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Article de revue

Le polar « marseillais ». Reconstitution d'une identité locale et constitution d'un sous-genre

Pages 45 à 60

Notes

  • [1]
    Le GRAL (Groupe de recherche sur l’art et la littérature) rassemble à Aix-en-Provence, sous la direction de Nicole Ramognino, des chercheurs et des universitaires du Laboratoire méditerranéen de sociologie (LAMES) et de l’Université de Provence.
  • [2]
    « Le fil rouge interrompu de la sociologie des œuvres », article collectif du GRAL, paru en automne 2001, aux Éditions de L’Harmattan, (Actes du Colloque du GDR OpuS, Sociologie de la littérature et sociologie des œuvres, Grenoble, 25-26 novembre 1999).
  • [3]
    Jean Molino, « Les genres littéraires », Poétique, février 1993, p. 11.
  • [4]
    Jean Molino, op. cit., p. 12.
  • [5]
    Toutes les tentatives pour codifier et définir précisément le genre « roman policier » ont échoué. Cependant, à la fin des années 20, on a cru pouvoir le faire en se référant aux notions de jeu et de résolution d’une énigme. Or, c’est précisément à cette époque que naît aux USA ce que l’on appelé le « roman noir » américain. Ce dernier ne fait plus de la découverte du coupable le moteur de l’intrigue, il n’oppose plus des bons policiers et de méchants truands, mais des héros beaucoup plus complexes qui peinent à se situer d’un côté ou de l’autre de la barrière. D’autre part, l’énigme passe au second plan au profit de la description réaliste d’une société violente dont on dénonce les injustices. Cette optique est celle des représentants du néo-polar français. Au sein de ce genre très divers que constitue le roman policier, le roman noir est donc celui qui s’inspire de l’esthétique littéraire des grands auteurs américains de la première moitié du XXe siècle, tels Chandler et Hammet.
  • [6]
    Marie-Claude Taranger, « L’image de Marseille dans l’information télévisée », Marseille. Revue culturelle, N° 180, mai 1997, p. 98.
  • [7]
    Philippe Carrese, « Le polar marseillais ? Haaaaaaaa, le polar marseillais !!! », L’Ours polar, (Polar marseillais), N° 11, novembre 2000, p. 9.
  • [8]
    Ibid., p. 9.
  • [9]
    Annie Barrière, L’Ours polar, op. cit., p. 7.
  • [10]
    Robert Deleuse, « Petite histoire du roman noir français », Les Temps modernes (Dossier : Roman noir. Pas d’orchidées pour les TM), N° 555, août-octobre 1997, p. 53.
  • [11]
    In « Le roman policier ou le sous-sol de la société. Entretien avec Manuel Vasquez Montalban », Mouvements (Dossier : Le polar. Entre critique sociale et désenchantement), 15-16, mai-août, 2001, p. 112.
  • [12]
    Patrick Raynal, Télérama, N° 2508, 4 février 1998, p. 13.
  • [13]
    Présentation du dossier « Le polar. Entre critique sociale et désenchantement », Mouvements, op. cit., p. 4.
  • [14]
    Ibid., p. 3.
  • [15]
    Philippe Corcuff, « Désenchantement et éthique du polar », Mouvements, op. cit., p. 103.
  • [16]
    Pour emprunter une formule heureuse à Annie Barrière.
  • [17]
    Claudette Peyrusse, « Marseille à l’écran ou la politique d’une ville », Sciences de la société, N° 31, février 1994, pp. 55-79.
  • [18]
    Claudette Peyrusse, op. cit., p. 79.
  • [19]
    Jacque Caroux et Rodney Watson, « Marseille sur Izzo. La cité phocéenne sous un soleil d’encre noire », pp. 7 et 11, paru à l’automne 2001, aux Éditions de L’Harmattan (actes du Colloque du GDR OpuS, Sociologie de la littérature et sociologie des œuvres, Grenoble, 25-26 novembre 1999).
  • [20]
    Pierre Murat, « Quand Blier fait son chemin à Marseille », Pagnol et le Midi, Marseille. Revue culturelle, N° 80, p. 125.
  • [21]
    Jean Molino, « Les genres littéraires », op. cit., p. 11.
  • [22]
    Philippe Carrese, « Un faux genre littéraire », Le Pavé, N° 21-22, septembre 2000, p. 4.
  • [23]
    « Autopsie du polar marseillais », Marseille Hebdo, jeudi 1er février 2001, p. 4.
  • [24]
    Le Pavé, op. cit., p. 2.
  • [25]
    Marseille Hebdo, op. cit., p. 2.
  • [26]
    Marseille Hebdo, op. cit., p. 2.
  • [27]
    Jean Molino, « L’ontologie naturelle de la poésie », Littérature, N° 72, décembre 1988, p. 92. Sur la notion de prototype, utilisée notamment en psychologie cognitive, on peut consulter notamment Carolyn B. Mervis et Eleanor Rosch, « Categorization of natural objects », Annual Review of Psychology, 1981, 32, pp. 89-115.
  • [28]
    Annie Collovald, « Entretien avec Didier Daeninck : une modernité contre la modernité de pacotille », Mouvements, op. cit., p. 12.
  • [29]
    Paul Bénichou, « La littérature comme fait et valeur. Entretien avec Tzvetan Todorov », in : Mélanges sur l’œuvre de Paul Bénichou, Paris : Gallimard, 1995, pp. 153-191.
  • [30]
    Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Génèse et structure du champ littéraire, Paris : Seuil, 1992.
  • [31]
    Jean-Claude Passeron, « Le chassé-croisé de la sociologie des œuvres », in : Raymonde Moulin (dir.), Sociologie de l’art, Paris : La documentation française, 1986, pp. 449-459.
L’histoire que vous allez lire est totalement fictive. Elle se déroule dans une ville imaginaire située à 20 km d’Aubagne et à près de 800 km de Paris, c’est-à-dire quasiment aux antipodes, dans les territoires vierges et exotiques propices aux aventures dépaysantes. Cependant, pour plus de commodité nous appellerons cette cité « Marseille » pour qu’il y ait d’engatse de comprenette pour dégun.
Philippe Carrese, Trois jours d’engatse
Marseille se découvrait ainsi. Par la mer. Comme dut l’apercevoir le Phocéen, un matin, il y a bien des siècles, avec le même émerveillement. Port of Massilia. Je lui connais des amants heureux, aurait pu écrire un Homère marseillais, évoquant Gyptis et Protis. Le voyageur et la princesse. Le soleil apparut par-derrière les collines... Tous étaient conviés. Nos amis, nos amours. Lole posa sa main sur la mienne. La ville pouvait s’embraser blanche d’abord, puis ocre et rose.
Une ville selon nos cœurs.
Jean-Claude Izzo, Total Khéops

1Dans son numéro 12 (semaine du 12 au 19 octobre 2001), Marseille Hebdo titre en première page « Delon, mauvaise pioche pour le héros d’Izzo », allusion à la polémique suscitée par le choix d’Alain Delon comme interprète de Fabio Montale, personnage central de la trilogie de Jean-Claude Izzo, pour une série télévisée diffusée par la chaîne TF1. Le dimanche 22 octobre 2001, le quotidien La Marseillaise consacre sa première page au même sujet, sous la formule, « Delon en Montale, Total chaos » au-dessus d’une caricature de presse de l’auteur de romans noirs « marseillais », Philippe Carrese. À l’intérieur, sur une double page, autres dessins de Carrese à l’appui, la querelle se développe. Quinze jours plus tard, le 7 novembre, en marge des Rencontres d’Avérroès, sur France-Culture, Jean Lebrun, descendu à Marseille, prend comme thème de son émission Pot au feu le polar marseillais. À cette occasion étaient présents les journalistes du Pavé, hebdomadaire marseillais qui, dans son numéro 25 (semaine du 21 au 27 septembre), avait consacré une édition spéciale au même sujet. Enfin, aussi en novembre, L’ours polar, bimestriel qui a pour vocation de promouvoir le roman noir, la SF et la BD, présente un dossier de 11 pages sur « Le polar marseillais ». Ainsi, la presse locale, une radio nationale et une revue spécialisée se penchent sur le berceau de ce nouveau-né de la scène littéraire policière. Qu’on le loue ou que l’on émette des réserves sur ses qualités – les avis sont partagés – le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne laisse pas indifférent. C’est au critique littéraire de juger du bien-fondé des éloges et du blâme et nous lui en laisserons le soin. En revanche, il incombe au sociologue de la littérature d’expliciter l’insertion sociale des phénomènes littéraires, plus précisément ici, d’analyser la constitution d’un sous-genre littéraire, le susdit polar marseillais. Mais il convient au préalable de fixer les règles du jeu épistémologique, en d’autres termes de répondre à la question : comment étudier un genre littéraire d’un point de vue sociologique ?

2Deux grandes options m’étaient offertes, retracer dans la lignée de Pierre Bourdieu la constitution d’un sous-champ du roman policier, lui même sous-champ du champ littéraire français, analyser à la manière d’Howard Becker la mise en place d’une nouvelle convention, dans une région des mondes de l’art, la littérature policière. Ces deux approches sont particulièrement stimulantes, mais tout en m’inspirant de leurs leçons je m’inscrirai dans une autre problématique, celle du GRAL [1], elle-même nourrie des travaux d’anthropologie de l’art de Jean Molino. Le GRAL assimile le procès littéraire à un procès social sui generis qui se réalise concrètement sous deux formes d’existence, une existence matérielle – l’œuvre – et une existence dynamique, les rapports auteurs-lecteurs. En tant qu’œuvre, le procès littéraire est une activité sociale de problématisation de mondes virtuels possibles. En tant que rapport auteurs-lecteurs, le procès littéraire ouvre des rapports de coopération, de don et de contre-don de sens [2].

3Plus précisément, si l’on suit Jean Molino, un texte littéraire, comme produit de l’activité humaine et réalité d’ordre symbolique, se présente sous trois aspects complémentaires : « Il possède une dimension poïétique, en tant qu’il est le résultat d’un ensemble de stratégies de fabrication ; une dimension esthésique, en tant qu’activement perçue et re-produite par des lecteurs et des critiques ; enfin une dimension matérielle ou neutre, qui correspond à l’objet séparé des deux autres composantes et se présente alors sous forme de traces matérielles, ondes sonores ou signes noirs sur du papier » [3]. Ces trois niveaux sont en constante interaction et on ne saurait rendre compte d’un phénomène littéraire sans essayer de les prendre en compte simultanément. Dans cette optique, les genres littéraires sont des institutions et des normes qui impliquent des attitudes des lecteurs, des stratégies des auteurs et des caractéristiques formelles plus ou moins floues de l’œuvre ; « un ensemble limité de traits qui, à un moment donné et dans une culture donnée, correspond à peu près à ce que l’on considère comme les propriétés spécifiques du genre » [4]. Les genres sont donc des catégories cohérentes et structurées, mais aussi ouvertes.

4Je diviserai mon exposé en trois parties. Dans la première, j’analyserai la genèse du phénomène : le polar marseillais, apparu au milieu des années 90 dans l’orbite du néo-polar français, est né de la réaction de Marseillais d’origine ou d’adoption à la dégradation de l’image de la ville et à la montée de l’extrême droite. Dans la seconde, j’essaierai de cerner les conventions et les traits formels qui caractérisent ce sous-genre. Dans la troisième, je tenterai de mettre à jour les mécanismes qui ont fait évoluer ce roman noir militant des pionniers vers un produit labellisé comme « polar marseillais ».

Ville blessée, peste brune et roman noir

5Situer la naissance du polar marseillais au milieu des années 90 ne revient pas à dire que le roman policier, notamment le roman noir [5], est un inconnu sur la scène littéraire marseillaise. Faute de recension, il n’est pas possible de citer des chiffres, mais ce nombre n’est sans doute pas négligeable. Dans l’imaginaire et dans les faits, la pègre marseillaise a été depuis les années 30 un des lieux emblématiques de la pègre française et elle a sans doute suscité des vocations d’écrivains comme elle a suscité des vocations de cinéastes. Enquête à faire ! On peut cependant citer quelques titres comme Le mort de la Canebière de Jean Toussaint Samat (Paris, Les Éditions de France) en 1934 ; un roman au titre particulièrement évocateur, Arthur, nervi de Marseille de Roger Davesnes (Marseille ; Éditions France Monde) en 1949 ; Les pieds dans la glace (Le bosco) de Philippe Carella (Paris ; Media 1000) en 1981 ; Le Chinois. Un grand flic de Marseille raconte de N’guyên Van Loc (Paris ; Presse Pocket) en 1989. Mais il ne faudrait surtout pas oublier, et ce dès 1930, Train de nuit de Simenon, publié sous le pseudonyme de Christian Brulls, dans la collection Les maîtres du roman populaire. En effet, c’est à Marseille que, pour la première fois, le commissaire Maigret entre en scène. Il innocente Jean, un vertueux marin breton, du crime commis par un truand marseillais, le Balafré, dont la sœur Rita, prostituée marseillaise, femme fatale et corruptrice, avait séduit l’imprudent jeune homme.

6Cependant ce sont quatre romans, parus entre 1994 et 1996, qui vont contribuer à la naissance d’un nouveau genre : le premier, Les chapacans de Michèle Courbou, est publié en février 1994 dans la Série noire ; le second, Trois jours d’engatse de Philippe Carrese, est édité à la fin de la même année, à Ajaccio, par Meditorial ; le troisième, Total Khéops de Jean-Claude Izzo, paraît en janvier 1995 chez Gallimard dans la Série noire ; le quatrième, La faute à degun de François Thomazeau, publié un peu plus tard, en juillet 1996, également chez Méditorial, avait fait le siège des éditeurs depuis déjà quelque temps. Jean-Claude Izzo n’est donc pas la première hirondelle à avoir chanté le printemps du polar marseillais, mais il n’est pas douteux que son rapide succès et son impact sur les lecteurs en a fait l’oiseau phare. Ce qui distingue de leurs aînés ces romanciers qui, dans les années 90, ne se connaissaient pas ou peu, ce sont deux caractéristiques interdépendantes. D’une part, qu’ils soient nés à Marseille ou qu’ils l’aient choisie par élection, qu’ils y résident ou s’en soient éloignés, ils revendiquent une identité marseillaise qui se traduit par l’affirmation d’un fort attachement à une ville injustement calomniée. D’autre part, inscrits ou non dans des réseaux militants, ils rejettent violemment l’extrême droite. Comparaison qui peut avoir valeur de test, le roman de Gilbert Schlogel, Rage de flic, Prix du Quai des Orfèvres 1996, mais paru en 1995 et qui se déroule à Marseille dans les milieux médicaux, ne présente aucune de ces caractéristiques : Marseille n’est qu’un décor, ne suscite aucun attachement et l’extrême droite est absente. Dans la seconde partie de l’exposé, nous préciserons ces traits définitionnels du polar marseillais, mais auparavant il convient de revenir sur le contexte économique et social et sur la situation du roman policier dans le champ littéraire au milieu des années 90.

7Le début des années 90 est marqué par un virage à droite de la vie politique française. En mars 1993, l’opposition de droite gagne les élections législatives, Édouard Balladur devient premier ministre avec Charles Pasqua au Ministère de l’intérieur. En juin est adopté un Code de la nationalité particulièrement restrictif, suivi le 10 juillet du vote à l’Assemblée nationale d’un Projet de loi sur le contrôle d’identité qui renforce les pouvoirs de police en ce domaine. En mai 1995, Jacques Chirac devient président de la République ; Jean-Claude Gaudin s’empare de la mairie de Marseille un mois plus tard. Ce retour de la droite s’accompagne d’une montée de l’extrême droite. Phénomène qui se traduit localement par les succès du Front national à Toulon, Marignane, Orange et l’élection à Nice de Jacques Peyrat, ex-membre du FN. Ces victoires sont précédées, le 21 févier 1995, d’un événement local de portée nationale : l’assassinat à Marseille d’un jeune Comorien, Ibrahim Ali, par des colleurs d’affiches du Front national.

8D’autre part, et ce depuis la fin des années 80, l’image de Marseille ne cesse de se dégrader dans les médias sur fond de déclin économique, de trafic de drogue et de « guerre des cliniques ». Au point que, en réponse à un article du journal Paris-Normandie du 27 juin 1990 qui titre « Marseille, Conseil municipal des voyous », les élites marseillaises se mobilisent. Le 6 juillet, Robert Vigouroux, maire de Marseille, engage des poursuites contre le journal et lance un appel « Trop c’est trop », dont les signataires sont présentés comme « les forces vives de la ville ». Cette image négative de la cité phocéenne culmine, à l’automne 90, avec le reportage télévisé de Christine Ockrent, Carnet de route, qui met en scène une ville de Marseille mafieuse, ruinée et crépusculaire. Les émissions des chaînes nationales vont continuer dans cette voie : en février 1992, La marche du siècle (FR 3) sur la corruption ; en 1994, Envoyé spécial (FR 2) sur la drogue ; en 1995, encore sur FR 2, une émission sur le quartier du Panier, au titre évocateur, Faut pas rêver[6]. En effet, une série d’événements continuent à entretenir la dégradation de l’image de la ville. En 1993, celle-ci est secouée par le grave conflit des dockers et une série d’affaires de drogue. Surtout cette année voit se développer l’affaire de l’OM. Le 20 juin 1993, le Parquet du Tribunal de Valenciennes ouvre une information judiciaire pour corruption active et passive lors du match du 20 mai 1993 entre L’OM et l’équipe de Valenciennes. Cette procédure aboutira à la descente en division 2 de l’OM, champion de France 1993, et à la condamnation des responsables du club, Jean-Pierre Bernès et Bernard Tapie. De manière plus ou moins consciente, c’est pour une part cette montée de la droite et de l’extrême droite et cette dégradation de l’image de Marseille qui vont pousser Michèle Courbou, Philippe Carrese, Jean-Claude Izzo et François Thomazeau à se lancer dans l’écriture de romans noirs. Ce refus de l’extrême droite et cette volonté de défense de Marseille sont suffisamment explicites, comme nous le verrons, dans la trame des œuvres, mais certains auteurs s’expriment ouvertement sur ces points.

9Philippe Carrese commente en ces termes la genèse de son premier roman, Trois jours d’engatse : « Marseille est alors en pleine parano politique, dans un immobilisme suicidaire […]. Les lecteurs marseillais découvrent avec enthousiasme qu’on écrit enfin sur leur ville au quotidien, cette mégalopole aux allures de village incompréhensible […]. Les autres lecteurs du pays découvrent un Marseille inattendu, loin des clichés habituels, un nouveau territoire mystérieux et exotique qu’on peut explorer sans renouveler son passeport ni changer ses francs en monnaie locale. » [7] Et il ajoute en commentant l’évolution de Marseille entre 1995 et 1997 : « Il se passe que le jeune Ibrahim Ali, un minot comorien de La Savine, se fait massacrer par des lémuriens avinés du Front national et que la récupération de ce drame est immédiate. » [8] Dans la même optique, Jean-Claude Izzo dédie le deuxième roman de sa trilogie Chourmo, au même Ibrahim Ali : « À la mémoire d’Ibrahim Ali, abattu le 24 février 1995 dans les quartiers Nord de Marseille par des colleurs d’affiches du FN. » Annie Barrière, dont l’ouvrage Une belle ville comme moi, rédigé avant la vague du polar marseillais, n’est paru qu’en 2000 aux Éditions Baleine, commente son parcours d’écriture en ces termes : « Il se trouve que je suis née dans cette ville et que j’y ai grandi, et que forcément ça laisse quelques traces. On écrit avec ce que l’on est. On écrit pour échapper à ce que l’on est. J’écris des romans à cause de Marseille, des polars à cause de Chandler. » [9] Remarque éclairante en effet, les écrivains n’écrivent pas seulement à partir de ce qu’ils voient, de ce qu’ils vivent et de ce qu’ils pensent du cours du monde, mais aussi à partir d’autres livres. Et, pour nos auteurs, ces autres livres sont le roman noir, des classiques de l’école américaine aux néo-polars français apparus dans les années 70.

10Le choix du roman noir est d’abord une réaction contre la littérature blanche, la littérature légitime, accusée de passer à côté des problèmes politiques et sociaux et d’ignorer les classes populaires. Le roman noir apporte un contrepoids à cette littérature aseptisée : « Dans le cadre du roman noir, l’auteur met en joue la société à travers des délits organisés, collectifs, nécessairement baignés dans leur contexte politique (au sens premier du terme) et de sa façon de les traiter procède de la mise en questionnement d’un ordre établi, au nom même de la loi édictée par cet ordre, le roman noir s’est mis à circuler dans les artères des métropoles comme un contrepoison en eau sale et peu à peu, tout est passé dans ses tamis. » [10] C’est donc un retour au réalisme mais au réalisme critique, comme le met bien en évidence Manuel Vasquez Montalban : « Malgré la conscience de la faillite du réalisme socialiste, devenu esthétique d’État alors qu’il devait être une esthétique de résistance, j’ai toujours ressenti le besoin de retrouver un discours de caractère réaliste. » [11]

11Les pionniers du polar marseillais s’inscrivent dans cette problématique. Plus précisément, ils sont en phase avec les représentants du néo-polar français, né dans l’après-68 et porteurs des désillusions de l’après-81. Avec Didier Daeninck, Frédéric Fajardie, Thierry Jonquet, Jean-Bernard Pouy, Jean-François Vilar, venus du PCF, du gauchisme et de l’après-gauchisme, du trotskisme, ils partagent une vision du monde social et politique que met bien en évidence Patrick Raynal, directeur de la Série noire : « Qu’ils soient soixante-huitards, ex-militants de gauche ou d’extrême gauche – c’est-à-dire proches de la cinquantaine ! – ou rien de tout ça, ils ne font pas confiance à l’establishment, ne se risquent pas à de vaseuses analyses politiques. Ils n’ont rien à proposer, tout à écrire. Ils sont témoins du chaos, parlent de la mort et de l’universel. » [12] Mais cette littérature, comme le soulignent Annie Collovald et Philippe Corcuff, en constante tension entre la critique sociale et la désillusion politique, n’échappe pas à un certain nombre de nouveaux lieux communs et de stéréotypes, tels que « la vision misérabiliste de la banlieue, l’élitisme anti-beauf, la pauvreté sociologique de silhouettes sociales trop rapidement croquées, le transfert de la valeur rédemptrice du prolétaire vers celle de l’immigré » [13]. C’est au moment où la société française se dépolitise que le polar se fait de plus en plus critique ; il est porté par des lecteurs appartenant souvent aux classes moyennes urbaines cultivées, « moyen confortable, mais aussi individuel et distancié, d’autres formes d’engagement politique » [14]. En effet, l’éthique de ce néo-polar est inséparable du désenchantement : « Une telle ambiance peut nourrir une radicalisation de la critique des institutions de nos sociétés. Cette critique sociale semble hésiter entre la réouverture de l’espace social des possibles face à la fermeture dominante du monde et à un « fatalisme du ‹ tout gangrené › et du ‹ à quoi bon ? ›. De ce point de vue, le polar nous invite fréquemment à marcher sur une corde raide » [15].

12Pas plus que leurs inspirateurs, les créateurs du polar marseillais ne sont à l’abri de ces contradictions. Mais puisque ce qu’ils ont en commun c’est l’amour d’une ville, il convient maintenant, après avoir essayé de retracer la genèse du phénomène, de mettre en évidence les grandes lignes du portrait qu’ils nous en font. Sous leur plume, Marseille n’est jamais un décor mais le personnage central de l’intrigue ; une femme, bien sûr, et une femme éperdument aimée, une femme qu’on caresse en la parcourant.

Une belle ville comme moi [16]

13Le roman noir américain est né avec le développement urbain ; aussi est-il un des lieux d’expression privilégiés de la ville métaphorique. La métaphore de la ville continue à fonctionner chez ses héritiers mais elle subit des modifications en fonction du génie de lieux et de la conjoncture politique, économique et sociale. C’est pourquoi la Marseille littéraire du polar marseillais orchestre avec son originalité propre certaines des grandes caractéristiques du roman noir classique : la lutte entre les bons – même s’ils sont parfois ambigus – et les méchants, la description réaliste des catégories sociales, la prégnance de l’espace urbain qui est toujours plus qu’un arrière-plan. Les héros classiques, policiers et journalistes intègres, s’opposent bien sûr aux adversaires de toujours, les caïds de la pègre et les politiciens corrompus, les « z’élus », dans le vocabulaire de Philippe Carrese. Mais de nouveaux acteurs apparaissent du côté des « bons » : chez Thomazeau un critique de rock et un chanteur de rock embaumeur et fils d’embaumeur ; chez Philippe Carrese un jeune Corse, Bernard Rossi ; chez Michèle Courbou un jeune des cités, Darnagas, fils du carrier Marius Canto entouré des groupies et des membres de l’orchestre Les furiouzes cloques. Du côté des adversaires, ce qui caractérise le polar marseillais c’est l’importance donnée à l’extrême droite. En particulier chez Izzo, c’est l’adversaire par excellence, l’ennemi à abattre, la pieuvre qui s’allie avec la mafia et gangrène la ville. Au niveau subalterne, le sympathisant ou l’adhérent à un parti d’extrême droite se concrétise dans la figure stéréotypée du « beauf ».

14Cosmopolitisme oblige, tous ces acteurs appartiennent à des communautés multiples. Dans la trame romanesque, c’est en effet de façon privilégiée à travers l’évocation de ses communautés que Marseille, de décor, devient acteur de son destin. Corses, descendants d’Italiens, d’Arméniens, de Portugais et d’Espagnols, Beurs, Blacks, Comoriens, Chinois et Vietnamiens, les représentants de ces communautés ne se partagent pas de façon nette entre bons et méchants, mais les beurs sont plutôt du côté des victimes ou des hommes de main, les descendants d’Italiens souvent du côté des caïds de la pègre, ancienneté d’implantation dans la ville et liens avec la mafia obligent. Cependant, ce qui les unit et constitue la marque la plus apparente de l’identité marseillaise, c’est l’emploi revendiqué et valorisé de l’idiome local, le parler marseillais, accent à l’appui. Comme ce sont les milieux populaires qui sont souvent mis en scène, on stigmatise même l’accent pointu des « élites » qui veulent gommer leur origine méridionale. Dans l’avant-propos à Trois jours d’engatse, Philippe Carrese met ainsi en garde les gens de la haute : « Et si tu es un fioli, un jambon ou une estrasse mondaine de Saint-Giniez, arrête de faire ta précieuse et laisse tomber l’accent pointu… ça donne l’air ensuqué et de toute façon, un jour ou l’autre, ça t’échappe malgré toi et tu redeviens ce que tu as toujours été : un vrai Marseillais. » Il n’est pas sans intérêt de remarquer que les quatre titres utilisent tous des mots du parler marseillais. Total Chéops est une expression forgée par le groupe de rap marseillais IAM, qui signifie « bordel total ». Les trois autres titres renvoient aussi au lexique du parler local : Les chapacans (les sacripants) de Michèle Courbou, Trois jours d’engatse (de sérieux ennuis) de Philippe Carrese, La faute à degun (à personne) de François Thomazeau. Chacun de ces auteurs résout à sa manière le problème stylistique de l’emploi du « marseillais » dans les dialogues, en insérant éventuellement un lexique à la fin du livre (Carrese et Courbou), mais tous revendiquent haut et fort cette marque ostentatoire de l’identité locale.

15Comme les privés et les flics du roman noir américain, les personnages du polar marseillais parcourent la ville à vive allure ou lentement, à pied, en moto, en voiture, seuls ou en compagnie, notamment de l’ami ou de la femme aimée. Ils y inscrivent des parcours, ils y privilégient des lieux, au premier rang desquels les bars et, ce faisant, balisent l’espace urbain, autrement dit, se l’approprient. Plus précisément, trois espaces, en relation dialectique, caractérisent Marseille : le centre historique – le Vieux Port, le quartier du Panier, Notre-Dame de la Garde – lieu d’ancrage historique et de positivité ; le labyrinthe sans repère fixe, désagrégé et délabré des quartiers nord et de la périphérie ; les calanques, lieu de retour à la nature et de communication intense avec la mer et le soleil. Chacun de nos auteurs dialectise ces espaces selon son génie propre : Jean-Claude Izzo privilégie le centre historique, porteur de nostalgie d’enfance, et les calanques ; Philippe Carrese et Michèle Courbou donnent chacun à leur manière une place centrale à la ville labyrinthique et éclatée ; quant à François Thomazeau, il fait indifféremment circuler ses personnages entre ces trois lieux, car son parcours de référence, ce sont les bars et la boîte de rock.

16La Marseille métaphorique du polar marseillais n’est pas une ville idyllique, c’est même plutôt une ville cassée, une ville en crise, une ville où la pègre est active et puissante ; une ville de contrastes, vivante et riche de cultures, mais pauvre et violente. En ce sens, elle est sœur de la Marseille métaphorique du cinéma qui oscille aussi, comme le met bien en évidence Claudette Peyrusse, entre l’ancrage historique des lieux centraux et le labyrinthe de la ville moderne [17]. À l’écran, si la Marseille des années 30, heureuse et solaire, est vue positivement, lui succède la Marseille dévalorisée de l’occupation et, depuis 1945, une Marseille où le noir domine. Ville d’abord assimilée à son quartier central, elle devient une ville éclatée, sans centre, sans repères ni valeurs, angoissée devant la modernité et le développement urbain. Mais, avec les films de Robert Guedigian, Marseille a retrouvé récemment au cinéma une image positive. À cet égard, Marius et Jeannette. Un conte de l’Estaque, sorti en 1996, lauréat de la Distinction Gervais (Un certain regard), au Festival de Cannes 1997 et César de la meilleure actrice décerné à Ariane Ascaride en 1998, fait figure d’emblème identitaire d’une Marseille pittoresque, chaleureuse et populaire. Marseille oscille donc de façon permanente entre violence et aptitude au bonheur, et cette « tension paraît en revanche caractéristique de Marseille à l’écran, toujours nostalgique de son innocence et de ses origines, de même que, dans les discours, livres ou articles, le plaidoyer ou la célébration semblent toujours répondre aux attaques ou alternent avec elles, selon les implacables figures d’un ballet duel » [18].

17Dans ce ballet duel, il semble bien que le polar marseillais a su déployer un plaidoyer efficace qui débouche sur une célébration réussie d’au moins deux traits de son portrait littéraire, le cosmopolitisme et la douceur du climat. Bien sûr, Marseille a toujours joui d’un climat agréable et, depuis son origine, est cosmopolite. Mais il semble que c’est le polar marseillais qui a fait découvrir ces deux atouts de Marseille à ses lecteurs et à ses commentateurs qui les mettent toujours en évidence dans leurs comptes rendus critiques. D’ailleurs, ce jugement est partagé par les Marseillais eux-mêmes. Interrogés en juillet 1999 dans une étude sur l’image de Marseille, sans ignorer les aspects négatifs, violence, drogue, chômage, à la question « À quoi vous fait penser Marseille ? » ils répondent à 72 % le soleil, la mer, le beau temps, la chaleur, et 70 % jugent le cosmopolitisme positif.

18Marseille est donc aimée pour son climat, la présence de la mer et sa population cosmopolite. Les numéros spéciaux de revues nationales consacrés à Marseille, qui, il y a quelques années, semblaient ne pas voir qu’il y avait une plage et des communautés « ethniques » chaleureuses derrière la drogue, la crise économique et la guerre des cliniques s’en aperçoivent aujourd’hui. Cette image positive du cosmopolitisme marseillais est indissociable de la musique, plus précisément des groupes de rap et de reggae. En effet, avec les films de Guédigian et les romans d’Izzo, les groupes marseillais IAM et Massilia Sound System sont les emblèmes positifs de l’identité marseillaise. En avril 2001, Le Nouvel Observateur consacre un numéro spécial à ce secteur de la scène musicale marseillaise sous le titre : « Rap, Ragga, Marseille a la tchache » et présente le dossier en ces termes : « Tchache et coup de gueule, rap et ragga font tanguer le port. Mieux qu’une mode : un phénomène identitaire de cité cosmopolite qui revendique sa diversité ethnique. »

19Ainsi, plus que la violence, la drogue et la lutte contre l’extrême droite, ce que les médias ont retenu du portait littéraire de Marseille, brossé par les créateurs du polar marseillais, ce sont le pittoresque des communautés et le charme des calanques. Cette réception, nous allons le constater, n’est pas sans effets sur l’évolution du genre.

Vous avez dit « polar marseillais » ?

20Pour analyser correctement la structuration du polar marseillais en genre littéraire, c’est-à-dire la transformation de la harangue de quatre écrivains protestataires en sous-genre attesté du néo-polar français, il convient de prendre simultanément en compte les trois composantes des œuvres, dimension poiétique, dimension esthésique et niveau neutre, dans le droit fil de la problématique de Jean Molino.

21Au niveau de la création, le premier phénomène observable est l’augmentation du nombre des ouvrages. Ainsi, de 1994 à 2000, on peut recenser 45 polars marseillais, 3 sont publiés en 1994, 2 en 1995, 3 en 1996, mais après 1997 le rythme de parution s’accélère : 6 en 1997, 7 en 1998, 10 en 1999, 14 en 2000. À côté des précurseurs qui ont continué à publier, comme Izzo, Carrese et Thomazeau, de nouveaux auteurs apparaissent : Abax, Barrière, Blaise, Borelli, Deleuse, Delfino, Del Pappas, Gouiran, dont certains, comme Del Pappas, très prolifiques (7 titres de 1998 à 2000). Cette prolifération est liée à l’apparition de nouveaux éditeurs sur le marché. De 1994 à 1996, on ne recense que Gallimard (Série noire) et Méditorial à Ajaccio, mais à partir de 1997 des éditeurs parisiens – Baleine, Flammarion, Fleuve noir, Jigal, Librio, Métailié, Seuil – vont entrer dans la danse, car le polar marseillais est devenu un marché porteur. Dernières en date, les Éditions Autrement qui, le 16 mars 2001 dans la collection Littératures : Roman d’une ville, publient un recueil de nouvelles consacré à Marseille avec les signatures de Jean-Bernard Pouy, promoteur de la collection Le Poulpe, et d’auteurs marseillais : Philippe Carrese, Michèle Courbou, Gilles Del Pappas, Marcus Malte et René Merle.

22Par ailleurs, éditeurs et auteurs s’organisent localement. En 1998 paraît à Nice, aux Éditions du Ricochet, un ouvrage collectif Treize, passage Gachimpega, qui réunit, dans une intrigue centrée autour d’un même immeuble de Marseille, douze auteurs marseillais et un membre du groupe Massilia Sound System. En 2000 sont créées à Marseille les Éditions L’Écailler du Sud – clin d’œil à la grande revue littéraire marseillaise Les Cahiers du Sud – distribuées par Harmonia Mundi. Ce nouvel éditeur, dont le responsable est Patrick Coulomb, journaliste et auteur de polars marseillais sous le nom de plume de Patrick Blaise, vend chacun de ses titres à 1500 ou 2000 exemplaires. Il réunit des anciens, comme François Thomazeau, et des nouveaux parmi lesquels des jeunes des cités : un des derniers ouvrages parus, La cité du fada, a été écrit par Ridha Aati et Nordine Zoghani, deux jeunes beurs des quartiers nord. Deuxième éditeur local, Autre Temps, qui ouvre une collection Temps Noirs avec trois ouvrages d’Isa Dedeau. Enfin, avec Rouge Safran, maison d’édition créée à Marseille en avril 1999, le polar marseillais se tourne vers le public jeune avec la série Albert Leminot de Georges Foveau qui met en scène un jeune détective de 13 ans, résidant dans le quartier historique du Panier. Trois titres sont déjà parus : Mystère chinois au Panier (2000), Le mystère de la cabre d’or (2001), Mystère Circus à Avignon (2001).

23Le polar marseillais est aussi le sujet de manifestations culturelles. Le 28 mai 1999, sur La Plaine, quartier branché de Marseille, l’association Savon noir présente Marseille noire. L’événement associe signatures (de 22 auteurs de polars, dont 7 Marseillais), projections, exposition, repas de quartier et animations musicales. Depuis 1999 ce genre de manifestation tend à s’institutionnaliser. D’autre part, le polar marseillais est désormais partie prenante des manifestations littéraires de Marseille. Le 18 novembre 2000, le neuvième Carré des écrivains réunit au Centre Bourse 135 écrivains qui présentent 356 ouvrages de tous ordres, consacrés à Marseille. On y recense 18 auteurs de polars marseillais qui mettent en vente 44 romans. Ainsi, même s’ils récusent, parfois avec véhémence, l’existence d’une « école marseillaise » ou d’un polar qui serait « marseillais », nos auteurs aiment à se réunir autour de ce sigle, à créer des maisons d’édition, à boire, à manger et à se faire photographier ensemble. Initiatives d’autant plus réussies qu’au niveau de la réception, le relais est assuré.

24Les dossiers consacrés au polar marseillais dans les hebdomadaires locaux et nationaux contribuent à en faire un marqueur identitaire de la ville. Marseille Hebdo, dans son numéro du jeudi 1er février 2001, ouvre par ces propos le dossier Autopsie du polar marseillais : « Douze mois après la disparition de Jean-Claude Izzo, le polar aïoli est à la mode entre vague médiatique et bon créneau éditorial. Reste qu’à quelques exceptions, la relève du roman noir patauge dans le pastis. » En juin 2001, Le Point et Lyon-Mag présentent chacun un dossier spécial sur Marseille, et le polar marseillais y figure en bonne place. Le Point du 15 juin, sous le titre « Le polar se porte bien », consacre une demi-page aux Éditions L’Écailler du Sud. Dans son « Spécial Marseille » du même mois, c’est sur trois pages que Lyon-Mag traite le sujet sous le chapeau « Marseillle est une ville explosive » autour d’une interview du journaliste Patrick Coulomb, responsable de L’Écailler du Sud. L’article se clôt sur un encadré consacré à Jean Claude Izzo, photo à l’appui.

25En effet, dans cette reconstruction de l’identité marseillaise à travers le polar, Izzo apparaît comme la figure centrale. À tel point que Marseille Hebdo du 1er février 2001 peut parler de la béatification de Jean-Claude Izzo : « Un an après la disparition d’Izzo, l’écrivain a droit à un mausolée qui l’aurait sans doute fait sourire s’il avait connu la suite de l’histoire. » Et d’évoquer successivement la série télévisée de TF1 avec Alain Delon, l’appellation « Espace Izzo » donnée à un local de la Fac Saint-Charles, le projet de l’Office du tourisme de Marseille de créer un « circuit Jean Izzo, avec apéritif aux Goudes, visite guidée de l’Évêché (commissariat central de Marseille) ». On voit là toute l’ambiguïté de l’instrumentalisation par le tourisme et les médias d’une œuvre littéraire réduite à la simple redécouverte des attraits touristiques de Marseille alors que, chez Izzo, la communion avec la mer et le soleil, comme dans Noces de Camus, a bien évidemment une dimension ontologique. Éternité dans l’instant, elle permet, comme les amours éphémères, d’affronter le malheur du monde et la mort inexorable. Les calanques sont « le refuge paradisiaque qui permet à Montale de supporter les forces corrosives et destructrices du reste de l’agglomération » [19]. Dans l’article qu’il consacre au film de Bertrand Blier, Un, deux, trois, soleil, Pierre Murat détourne les vers d’Alchimie du verbe de Rimbaud : « Elle est retrouvée, quoi, l’éternité, c’est la mer allée au soleil » en « Marseille, c’est la mer allée au soleil » [20]. Cette expression pourrait figurer en exergue de tous les romans d’Izzo.

26Il en va de même pour le genre : « Il convient de distinguer le genre d’une œuvre tel qu’il a été voulu par le créateur, le genre posé et reconnu par les divers lecteurs, enfin les traits génériques que l’on peut mettre en évidence dans le texte ; l’expérience prouve que les trois classifications, dans le cas général, ne coïncident pas. » [21] Dans cette perspective, le polar marseillais ne saurait être défini comme un sous-genre reconnu par tous et aux traits formels aisément identifiables, mais plutôt comme le lieu d’une co-construction, parfois conflictuelle entre auteurs, éditeurs, lecteurs, critiques et médias, en d’autres termes comme un lieu de débat.

27Le premier débat porte sur l’existence même du genre que certains auteurs et critiques ont tendance à nier, alors qu’ils ont contribué à le créer : « Autant d’individus, autant de personnalités, autant de livres, de styles différents. Autant d’histoires différentes. Et on trouve commode de classifier les auteurs dans une case ‹ polar marseillais ›. Réducteur, parfois absurde, souvent incongru, mais fourre-tout pratique pour cataloguer ces nouveaux venus. Et le polar marseillais, ça n’existe pas ou si peu. C’est sans doute un fond de commerce alléchant pour les éditeurs. C’est peut-être une opportunité à saisir pour les auteurs d’ici afin de se faire éditer. » [22] Même dénégation, attribuée à Izzo par un critique littéraire de La Provence, Jean Contrucci : « Cette histoire de mouvement l’agaçait beaucoup. Izzo ne s’est jamais vu comme un leader, c’était un solitaire. » [23]

28Autre question en débat, la valeur littéraire du polar marseillais que la presse locale a tendance à mettre en doute, en filant la métaphore de l’aïoli. Le pavé « commence à douter de la fraîcheur de cet aïoli » [24]. Quand à Marseille Hebdo, quelques mois plus tard, il donne la recette du polar aïoli : « Le parler marseillais ‹ avé l’assent >, la pêche, la musique (jazz, rap, rock), la bouffe (bouillabaisse, aïoli, pieds paquets), l’alcool (pastaga, Bandol, Lagavulin), les bars, la plage, les femmes, les cités, les hommes politiques, le grand guignol, la presse locale (La Provence, La Marseillaise). » [25] Cette critique n’est pas sans fondement, un certain nombre d’ouvrages tombent dans le piège de la folklorisation. Cette évolution est d’abord visible au niveau du paratexte. Par exemple, des représentations photographiques du Marseille historique (Vieux Port, Notre-Dame de la Garde) et des calanques figurent de plus en plus sur la première de couverture, alors qu’on place en annexe des recettes de cuisine « marseillaise » et un lexique du parler local. Le texte suit le paratexte à travers la stéréotypisation de ce parler marseillais, la pagnolisation (pétanque, parties de cartes, conversations de bar), l’amplification du burlesque et de la galéjade. Yves Le Guen, de l’Association Savon Noir, déplore que « la montée du Front national, sur lequel il est de bon ton de taper, n’ait pas débouché sur une véritable critique sociale, mais sur des clichés » [26].

29Mais il ne faudrait pas généraliser : libraires, journalistes et critiques ont tendance à placer sous le label « polar marseillais » des œuvres dont les caractéristiques formelles sont pour le moins hétérogènes. Ainsi, dans certaines librairies de Marseille, la totalité des ouvrages en prose d’Izzo est présentée dans le rayon des romans policiers, alors que des œuvres comme Les marins perdus et Le soleil des mourants sont indéniablement des romans noirs, mais pas des polars. Il en est de même dans les rubriques « Livres » des journaux. Marseille Hebdo du 1er février 2001, dans son numéro spécial Autour du polar marseillais, présente dans sa sélection des œuvres aussi contrastées que le classique Total Khéops de Jean-Claude Izzo, Bonne Mère de François Thomazeau et Marie de Marseille de Pierre Jérôme, qui sont centrées autour d’une enquête policière, mais aussi Pet de mouche et la princesse du désert de Philippe Carrese, qui s’apparente plutôt à la politique fiction, Mystère chinois au Panier de Georges Foveau, un polar pour enfants, et Où se perdent les hommes de René Frégni, un roman noir sur l’univers carcéral des Baumettes qui conjugue les thèmes de la solitude et de la culpabilité. Ce qui n’empêche pas de « faire genre », si l’on veut bien admettre que les genres littéraires fonctionnent comme des prototypes. Un genre littéraire ne se présente pas, en effet, comme un concept auquel on associe des propriétés essentielles, mais comme un prototype : « Il est constitué d’un ensemble d’attributs qui ne sont pas des conditions nécessaires et suffisantes pour l’appartenance au concept, mais correspondent aux propriétés de ce qui en représente l’exemple le plus caractéristique. C’est à ce prototype que l’on compare tout objet pour juger s’il se range ou non sous ce concept, mais celui-ci peut être utilisé pour des objets qui ne possèdent que certaines des propriétés du modèle. » [27] Ainsi de même que l’on range sous la catégorie « oiseau » le moineau mais aussi la poule et l’autruche, lecteurs et critiques reconnaîtront comme « polar marseillais » certains ouvrages qui ne possèdent que certaines propriétés du modèle. C’est la seule manière de rendre compte, sans mutiler la complexité du réel, des ressemblances et des différences qui existent entre les diverses formes des romans de notre échantillon.

30Ce que nous avons voulu mettre en évidence, à propos du polar marseillais, c’est le lien entre l’apparition d’un sous-genre du roman policier français et la reconstruction d’une identité locale. Ceci nous a permis, au passage, de proposer une méthode d’analyse sociologique des genres littéraires. Mais d’autres questions se posent qui mériteraient des prolongements, au premier rang desquelles le rapport au réel de la fiction policière comparé à celui de l’investigation sociologique. Un des maîtres du genre, Didier Daeninck, lui donne une réponse suggestive : « Ce souci d’ausculter le réel, ce n’est pas faire un travail sociologique ; il permet de nourrir mes personnages et d’inventer une méthode pour arriver à la fiction. Comment faire passer des choses du réel à l’état de fiction sans que cela se résume à un travail sociologique, historique, journalistique ? Ce que je fais, c’est prendre à toutes les sciences sociales une partie de leurs méthodes pour m’en bricoler une. C’est un travail sur les mots qui naissent, sur les choses futiles, les airs qu’on entend à la radio. Ce n’est pas de la reconstitution historique, du roman en costume, mais une volonté de donner une vérité à des choses fictionnelles. Ça me prend du temps. » [28]

31Le problème est clairement posé. Le polar représente peu ou prou la réalité sociale, mais en la représentant il la construit. Plus précisément, si l’on suit Paul Bénichou, comme toute œuvre littéraire « réaliste » il est indissociablement producteur de connaissances, dispensateur de valeurs et source de plaisir esthétique. Et faute de prendre en compte ces trois dimensions, il n’est possible ni de mener à bien une analyse sociologique du polar ni d’utiliser à bon escient cette source littéraire dans le cadre d’une recherche sociologique [29]. La structure et le sens des œuvres littéraires sont en partie explicables par leur insertion dans les structures sociales, y compris cette forme particulière de structuration sociale que constitue le champ littéraire défini par Pierre Bourdieu comme le lieu et l’enjeu de stratégies littéraires entre créateurs pour imposer la légitimité de leurs œuvres [30]. Cependant la littérature est aussi tributaire d’un univers des formes qui possède son autonomie. En d’autres termes, s’il y a un aller retour entre les œuvres et la société qui les a vues naître, si des relations s’établissent entre des auteurs, porteurs socialement et historiquement situés, et des formes littéraires, ces dernières existent en dehors des porteurs.

32Il en résulte pour le sociologue des conséquences épistémologiques : l’œuvre littéraire ne peut être assimilée à un document, puisqu’on ne saurait rendre compte de sa structure et de sa signification en faisant abstraction des exigences formelles et esthétiques qui la caractérisent. En d’autres termes, si l’on suit Jean-Claude Passeron : « Ce serait ne pas traiter la valeur artistique comme la valeur qu’elle est socialement dans les faits de création et de réception que de la traiter comme n’importe quelle autre valeur sociale ou de traiter n’importe quelle autre valeur sociale comme elle. C’est faute de se risquer audacieusement dans cette direction qu’on voit, à chacun de ses reculs devant l’obstacle, la sociologie de l’art dénoncée comme « réductrice » et les dévots dénonciateurs s’empresser de reverser au compte de « l’ineffable » le point d’interrogation imprudemment laissé à la disposition des desservants du culte des œuvres ou du miracle de l’art. » [31] Les polars marseillais nous parlent du monde, plus précisément de cette petite portion du monde que l’on a coutume d’appeler Marseille. Et ils nous disent des choses « vraies » sur Marseille. Mais cette vérité n’est pas celle des sociologues. En effet, le but de l’écrivain n’est pas seulement de dire le vrai ou de décrire le réel mais de créer de la beauté. De ce fait, il passe implicitement avec ses lecteurs un pacte particulier, le pacte esthétique qui n’exige que la vraisemblance ; l’attestation de fictivité au service d’une cohérence formelle. À la différence du pacte référentiel des historiens ou des sociologues qui, lui, suppose une adéquation au réel assortie de procédures de vérifications. En conséquence, on ne saurait reprocher à l’écrivain, ici à l’auteur de polars, de s’écarter du réel des sociologues et à ses lecteurs de ne pas exiger qu’il le fasse. Carrese, Courbou, Izzo, Thomazeau et leurs successeurs, chacun selon son génie propre, pourraient reprendre à leur compte cette boutade de Giono dans Voyages en Italie : « Je ne décris pas le monde tel qu’il est, mais tel qu’il est quand je m’y ajoute, ce qui ne le simplifie pas. » ?

33(Cet article est la version légèrement remaniée de « Le polar marseillais », paru dans le tome 1 de Les œuvres noires de l’art et de la littérature, A. Pessin et M.-C. Vanbremeersch (dir.), Paris : L’Harmattan, 2002, pp. 331-356. A contrario remercie M. Pessin, des Éditions L’Harmattan, pour son aimable autorisation.)


Date de mise en ligne : 01/03/2003

https://doi.org/10.3917/aco.011.60

Notes

  • [1]
    Le GRAL (Groupe de recherche sur l’art et la littérature) rassemble à Aix-en-Provence, sous la direction de Nicole Ramognino, des chercheurs et des universitaires du Laboratoire méditerranéen de sociologie (LAMES) et de l’Université de Provence.
  • [2]
    « Le fil rouge interrompu de la sociologie des œuvres », article collectif du GRAL, paru en automne 2001, aux Éditions de L’Harmattan, (Actes du Colloque du GDR OpuS, Sociologie de la littérature et sociologie des œuvres, Grenoble, 25-26 novembre 1999).
  • [3]
    Jean Molino, « Les genres littéraires », Poétique, février 1993, p. 11.
  • [4]
    Jean Molino, op. cit., p. 12.
  • [5]
    Toutes les tentatives pour codifier et définir précisément le genre « roman policier » ont échoué. Cependant, à la fin des années 20, on a cru pouvoir le faire en se référant aux notions de jeu et de résolution d’une énigme. Or, c’est précisément à cette époque que naît aux USA ce que l’on appelé le « roman noir » américain. Ce dernier ne fait plus de la découverte du coupable le moteur de l’intrigue, il n’oppose plus des bons policiers et de méchants truands, mais des héros beaucoup plus complexes qui peinent à se situer d’un côté ou de l’autre de la barrière. D’autre part, l’énigme passe au second plan au profit de la description réaliste d’une société violente dont on dénonce les injustices. Cette optique est celle des représentants du néo-polar français. Au sein de ce genre très divers que constitue le roman policier, le roman noir est donc celui qui s’inspire de l’esthétique littéraire des grands auteurs américains de la première moitié du XXe siècle, tels Chandler et Hammet.
  • [6]
    Marie-Claude Taranger, « L’image de Marseille dans l’information télévisée », Marseille. Revue culturelle, N° 180, mai 1997, p. 98.
  • [7]
    Philippe Carrese, « Le polar marseillais ? Haaaaaaaa, le polar marseillais !!! », L’Ours polar, (Polar marseillais), N° 11, novembre 2000, p. 9.
  • [8]
    Ibid., p. 9.
  • [9]
    Annie Barrière, L’Ours polar, op. cit., p. 7.
  • [10]
    Robert Deleuse, « Petite histoire du roman noir français », Les Temps modernes (Dossier : Roman noir. Pas d’orchidées pour les TM), N° 555, août-octobre 1997, p. 53.
  • [11]
    In « Le roman policier ou le sous-sol de la société. Entretien avec Manuel Vasquez Montalban », Mouvements (Dossier : Le polar. Entre critique sociale et désenchantement), 15-16, mai-août, 2001, p. 112.
  • [12]
    Patrick Raynal, Télérama, N° 2508, 4 février 1998, p. 13.
  • [13]
    Présentation du dossier « Le polar. Entre critique sociale et désenchantement », Mouvements, op. cit., p. 4.
  • [14]
    Ibid., p. 3.
  • [15]
    Philippe Corcuff, « Désenchantement et éthique du polar », Mouvements, op. cit., p. 103.
  • [16]
    Pour emprunter une formule heureuse à Annie Barrière.
  • [17]
    Claudette Peyrusse, « Marseille à l’écran ou la politique d’une ville », Sciences de la société, N° 31, février 1994, pp. 55-79.
  • [18]
    Claudette Peyrusse, op. cit., p. 79.
  • [19]
    Jacque Caroux et Rodney Watson, « Marseille sur Izzo. La cité phocéenne sous un soleil d’encre noire », pp. 7 et 11, paru à l’automne 2001, aux Éditions de L’Harmattan (actes du Colloque du GDR OpuS, Sociologie de la littérature et sociologie des œuvres, Grenoble, 25-26 novembre 1999).
  • [20]
    Pierre Murat, « Quand Blier fait son chemin à Marseille », Pagnol et le Midi, Marseille. Revue culturelle, N° 80, p. 125.
  • [21]
    Jean Molino, « Les genres littéraires », op. cit., p. 11.
  • [22]
    Philippe Carrese, « Un faux genre littéraire », Le Pavé, N° 21-22, septembre 2000, p. 4.
  • [23]
    « Autopsie du polar marseillais », Marseille Hebdo, jeudi 1er février 2001, p. 4.
  • [24]
    Le Pavé, op. cit., p. 2.
  • [25]
    Marseille Hebdo, op. cit., p. 2.
  • [26]
    Marseille Hebdo, op. cit., p. 2.
  • [27]
    Jean Molino, « L’ontologie naturelle de la poésie », Littérature, N° 72, décembre 1988, p. 92. Sur la notion de prototype, utilisée notamment en psychologie cognitive, on peut consulter notamment Carolyn B. Mervis et Eleanor Rosch, « Categorization of natural objects », Annual Review of Psychology, 1981, 32, pp. 89-115.
  • [28]
    Annie Collovald, « Entretien avec Didier Daeninck : une modernité contre la modernité de pacotille », Mouvements, op. cit., p. 12.
  • [29]
    Paul Bénichou, « La littérature comme fait et valeur. Entretien avec Tzvetan Todorov », in : Mélanges sur l’œuvre de Paul Bénichou, Paris : Gallimard, 1995, pp. 153-191.
  • [30]
    Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Génèse et structure du champ littéraire, Paris : Seuil, 1992.
  • [31]
    Jean-Claude Passeron, « Le chassé-croisé de la sociologie des œuvres », in : Raymonde Moulin (dir.), Sociologie de l’art, Paris : La documentation française, 1986, pp. 449-459.

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