans notre usine – voici plus d’un an – à user prématurément les ouvrières et les ouvriers et à faire uniquement des bénéfices sur leur dos. […] Après les petits tourniquets de M. le Dr Walther et ses théories sur l’influence du vert et du bleu sur l’optique des ouvrières, on s’est avisé que les trucs d’aujourd’hui ne valaient encore pas les trucs de toujours. On force donc de plus en plus la production sur quelques jours, et crac ! tout d’un coup on vous flanque une petite série de chômage partiel. La dernière expérience du genre s’est passée à l’Ascension. On a intensifié le travail jusqu’à la veille de cette fête, puis l’on a généreusement octroyé des vacances non payées du mercredi soir au lundi suivant. Résultat, même travail accompli, et plus d’un millier de journées-ouvriers mises dans la poche de MM. les patrons. »[42]

49Pour contrer cette avalanche de protestations, la direction accepte de recevoir le secrétaire ouvrier Pierre Aragno pour la première fois le 3 juillet 1928. Nous n’avons trouvé aucun compte rendu de cette entrevue, mais à partir de cette date les articles dénonçant les procédés de la direction sont rarissimes. Paul Béguin (président du syndicat ouvrier de Serrières) stigmatisera encore en 1930 « le patronat, [cherchant] par tous les moyens avec la technique, avec le perfectionnement des machines, etc., à supprimer autant qu’il est possible la main-d’œuvre, afin d’arriver avec la rationalisation aux mêmes bénéfices qu’auparavant » [43]. Toutefois, la tendance à la rationalisation continuera une fois la contestation calmée. Lors de la Conférence plénière du 4 mars 1930 à Serrières, un dirigeant déclare : « La main-d’œuvre a un rendement trop faible, le personnel est trop âgé (moyenne des hommes 46 ans, des femmes 41 ans), 120 personnes ont plus de vingt-cinq ans dans la Maison et 192 plus de quinze ans. Le travail est rationalisé et la diminution des articles fabriqués a été entreprise » [44].

50Le discours que tiennent les dirigeants sur le personnel a manifestement changé. Alors qu’auparavant l’un des objectifs était de maintenir les ouvriers formés dans l’entreprise, il semble que la mobilité des ouvriers soit à présent une des conditions de la bonne marche des affaires, qui passe par la rationalisation de la production. Les nouvelles techniques de production – un dirigeant parle à cet égard de taylorisation [45] – illustrent la modification des rapports de domination. « Une technique, un outil, écrit Christian de Montlibert, ne sont pas seulement des moyens d’action sur le monde, ils ont aussi en retour des effets sur la conscience de soi, sur l’identité de l’utilisateur : une technique parcellaire comme l’est le taylorisme ne peut produire qu’une conscience de soi morcelée et soumise » [46]. Signe d’une transformation de la perception du travail, la productivité n’est plus basée sur la bonne entente et sur un arsenal de mesures (hygiène, moralisation, etc.) mais sur la rationalisation des méthodes de travail. La direction ne cherche plus à accroître la formation des ouvriers, mais au contraire à leur faire perdre leur emprise, leur savoir de fabrication, visant également à remettre en question la fraction organisée des ouvriers de métier [47]. Si, dans le cas Suchard, la réorganisation du procès de travail n’est pas marquée par une déliquescence totale du syndicat, il se peut néanmoins que cette déstructuration, liée à la tendance réformiste dominante, soit un facteur explicatif de l’institutionnalisation du conflit autour de la paix du travail.

Les années 30 : l’institutionnalisation des conflits sous le signe de la Paix du travail

51L’année 1937 marque, avec la signature d’une convention collective de travail entre la Chambre syndicale suisse des fabricants de chocolat et la FCTA, une phase significative dans ce processus de redéfinition des relations entre patronat et mouvements ouvriers. Au cours de « l’entre-deux-guerres se dessine une tendance à concentrer les efforts sur la signature de contrats collectifs entre organisations patronales et syndicats ouvriers, contrats ayant valeur extensive pour une branche entière de l’économie dans un canton ou à l’échelle nationale » [48]. Garbani et Schmid mentionnent qu’en 1929, 303 conventions collectives avaient été recensées. Dans l’industrie chocolatière, à l’exception de Klaus (1926), il n’existait pas de convention collective de travail [49].

52Pourtant, l’attitude de la Chambre syndicale se modifie en 1936, sans doute au vu de la généralisation de ce genre de contrats. Lors d’un congrès ouvrier tenu à Fribourg cette même année, demande est faite à la Chambre syndicale de réaliser une convention collective de travail [50]. Signée en décembre 1937, elle entre en vigueur le 1er janvier 1938.

53La signature de cet accord ne signifie pas la fin des conflits ou le début des relations de bonne entente qui existeraient jusqu’à nos jours entre patronat et syndicat [51]. Par contre, sa ratification codifie une attitude qui marque de plus en plus les syndicats au cours du premier tiers du XXe siècle : « La convention de Paix du travail revient à une reconnaissance de fait par le mouvement syndical de l’économie de marché capitaliste comme stimulant nécessaire de la croissance, laquelle est censée finalement profiter à tous, ouvriers comme patrons » [52]. Nous retrouvons là un problème soulevé également par Alberto Melucci dans un contexte différent :

54

« L’histoire du mouvement ouvrier et le développement successif de la négociation et de la participation ont montré la centralité de ce problème et les contradictions qui en dérivent : la participation ouvrière aux décisions signifie en même temps acceptation effective des responsabilités envers l’entreprise et envers le développement capitaliste, institutionnalisation plus ou moins étendue du conflit, tension contradictoire entre un rôle d’opposition dans le système et une certaine adhésion inévitable à ses objectifs. »[53]

55Si nous cessons notre analyse en 1938, ce n’est donc pas que, dès ce moment, les mouvements ouvriers ne manifesteraient plus aucune contestation, mais parce que notre attention est plutôt fixée sur ce que représente, face aux institutions paternalistes, la ratification d’un tel accord. La signature d’un contrat collectif de travail signifie, dans le cas Suchard, l’élargissement des mesures de protection des ouvriers et, de ce fait, la preuve d’une transformation de la question sociale, étant entendu que dorénavant le paternalisme, lié à un chef d’entreprise, n’est définitivement plus possible lorsque syndicat et association patronale sont chargés de la gestion des conflits et avantages sociaux.

56Mises à mal dès la mort de Carl Russ-Suchard en 1920, les institutions patronales sont remodelées dans le sens de dépenses moins importantes, alimentées et gérées de manière paritaire par la direction et une commission ouvrière à partir de 1932. La restructuration des formes hégémoniques de la contrainte vers une domination basée sur la technique et sur l’établissement de contrats collectifs, dont « le contenu […] consiste à faire dépendre l’élévation du niveau du salaire de celle de la productivité » [54], rend la domination paternaliste obsolète. Nous allons à présent voir selon quelles modalités s’effectue cette restructuration.

Redéfinition du rôle des institutions patronales

57Jugées, dans un premier temps, favorables à la cimentation des relations patrons/ouvriers, les institutions paternalistes se révèlent, au cours des années 1920, être une charge pour l’entreprise, ne paraissant plus remplir ce rôle de pacification des conflits. Olivier Schmid mentionne que, à partir de 1925, « la politique paternaliste est peu à peu vidée de son contenu : ramenée à son seul aspect philanthropique par les successeurs de Carl Russ-Suchard qui la considèrent non plus comme une stratégie mais comme une tradition, privée de ressources financières par des actionnaires qui peinent à renoncer aux dividendes du début du siècle, Suchard devient peu à peu une entreprise comme les autres, perdant cette image ‹ d’usine modèle › que ses fondateurs avaient patiemment su imposer » [55].

58Trois facteurs expliquent cette transformation : la dérobade ouvrière, les pressions du Conseil d’administration et la modification de la perception de l’État par les dirigeants.

Les ouvriers et les institutions paternalistes : la dérobade

59Deux exemples illustrent la transformation du sens initial, par les ouvriers, des institutions patronales. Nous aborderons ici successivement les cas de la cité ouvrière et du dispensaire.

60Au sujet des maisons ouvrières, la conception de leur utilisation, par rapport aux objectifs paternalistes (notamment de fixation de la main-d’œuvre) se modifie, tant chez les ouvriers que pour la direction. Preuve en est la discussion qui se tient le 6 octobre 1922 au sein du Comité de direction :

61

« Les salaires demandés pour les logements des maisons ouvrières ne sont plus en rapport avec la situation actuelle. Ils créent une injustice entre les ouvriers, qui ne reconnaissent pas les avantages qu’ils en retirent, de sorte qu’il serait préférable de les ramener au prix payé pour les mêmes logements en ville. […] Plusieurs locataires ont pris des pensionnaires, ce qui n’était pas dans l’esprit des maisons ouvrières, et n’est autorisé que dans des cas tout à fait spéciaux. Une liste de ces pensionnaires sera dressée et leur nombre réduit au strict minimum. »[56]

62La situation est similaire dans le cas du dispensaire, à tel point que W. Russ-Young, membre du Comité de direction, en vient à souhaiter la mise en place d’une assurance maladie étatique :

63

« Si les dispositions généreuses de la direction sont restées les mêmes, bienveillantes et sympathiques pour le personnel, les circonstances ont changé depuis quarante ans. Non pas que les ouvriers puissent se passer de secours et de sympathie dans leurs épreuves matérielles et morales, mais il faudrait changer quelque peu le système du dispensaire, qui ne répond plus aux besoins du temps actuel et qui a perdu, par la force des choses, son caractère primitif. […] Les ouvriers demandent que le docteur et la pharmacie de leur choix soient payés par la Maison pour eux-mêmes et leurs familles, qu’ils n’aient qu’à faire envoyer leurs notes, sans contrôle. […] De plus, ceux qui se font soigner par des spécialistes voudraient également avoir leurs notes payées. Vous voyez d’ici les abus éventuels et les frais fabuleux de ce système. […] En attendant l’assurance obligatoire contre la maladie (Krankenkasse), ne vaudrait-il pas mieux accorder aux ouvriers un Krankengeld et ne pas s’occuper ni du docteur, ni des remèdes ? »[57]

64Il semble que nous nous trouvions là devant une remise en cause d’envergure. Envisagées à l’origine comme des largesses octroyées par le patron, les institutions paternalistes passent progressivement dans la perception des travailleurs pour des droits institués, normaux, pratiquement indépendamment de l’entreprise. Nous grossissons quelque peu le trait, mais il est clair qu’une partie des ouvriers jouent avec ces mesures paternalistes, profitant des avantages que celles-ci leur procurent sans pour autant se sentir obligés par le don du patron. C’est l’illustration même d’une remise en cause de la domination dont parle Maurice Godelier : « Pour qu’il y ait partage, il faut que l’exercice du pouvoir apparaisse comme un service que rendent les dominants aux dominés et qui crée chez ceux-ci une dette à leur égard, une dette qu’ils doivent honorer par le don de leurs richesses, de leur travail, de leurs services, voire de leur vie » [58]. Pour les ouvriers de la Maison Suchard, cette idée de dette s’estompe. La conception qui prévaut certainement est que, même si toute référence à la figure du « vénéré Chef » n’a pas disparu, les ouvriers donnent bien plus par leur travail que ce que la Maison leur octroie.

Profit et philanthropie

65Sans pouvoir jusqu’à la mort de Carl Russ-Suchard en 1920, les actionnaires remettent en question leur rôle, qui consiste jusqu’alors à ratifier les décisions du Comité de direction en ne touchant que de faibles dividendes. L’influence croissante du Conseil d’administration se traduit par une volonté de parvenir à une plus grande productivité du travail et par la lutte contre les dépenses « inutiles ». Le premier volet de cette nouvelle politique visant à dégager des dividendes pour les actionnaires est constitué essentiellement des mesures de rationalisation du travail que nous avons déjà mentionnées. Le second élément est basé sur une remise en cause systématique des « largesses » octroyées au personnel ouvrier par la Maison Suchard. La mise en place de cette nouvelle politique commence réellement au début de l’année 1927, l’année précédente étant celle du centenaire, rendant difficile l’adoption de mesures impopulaires. Toutefois, fin 1925 déjà, des membres du Conseil d’administration avaient écrit pour se plaindre de la politique paternaliste et des largesses de la Direction Suchard :

66

« Malgré ce qu’il y a de pénible à engager la Direction à se limiter dans ses libéralités, nous devons l’y encourager. […]. Comme nous voyons qu’au début de 1926, le Comité de direction décide de nouvelles allocations, nous devons attirer l’attention du Conseil sur les conséquences qui en découlent. Il est évident que c’est une grande jouissance d’être généreux, mais il faut avoir la sagesse de se limiter à ses possibilités. »[59]

67À partir de 1927, l’heure n’est plus aux regrets ou aux conseils : « L’année 1927 est caractérisée par une politique de stricte économie ; compression des dépenses, réduction du personnel, transformations dans l’installation des fabriques, centralisation des services, amélioration et rendement meilleur du matériel, hommes et machines » [60].

68Si nous avons pu voir les difficultés associées à la rationalisation des procédés de travail du point de vue des ouvriers, la nouvelle politique en matière de gestion du personnel est également sujette à controverse, et cela au sein même des instances dirigeantes. Le fait de placer au second plan la politique philanthropique de la Maison Suchard, constitutive pendant plus de cinquante ans du discours tenu sur la bonne entente entre patrons et ouvriers et participant à la diffusion du produit, se heurte à une résistance d’une partie des membres dirigeants, et notamment de Willy Russ. Ce dernier reste attaché à la dimension morale du paternalisme mise en avant par son père, et qui ne trouve pas grâce aux yeux des membres du Conseil d’administration.

69Lors d’une rencontre entre Direction et Conseil d’administration en 1928, Willy Russ tente de défendre une fois encore les institutions patronales : il « constate qu’il n’est pas question de prendre des mesures énergiques d’ici à la fin de l’année. Il pense que malgré la dureté des temps, il ne faut pas toucher aux œuvres philanthropiques instituées par nos prédécesseurs. » Le président du Conseil d’administration, Édouard Petitpierre, n’est pas de cet avis :

70

« La philanthropie est une belle chose, il faut l’approuver, mais pas contre l’intérêt de la Maison. […] Si la direction de Serrières ne tient pas, affaire de sentiment, à prendre des sanctions, elle voudra bien établir un programme qui sera soumis au Conseil d’administration et celui-ci prendra les décisions nécessaires. »[61]

71La politique d’austérité de la fin des années 1920 est poursuivie au cours des années 1930 sous les effets de la crise économique du début de la décennie. Le Dispensaire et la Caisse de retraite font, en particulier, l’objet de restructurations. Il n’est donc plus question que la Maison Suchard contribue seule à la protection de ses ouvriers. Les travailleurs participent directement aux frais, et la direction compte sur des subventions étatiques pour alléger les charges patronales. Les institutions paternalistes représentent une charge financière trop importante aux yeux des nouveaux dirigeants de la Maison Suchard. La modification de ces institutions, en y faisant participer directement les ouvriers, montre que la dimension de domination fondée sur un avantage sursalarial a disparu, qu’un accroissement de la productivité ne passe plus par le bien-être ouvrier. Reste qu’il est difficile de supprimer totalement un avantage concédé aux travailleurs, difficile également de rompre entièrement avec le discours de la bonne usine, difficile enfin de laisser à nouveau sans protection des travailleurs livrés au processus de marchandisation du travail. L’accroissement de l’État social, bien que réalisé sous les pressions diverses de groupes plus ou moins organisés (les inspecteurs fédéraux, certains mouvements ouvriers, etc.), peut être vu comme une possibilité pour le patronat de se décharger de ce qui est considéré de moins en moins comme un moyen de tenir son monde et d’améliorer la productivité, et de plus en plus comme une lourde charge financière.

Le chômage : utilisation des institutions privées et publiques

72Pour contrer les effets du chômage durant les années 1920, la direction mobilise deux mesures complémentaires, en partie pour en « adoucir » les effets sur les ouvriers. En premier lieu, la Caisse de retraite est largement utilisée pour se séparer de la main-d’œuvre « excédentaire ». En été 1923, le Comité de direction décide, pour les hommes, d’une mise à la retraite à 60 ans et vingt ans de services, et pour les femmes d’une retraite à 60 ans et vingt ans de services, 55 ans et vingt-cinq ans de services, ou encore 50 ans et trente ans de services. Le Comité de direction ajoute : « On se réserverait la faculté de faire, une fois les vides comblés, appel en cas de grande affluence de commandes et à titre provisoire, à ceux d’entre eux encore aptes à travailler. Ils toucheront pendant ce temps leur ancienne paie, sans la pension » [62]. La direction aura recours à de nombreuses reprises à ce type de « licenciement » et tentera également de conserver une partie du personnel pour la réalisation de travaux « d’intérêt général ».

73En outre, la Maison Suchard s’appuie en second lieu sur l’aide étatique aux chômeurs, laquelle stipule que si le travail est réduit de moins de 40 %, l’assistance est à la charge de l’entreprise, alors qu’elle en supporte le tiers si le chômage dépasse les 40 % [63]. La direction tentera d’appliquer autant que possible cette clause, ceci afin de ne pas devoir payer la totalité des indemnités de chômage. C’est notamment le cas en 1922, lorsque les commandes redémarrent, et l’attitude du Comité de direction est très claire :

74

« Depuis le commencement de cette année, la moitié seulement de notre personnel travaille, à tour de rôle, chaque quinzaine. Les commandes augmentant ces derniers jours dans une notable proportion, il est proposé de faire travailler, dans certains ateliers de pliage, les deux tiers du personnel au lieu de la moitié. Pour éviter la participation de la Maison aux frais de chômage, il faudra faire en sorte que le personnel, dans sa totalité, travaille moins que les 40 % des 48 heures. »[64]

75Les crises économiques qui jalonnent les années 20 – et le cas Suchard n’en est qu’un exemple – sont de fait marquées, dans le canton de Neuchâtel, par une intervention progressive des pouvoirs publics [65]. En 1926, une loi cantonale rend la cotisation à une caisse d’assurance chômage (syndicale, publique ou paritaire) obligatoire pour une grande partie de la population active. Ces quelques réserves seront « vite englouties par la vague massive de chômage dès 1930 » [66]. Toutefois, cette mesure montre l’implication progressive de l’État dans ce domaine de la politique sociale. La Maison Suchard n’est pas contre une telle intervention étatique, bien au contraire, face à un chômage qu’elle peut difficilement résorber à l’aide de sa caisse de retraite.

76Ces quelques éléments ne nous donnent qu’une idée du changement de perception de l’intervention de l’État dans le domaine de la protection des travailleurs par les dirigeants de la Maison Suchard. Cette transformation de la conception qu’ont les milieux patronaux à ce sujet est en effet un processus de longue durée réalisé, comme nous avons essayé de le montrer jusqu’ici, par des pressions non coordonnées d’une série d’acteurs aux positions hétérogènes (mouvements ouvriers, actionnaires, etc.). Le dernier élément que nous aimerions soulever est lié à l’influence des fonctionnaires fédéraux dans la diffusion de principes étatiques de protection des travailleurs.

L’intervention de l’État dans la réglementation des fabriques

77La Loi sur le travail dans les fabriques de 1877 stipulait la création d’un corps de fonctionnaires destinés à en contrôler l’application, de même que les modifications à apporter dans ce domaine. Nous postulons que ces fonctionnaires, formés progressivement à l’application d’un idéal étatique « rationnel » [67], contribuent par leur pratique à deux phénomènes : d’une part, au « long travail de construction symbolique au terme duquel s’invente et s’impose la représentation officielle de l’État comme lieu de l’universalité et du service de l’intérêt général » [68] ; d’autre part, à casser en partie l’arbitraire patronal en introduisant un contrôle basé sur la loi, désagrégeant du même coup la pratique paternaliste et imposant l’État comme un tiers occupant « une position relativement en surplomb par rapport à l’antagonisme dominants-dominés » [69]. Dans le cas français, Jacques Donzelot remarque que « la montée des préoccupations de sécurité et prévention, liées à la politique assurantielle et à la législation sociale, fait passer, au cœur du pouvoir paternaliste du patron, une ligne de désagrégation en jetant une suspicion légitime à l’encontre de l’arbitraire patronal » [70]. Le fait que l’État occupe une position d’extériorité, du moins dans la perception des acteurs, n’implique évidemment pas un arbitrage impartial.

78L’article 18 de la Loi fédérale concernant le travail dans les fabriques instaure un corps de fonctionnaires fédéraux chargés de la faire respecter. Dans le cas de la fabrique Suchard, l’Inspecteur des fabriques, Ami Campiche, ne cache pas son admiration devant les réalisations patronales. Nous avons pu nous en rendre compte dans le rapport que ce dernier a publié en 1894 et que nous avons déjà abondamment cité [71].

79Toutefois, plusieurs mesures sont prises pour contrôler que la Maison Suchard applique correctement la loi. Tout d’abord, les recensements des ouvriers, ainsi que les questionnaires sur les réalisations sociales ponctuent la période analysée. Le patron, seul maître à bord, doit pourtant « rendre des comptes » à l’administration.

80Au-delà de ces directives, qu’en est-il de la marge de manœuvre de l’Inspectorat des fabriques ? Il semble que, même si le travail de nuit et le travail prolongé sont soumis à autorisations exceptionnelles, dans les faits cette pratique est très courante, et ceci depuis relativement longtemps [72]. En effet, si l’Inspecteur Ami Campiche dénonce cette pratique, paraissant soucieux de la défense des ouvriers (il va jusqu’à exhorter ces derniers à se syndiquer [73]), son successeur encouragera au contraire la Maison Suchard à profiter des flous législatifs :

81

« M. de Perrot rend compte d’une visite de l’inspecteur des fabriques, vers la fin de l’année passée [1923]. Ce dernier nous a informés que le règlement des fabriques était mal rédigé, car il prévoit la journée de 8h35 à 8h40 et non la semaine de quarante-huit heures. L’inconvénient de cet arrangement est que si nous dépassons cette durée de 8h35 et 8h40, nous sommes obligés de payer les heures qui suivent comme supplémentaires, tandis que si nous mentionnons la semaine de quarante-huit heures, ce ne serait qu’après que les 48 heures ont été faites, qu’il y aurait des heures supplémentaires à payer. […] Enfin, l’inspecteur mentionne que nous aurions parfaitement pu demander la semaine de cinquante-deux heures. »[74]

82La Maison Suchard s’appuie sur les directives fédérales, jouant le jeu des autorisations et renforçant du même coup cette pratique. Et il semble qu’elle bénéficie de ces « exceptions légales » durant toute la période analysée.

83Cet état de faiblesse de l’organe de contrôle est en outre amplifié par les recours constants qu’adressent les industriels aux autorités cantonales pour contrer les directives fédérales. Si les mesures contenues dans la Loi de 1877 représentaient une avancée de taille par rapport à l’état dans lequel se trouvaient les ouvriers face aux processus de marchandisation des relations de travail, les fonctionnaires fédéraux sont encore bien désarmés face à un pouvoir patronal favorisé par des dispositifs légaux particulièrement lâches.

84Reste que, au-delà d’une exécution de la loi très orientée vers la défense des acquis patronaux, la pratique de l’Inspectorat des fabriques met fin en partie à l’arbitraire patronal et introduit un droit de regard dans les affaires « privées » des industriels de la part de l’administration publique. Au cours du XXe siècle, l’apprentissage des pratiques légales encadrées par l’État ne se fait pas sans heurts, témoin en sont les réclamations adressées aux autorités cantonales, et le principe d’universalité – nul n’échappe à la loi – s’impose avant tout aux bureaucrates qui tirent leur légitimité et leur force de la législation.

85Il ne s’agit pas de s’arrêter uniquement sur l’efficacité de l’Inspectorat des fabriques. Ce qui importe surtout, c’est de voir les modifications sur le long terme engendrées par ce contrôle étatique. Ces situations révèlent en effet les difficultés auxquelles se trouvaient confrontés les acteurs sociaux dans l’apprentissage de nouvelles relations de sociabilité, dans l’usage de schèmes de pensée et de techniques qui sont plus que de simples techniques, correspondant en fait à la mise en place, sur une longue période, de nouvelles manières pour les acteurs sociaux de se percevoir en société.

Les réactions de la direction Suchard face à l’Inspectorat des fabriques

86Concrètement, quelles furent les réactions de la direction Suchard à cette « intrusion » des fonctionnaires de l’État ? Nous avons déjà mentionné le recours fréquent, par la direction, aux dérogations spéciales à la loi, ceci pour lui garantir une meilleure flexibilité de la main-d’œuvre. Toutefois, la direction est souvent moins encline à l’ingérence d’un contrôle étatique dans d’autres domaines, et en premier lieu lorsqu’il s’agit de la réglementation des conditions de travail des ouvriers de l’entreprise.

87Lors de la révision de la Loi sur les fabriques, entreprise au début du XXe siècle mais n’aboutissant qu’en 1919, l’Union suisse du commerce et de l’industrie (Vorort) demande aux industriels d’exposer leurs point de vue et doléances au sujet de projets de révision successifs. À cette occasion, Willy Russ-Young et Carl Russ-Suchard écrivent deux comptes rendus dans lesquels ils développent la position officielle de la Maison Suchard face à la possible nouvelle réglementation. Les remarques formulées à cette occasion sont explicites quant à la perception du corps d’inspecteurs fédéraux. Concernant la volonté de légiférer dans le domaine des caisses d’entreprise, Russ-Young écrit : « Le gouvernement n’a rien à voir dans les comptes des caisses de fabrique auxquelles les ouvriers versent des cotisations. » Il craint également que la nouvelle loi ne légalise le droit de grève : « Le droit de grève est-il un droit constitutionnel ? S’il le devient, le patron se trouvera dans une situation inférieure » [75]. De même, Carl Russ-Suchard déplore l’intrusion des fonctionnaires étatiques dans les affaires « strictement privées » de la fabrique :

88

« La tendance à légiférer sur tout, d’intervenir même dans la rédaction des règlements spéciaux d’intérieur, qui dérivent de l’application des bases du règlement général, est déplorable, c’est une sérieuse entrave à la liberté individuelle et une source de conflits continuels. […] On renverse le char, on a l’air de vouloir placer l’industrie en général, qui crée la vitalité de la nation, sous la tutelle ou la dépendance d’éléments qui en amèneront la désagrégation et la ruine. »[76]

89L’idée de réglementation totale de la vie des ouvrières et ouvriers impliquée par la politique paternaliste entre en conflit avec les tentatives de réglementation uniforme de l’Inspectorat des fabriques, imposant une limite au contrôle de Carl Russ-Suchard. Bien que les membres de la direction ne cachent pas leur aversion d’une telle « intrusion » de l’État par ses agents, ils doivent faire face davantage à des réglementations extérieures à l’entreprise. L’évolution de la conception des membres de la direction vers une plus large prise en charge étatique est manifeste au cours des années 1920, à l’image de la volonté de Willy Russ-Young de se débarrasser de l’encombrant problème du dispensaire. Dans ce domaine, il semble qu’il faille distinguer deux aspects. D’un côté, la direction est toujours rétive au contrôle de la fabrique, des procédés de travail, de ce que l’on pourrait appeler l’organisation interne du procès de travail de l’entreprise. De l’autre, les institutions paternalistes, nous l’avons vu, perdent de leur poids depuis le début des années 1920, devenant de plus en plus des charges qui ne produisent pas les effets de productivité recherchés ou, pire encore, qui se révèlent contre-productives en transformant un « avantage » en un « droit ». Le contrôle de la main-d’œuvre se base moins sur le contrôle total dans et en dehors de la fabrique, et davantage sur la « rationalisation » des procédés de travail.

90Dans cette redéfinition des formes de domination patronale, le droit social n’entre plus en concurrence avec les réalisations sociales patronales. Au contraire, il libère le patron de cette préoccupation, lui fournissant « la possibilité d’instaurer un tout autre mode de gestion du travail, de se désengager de la préoccupation de surveiller et punir une classe ouvrière rétive, afin de passer avec elle un contrat moins entaché de domination, mais plus soucieux de rendement » [77]. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre l’évolution de la perception par les dirigeants de la fabrique Suchard d’un contrôle de l’État et de la prise en charge par ce dernier de la question sociale.

91Ce phénomène est encore renforcé par l’apparition d’un nouveau groupe qui fonde sa légitimité sur un idéal étatique de rationalité et défense de l’intérêt général. À la catégorie sociale naissante – les ingénieurs – qui promeuvent les méthodes scientifiques du travail au sein de l’entreprise et qui légitiment ainsi leur existence, il est possible de faire correspondre les ingénieurs du social, groupe disparate allant du fonctionnaire fédéral des fabriques aux agents d’assurance, et qui favorisent par leur pratique l’institutionnalisation d’un champ spécifique où se calcule, se dénombre, se met en place une manière d’appréhender « l’ayant droit ». Si le rôle des fonctionnaires fédéraux croît à la même période que celui des ingénieurs, il faut donc y voir plus qu’une coïncidence. C’est toute la manière de concevoir les relations sociales qui se modifie, certes sur le long terme, mais qui se remarque avec une acuité particulière dans ces deux phénomènes.

Conclusion

92La politique paternaliste de la Maison Suchard, remise en cause dès le début du XXe siècle par certains ouvriers, favorisant par là les pratiques de dérobade, est à son tour rendue obsolète à la mort de Carl Russ, marquant une recomposition des rapports de forces internes au profit des actionnaires de l’entreprise. Ces derniers, instigateurs d’une nouvelle politique de rationalisation du procès de travail et de limitation des dépenses « sociales » s’appuient sur les aides étatiques pour s’affranchir de leurs « obligations ». La conception dominante de la productivité ne passe plus par le bien-être ouvrier mais par de nouvelles manières de penser le travail en usine. À cela s’ajoute le poids croissant des fonctionnaires étatiques dans les affaires internes de l’entreprise. Sans vouloir privilégier une dimension de cette crise de foi du modèle paternaliste, il faut donc constater que la redéfinition des formes hégémoniques de la contrainte au profit de l’État social n’est pas une stratégie imposée par un groupe, mais résulte d’une conjonction de facteurs qui, dans le cas Suchard, permettent aux dirigeants de se décharger d’un problème encombrant qui n’assure plus de « tenir son monde ». Dans les années 1930, l’État social est une solution qui semble favoriser le dépassement d’une série d’antagonismes en privilégiant, pour les dirigeants, les seuls critères de productivité basés sur la rationalisation du procès de travail. Plus d’État social, semblait-on demander à l’époque en milieu industriel… ?


Mise en ligne 01/09/2003

https://doi.org/10.3917/aco.012.115

Notes

  • [*]
    Cet article est tiré d’un mémoire de licence ès sciences politiques intitulé Entre paternalisme et État social : le cas de la fabrique de chocolat Suchard (1870-1940). Soutenu à l’Université de Lausanne en 2001, ce mémoire a été récompensé par le Prix de l’Association des ancien·ne·s étudiant·e·s de sciences politiques de l’Université de Lausanne (AASPOL) en 2002.
  • [1]
    C’est ainsi qu’est rédigée une publicité pour l’un des chocolats Suchard de la fin du XIXe siècle.
  • [2]
    Signalons, au niveau fédéral, qu’il faut attendre la révision constitutionnelle de 1874 pour que la Confédération soit dotée d’une compétence réglementaire dans ce domaine, traduite par la Loi fédérale sur le travail dans les fabriques du 23 mars 1877. La semaine de travail est ramenée à 65 heures (dimanche en principe chômé), le travail interdit avant 14 ans, et des dispositions relatives au règlement des fabriques introduites. Un corps de fonctionnaires – l’Inspectorat des fabriques – est chargé de contrôler les industries alors que l’application de la loi et des peines est à la charge de l’autorité cantonale (État fédéré). À partir de 1886, ce dispositif est complété dans le canton de Neuchâtel par une série de mesures législatives. Cependant, si les heures de travail sont réglementées, les travailleurs ne bénéficient pas de mesures similaires s’agissant de la maladie et de l’accident de travail.
  • [3]
    Voir François Masnata, Le politique et la liberté. Principes d’anthropologie politique, Paris : L’Harmattan, 1990, pp. 109 ss.
  • [4]
    Pour se convaincre des divergences en la matière, voir Groupe de travail pour l’histoire du mouvement ouvrier, Le mouvement ouvrier suisse. Documents. Situation, organisation et luttes des travailleurs de 1800 à nos jours, Genève : Éditions Adversaires, 1975.
  • [5]
    Sur ce point, voir l’article très complet d’Olivier Schmid : « Une fabrique modèle › : paternalisme et attitudes ouvrières dans une fabrique neuchâteloise de chocolat : Suchard (1870/1930) », Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, Lausanne, N° 15, 1999, pp. 51-69. Sur le paternalisme en Suisse, voir François Jequier, « Fondements éthiques et réalisations pratiques de patrons paternalistes en Suisse romande (XIXe-XXe siècles) » in : Liberalism and Paternalism in the 19th Century, Leuven : University Press, 1990.
  • [6]
    Michel Offerlé, « Pouvoir industriel, délégation étatique et pénétration de l’État. De la ‹ tolérance du gouvernement patriarcal › à l’étatisation au Creusot (1836-1914) », in L’étatisation de la société française, journée d’étude 30 et 31 mai 1996, CERAT, ronéo., 22 p.
  • [7]
    Cette proportion baissera peu à peu, en partie grâce à l’introduction de nouvelles mesures législatives.
  • [8]
    Voir entre autres Jean-François Bergier, Naissance et croissance de la Suisse industrielle, Berne : Francke, 1974, pp. 76-111 et William Rappard, La révolution industrielle et les origines de la protection légale du travail en Suisse, Berne, Stämpfli, 1914.
  • [9]
    André Gueslin, « Le paternalisme revisité en Europe occidentale (seconde moitié du XIXe, début XXe siècle), Genèses, 7, mars 1992, pp. 201-211, (p. 201). Le lecteur pourra également se reporter avec profit à l’article de Gérard Noiriel, « Du patronage au paternalisme. La restructuration des formes de domination de la main-d’œuvre ouvrière dans l’industrie métallurgique française », Le Mouvement social, N° 144, juillet 1988, pp. 17-35. Dans cet article, Noiriel montre que le terme même de paternalisme était utilisé « dans un sens polémique, grâce aux porte-parole du mouvement ouvrier cherchant à discréditer l’action patronale » (p. 19).
  • [10]
    Pour être précis, le développement des industries alimentaires s’effectue durant ce que l’on a coutume d’appeler la Seconde révolution industrielle, où l’on assiste à l’essor de nouveaux secteurs industriels, principalement la sidérurgie et la chimie. On peut y associer l’apparition des grandes banques.
  • [11]
    Nous ne développerons pas cet aspect du paternalisme, qui consiste à promouvoir le produit par la mise en avant des règles de la bonne usine. Sur le sujet, cf. A. F. Berdoz-Fuchs, L’industrie chocolatière au tournant du siècle : parcours illustré à travers sa production publicitaire, Mémoire de licence, Université de Lausanne, 1987.
  • [12]
    René Knuesel et Félix Zurita, Assurances sociales : une sécurité pour qui ? La Loi Forrer et les origines de l’État social en Suisse, Lausanne : Réalités Sociales, p. 41 (citation d’Alexandre Gavard, L’éducation à l’école, 1877).
  • [13]
    Archives de l’État de Neuchâtel, Fonds Suchard, Dossier 2448, « Rapport d’Ami Campiche. Une fabrique modèle, 1894 », p. 10.
  • [14]
    Voir Gérard Dubois, « Quand l’ouvrier préférait le cabaret à l’atelier : le Saint Lundi au XIXe siècle en Suisse », in Jean Batou (et al.), Pour une histoire des gens sans Histoire. Ouvriers, exclu·e·s et rebelles en Suisse XIXe-XXe siècles, Lausanne : Éditions d’En Bas, 1995, p. 69.
  • [15]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2448, « Réponses au questionnaire adressé par Ami Campiche, Inspecteur fédéral des fabriques, du 28 janvier 1908 », p. 5.
  • [16]
    Willy Russ, Carl Russ-Suchard, Neuchâtel : Attinger, 1926, p. 65.
  • [17]
    Marc Vuilleumier, « Un document sur le mouvement syndicaliste de la Suisse romande en 1907 », Revue suisse d’histoire, Vol 20, N° 2, 1969, pp. 870-885, p. 870.
  • [18]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2642 « coupures de presse », Le chocolatier romand : organe des ouvriers syndiqués de l’industrie du chocolat (N° 1, 25 janvier 1908), auteur anonyme.
  • [19]
    Lettre de la direction Suchard au syndicat des ouvriers de l’Industrie du chocolat, 15 mai 1907 citée in La Suisse libérale du 25 mai 1907. AEN, Fonds Suchard, Dossier 2642 « coupures de presse ».
  • [20]
    Charles Naine, in Bulletin officiel des délibérations de la République et Canton de Neuchâtel, années 1907-1908, séance du 22 mai 1907, p. 81.
  • [21]
    Auguste Pettavel, in Bulletin officiel des délibérations de la République et Canton de Neuchâtel, années 1907-1908, séance du 22 mai 1907, p. 84.
  • [22]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2642 « coupures de presse », La Suisse libérale, jeudi 16 mai 1907.
  • [23]
    Feuille d’Avis de Neuchâtel, 27 novembre 1908. AEN, Fonds Suchard, Dossier 2642 « coupures de presse ».
  • [24]
    Alberto Melucci, « Action patronale, pouvoir, organisation. Règlements d’usine et contrôle de la main-d’œuvre au XIXe siècle », Le mouvement social, N° 97, octobre-décembre 1976, pp. 139-159 (p. 156).
  • [25]
    Il n’en est en tout cas plus fait mention. Encore une fois, nous dépendons ici des documents qui ont subsisté.
  • [26]
    Sur cette question, voir deux articles de Marc Vuilleumier : « Le mouvement ouvrier en Suisse pendant et après la Première Guerre mondiale. Bilan historiographique », Le Mouvement social, N° 84, juillet-septembre 1973, pp. 98-126 et « Quelques jalons pour une historiographie du mouvement ouvrier en Suisse », Revue européenne des Sciences sociales, T. XI, N° 29, 1973.
  • [27]
    Marc Vuilleumier, « Le mouvement ouvrier en Suisse pendant et après la Première Guerre mondiale. Bilan historiographique », art. cit., p. 121.
  • [28]
    Il est évident qu’il y a une part de stratégie dans les termes choisis, ceci afin de ne pas déclencher de nouvelles oppositions de la direction.
  • [29]
    Olivier Schmid, art. cit., p. 66.
  • [30]
    Parmi ces revendications, l’art. VI stipule qu’« aucun ouvrier ou ouvrière ne peut être congédié pour la cause d’être syndiqué ». AEN, Fonds Suchard, Dossier 2112 « Syndicat ».
  • [31]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 18 juillet 1920.
  • [32]
    Cf. AEN, Fonds Suchard, Dossier 2440.
  • [33]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2445, « Introduction de la semaine de 48 heures », 1919-1920.
  • [34]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 4 août 1920.
  • [35]
    Par exemple, le 13 septembre 1920, le Comité de direction invite le syndicat à discuter au sujet de la difficile situation financière que traverse l’entreprise. Le procès-verbal est le suivant : « Monsieur Béguin remercie la Maison Suchard pour tout ce qu’elle a fait et fait pour les ouvriers. Il espère qu’une réduction des heures de travail suffira et qu’il ne sera pas nécessaire de renvoyer du monde. » Réponse de Russ-Suchard : « Les événements nous obligent malheureusement de donner la quinzaine à un certain nombre d’ouvriers. » Béguin : « L’industrie va mal chez nous ; à La Chaux-de-Fonds, aux usines Martini, chez les Dubied, partout il y a des renvois. La situation devient sérieuse car si le monde des chômeurs augmente cela amènera sûrement à la révolution. » La menace du président du syndicat Béguin n’effraie pas le Comité de direction. Une fois le représentant du syndicat sorti, la maison Suchard licenciera 28 personnes. AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 13 novembre 1920.
  • [36]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 11 janvier 1921.
  • [37]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 26 novembre 1920. « Résumé de la visite à M. le conseiller d’État Renaud au château de Neuchâtel par Russ-Suchard et Perrot-Suchard. »
  • [38]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 21 mars 1922. Durant cette même séance, il est question d’augmenter les salaires des membres du Comité de direction.
  • [39]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 3 avril 1922, pour les deux citations.
  • [40]
    La Solidarité, 15 avril 1922.
  • [41]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2402/1 « Rapport d’activité » (1927-1937) : programme de l’usine de Serrières pour 1927 (réponse au questionnaire du 20 novembre 1926), p. 5.
  • [42]
    La Solidarité, 2 juin 1928, signé « un tourbier ».
  • [43]
    La Solidarité, 8 février 1930, Paul Béguin.
  • [44]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2289 « Conférence des dirigeants », Procès-verbal de la Conférence plénière du 4 mars 1930 à Serrières.
  • [45]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2289 « Conférence des dirigeants », Procès-verbal de la Conférence plénière du 4 mars 1930 à Serrières.
  • [46]
    Christian de Montlibert, Introduction au raisonnement sociologique, Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, 1995, p. 51.
  • [47]
    « En brisant la maîtrise ouvrière sur les modes opératoires, en substituant aux « secrets » de métier, un travail réduit à la répétition de gestes parcellaires – bref, en assurant l’expropriation du savoir ouvrier et sa confiscation par les directions d’entreprise – le chronomètre est d’abord instrument de domination politique sur le travail. » Benjamin Coriat, L’atelier et le chronomètre. Essai sur le taylorisme, le fordisme et la production de masse, Paris : Bourgois, 1994 (1979), p. 13.
  • [48]
    Philippe Garbani et Jean Schmid, Le syndicalisme suisse. Histoire politique de l’Union syndicale (1880-1980), Lausanne, Éditions d’En Bas, 1980, p. 126.
  • [49]
    Cf. La Solidarité du 21 avril 1928 et Olivier Schmid, art. cit., p. 67.
  • [50]
    Cf. La Solidarité du 22 février 1936.
  • [51]
    « L’institutionnalisation du conflit […] ne signifie nullement sa disparition. Elle n’en modifie que la forme. C’est bien pourquoi le consensus doit être pensé comme un élément de la forme « réussie » (provisoirement) de la coercition. » François Masnata, op. cit., p. 191. Appréhender le phénomène de cette manière permet d’éviter de penser que la domination disparaît, mais également que l’histoire s’arrête.
  • [52]
    Philippe Garbani et Jean Schmid, op. cit., p. 132.
  • [53]
    Alberto Melucci, art. cit., p. 142.
  • [54]
    Benjamin Coriat, op. cit., p. 155 (souligné par l’auteur).
  • [55]
    Olivier Schmid, art. cit., p. 69.
  • [56]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 18 juillet 1922 au 21 janvier 1924 », séance du 6 octobre 1922.
  • [57]
    AEN, Fonds Suchard, « Classeur 125e anniversaire », communication de W. Russ-Young (oct. 1921), (souligné par l’auteur).
  • [58]
    Maurice Godelier, L’idéel et le matériel, Paris : Fayard, 1984, p. 25 (souligné par l’auteur).
  • [59]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 4628 « Conseil d’administration. Séances du 11 juillet 1923 au 8 septembre 1926, vol. II) », Rapport du Conseil d’administration au 31 décembre 1925, 15 février 1926 (signé James de Reynier et Alfred Betrix), p. 10.
  • [60]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 4629 « Rapports 1926-1930 ».
  • [61]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 1395 « Rapport de gestion », Procès-verbal de la Conférence entre une délégation du Conseil d’administration et la Direction de l’Usine de Serrières, 26 octobre 1928, p. 3 et pp. 5-6.
  • [62]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 18 juillet 1922 au 21 janvier 1924 », séance du 14 août 1923.
  • [63]
    Cf. AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 26 novembre 1920.
  • [64]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : séances du 7 juin 1920 au 4 juillet 1922 », séance du 1er février 1922.
  • [65]
    Cf. Marc Perrenoud, « Entre la charité et la révolution. Les comités de chômeurs face aux politiques de lutte contre le chômage dans le canton de Neuchâtel lors de la crise des années 1930 » in Jean Batou (et al.), op. cit., pp. 111-112.
  • [66]
    Ibid., p. 112.
  • [67]
    Notre propos n’est pas de prêter une rationalité de fait aux actes des agents étatiques, mais plutôt de souligner la transformation des modes de légitimation de la domination étatique. Nous gardons toutefois à l’esprit la remarque de Norbert Elias sur ce phénomène : « En ce qui concerne les appareils administratifs, la bureaucratie, il n’est peut-être pas faux de dire – et Max Weber semblait le penser – que leur structure et le comportement des bureaucrates eux-mêmes sont devenus plus rationnels, si l’on songe à ce qu’ils étaient aux siècles précédents ; mais il ne convient guère de dire – comme Max Weber l’a effectivement formulé – que la forme contemporaine est une forme d’organisation rationnelle, et que le comportement des bureaucrates est un comportement rationnel ». Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ? Paris : L’Aube, 1991, pp. 30-31.
  • [68]
    Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris : Seuil, 1997, p. 147.
  • [69]
    Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris : Fayard, 1995, p. 269.
  • [70]
    Jacques Donzelot, L’invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Paris : Seuil, 1994 (1984), pp. 147-148.
  • [71]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2448, « Rapport d’Ami Campiche. Une fabrique modèle, 1894. »
  • [72]
    Ami Campiche le déplore en 1905 dans son rapport, ne pouvant que constater « une situation excessivement grave ». AEN, Fonds Suchard, Dossier 2445, « Rapport des inspecteurs fédéraux des fabriques et des mines : Années 1904 et 1905, Aarau, 1906 (Ami Campiche) », pp. 162-163.
  • [73]
    « Les ouvriers doivent aussi travailler à se grouper toujours plus sérieusement. Espérons que dans toutes les industries les travailleurs finiront par comprendre l’urgence absolue qu’il y a pour eux à se syndiquer, attendu que la libre concurrence que se font entre eux les ouvriers conduit inévitablement à l’avilissement des salaires. » AEN, Fonds Suchard, Dossier 2445, « Rapport des inspecteurs fédéraux des fabriques et des mines : Années 1904 et 1905, Aarau, 1906 (Ami Campiche) », p. 107.
  • [74]
    AEN, Fonds Suchard, « Comité de direction : Séances du 18 juillet 1922 au 21 janvier 1924 », séance du 14 janvier 1924.
  • [75]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2489, « Observations sur le projet de la nouvelle loi concernant le travail dans les fabriques, 16 novembre 1907, W. Russ-Young ».
  • [76]
    AEN, Fonds Suchard, Dossier 2489, « Notes sur la Loi fédérale concernant le travail dans les fabriques. Projet revu de l’Inspectorat fédéral des fabriques. Notes de Carl Russ-Suchard, 19 novembre 1907 », pp. 1-2.
  • [77]
    Jacques Donzelot, op. cit., p. 151.
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