Notes
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[1]
E.G. Consortium LaBChain regroupant 25 organisations dont la Caisse des Dépôts, le Crédit Agricole, Allianz, Groupama, Natixis.
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[2]
Source : rapport du syndicat national Solidaires-Finances publiques, Quand la baisse des oyens du contrôle fiscal entraîne une baisse de sa présence, septembre 2018.
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[3]
Voir par exemple la société Postme : https://www.postme.io/
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[4]
Méthode pour mémoriser et récupérer des données à distance.
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[5]
De l’extraction des matières premières au recyclage du produit.
Introduction
1La parution en 2018 pour la quatrième année consécutive d’un « Baromètre de la Transformation Numérique des cabinets d’expertise comptable » (Cegid, 2018) montre l’importance que les professionnels comptables accordent aux transformations numériques de leur métier. Le terme de « chantier numérique » est d’ailleurs utilisé (Cegid, 2018). Ce thème de la transformation numérique englobe un vaste ensemble de technologies étant à des degrés divers de diffusion.
2Parmi celles-ci, la Blockchain suscite de nombreuses interrogations. Support historique des monnaies cryptographiques tel que le Bitcoin, cette technologie se diffuse très récemment à des champs d’application autres que ceux de la banque et de la finance. Cependant, nous constatons que le fonctionnement et les potentialités de la Blockchain sont encore méconnus dans le champ de la comptabilité, du contrôle et de l’audit (CCA dorénavant). Le concept de Blockchain reste peu mobilisé et évoqué dans les revues et colloques français du champ CCA (il n’apparait pas dans le baromètre des cabinets d’expertise comptable de 2018 et une unique communication au congrès de l’AFC 2018 l’évoque). Brender et al. (2018) soulignent que si des réflexions ont lieu dans le domaine de la finance, les domaines de l’audit et du contrôle sont négligés par les universitaires. Cet article a pour objet de faire un point de connaissance sur cette technologie et sur les enjeux et perspectives pour la comptabilité et les métiers du champ CCA, dans une approche prospective.
3À cette fin, après une présentation succincte de ce qu’est la technologie Blockchain et de son mode de fonctionnement (partie 1), nous questionnons les transformations comptables (partie 2) et les impacts sur les métiers d’auditeurs externes et de comptables d’entreprise (partie 3).
1 – Présentation de la technologie Blockchain
4La technologie Blockchain permet la tenue d’un registre public de transactions, organisées par ordre chronologique, et s’appuie sur un réseau décentralisé d’utilisateurs, par exemple Internet. Il faut imaginer « un très grand cahier, que tout le monde peut lire librement et gratuitement, sur lequel tout le monde peut écrire, mais qui est impossible à effacer et indestructible » (Delahaye 2015, p. 80). La Blockchain est caractérisée par trois principes : transparence (l’information est « publique », c’est-à-dire partagée entre les utilisateurs) ; protection des données (non falsification, vérification des informations par les nœuds du réseau, absence d’effacement des données, anonymisation) ; décentralisation (fonctionnement sans organe central de confiance chargé de l’administration, du contrôle, et plus généralement de la gouvernance du système) (Desplebin et al. 2018). Depuis peu la Blockchain est à nouveau sous les projecteurs, car de nouvelles applications sont développées dans des secteurs qui ne relèvent pas directement de la banque ou de la finance. Cet intérêt renouvelé provient notamment des caractéristiques présentées précédemment, perçues comme sources potentielles d’innovations et d’avantages majeurs. Le développement de la Blockchain est au cœur de politiques d’investissement de la part de nombreuses organisations et consortiums [1] à la recherche d’avantages concurrentiels, encore incertains, que leur procurerait la technologie. Le fonctionnement d’une Blockchain procède de cinq étapes, synthétisées dans le schéma 1.
Processus de fonctionnement de la Blockchain (Desplebin et al. 2018)
Processus de fonctionnement de la Blockchain (Desplebin et al. 2018)
5Lors de la première étape (1) un agent A enregistre à destination d’un agent B une demande d’écriture dans le registre de la Blockchain (e.g. transaction financière, écriture comptable, contrat, livraison, transfert de propriété…). L’agent A utilise pour cet enregistrement un logiciel qui va transmettre la requête aux utilisateurs, réunis au sein d’un réseau (e.g. Internet). Cette écriture de l’agent A est alors ajoutée à un « bloc » d’informations, qui réunit les demandes d’écriture saisies au sein du registre par l’ensemble des utilisateurs durant une certaine période. Ce bloc est ensuite placé « en file d’attente » (étape 2). La validation de ce bloc et l’écriture effective des informations de celui-ci au sein de la chaîne de bloc va nécessiter une validation par un consensus des utilisateurs du réseau.
6Cette validation est l’étape clef de la technologie Blockchain (étape 3). Il s’agit d’un protocole cryptographique qui permet une validation des informations du bloc via consensus des utilisateurs du réseau. Les utilisateurs qui réalisent cette validation sont dénommés « mineurs ». Ceux-ci mettent à disposition du réseau la capacité de calcul de leurs ordinateurs afin de réaliser les opérations cryptographiques nécessaires à la validation des informations. Ces opérations ont pour but de permettre par la suite l’identification des blocs d’informations, sans que le contenu en soit révélé, ce qui autorise la vérification de l’intégrité des écritures.
7Lorsque le bloc est validé par le consensus d’utilisateurs, celui-ci est validé, horodaté et ajouté à la chaîne de blocs (étape 4). Cette validation est irréversible, le bloc est ajouté de manière ordonnée à la suite des autres au sein du registre. Cette chaîne de blocs est accessible par l’ensemble des membres du réseau (les agents A et B dans le cadre de l’exemple de la figure 1) qui détiennent une même copie des informations enregistrées au sein de la Blockchain (étape 5).
2 – Une transformation de la comptabilité
8Nous allons maintenant examiner en quoi la Blockchain peut changer la comptabilité (section 2.1.) et à quelle échéance (section 2.2.).
2.1 – La Blockchain peut-elle servir de nouvelle technologie comptable ?
9Nous pouvons généralement considérer que le système d’information comptable vise à donner une représentation de la performance interne de l’entreprise, liée à son activité. Coyne et McMickle (2017) ainsi que Degos (2017) relèvent que les supports de la comptabilité ont déjà maintes fois évolué pour s’adapter à la technologie disponible et à la vie économique (tablettes d’argile, parchemin, papier, enregistrements magnétiques, Cloud…). À l’ère numérique actuelle, ces registres prennent la forme de bases de données, et différentes solutions (propriétaires et open source) existent avec des caractéristiques fondamentales similaires (Coyne et McMickle 2017). La Blockchain est également une base de données, avec des spécificités propres, comprenant par exemple la qualité de registre, et pourrait constituer la prochaine évolution généralisée des supports comptables.
10La différence principale et la plus intéressante entre les bases de données traditionnelles qui servent de support à la comptabilité actuellement et la Blockchain est la solution de contrôle des données proposée (comme nous l’avons vu en partie 1). White (2016) précise que « toute tentative de manipulation d’une transaction antérieure nécessite un retraitement de tous les blocs suivants de la chaîne. Cette activité aurait besoin de dépasser la vitesse à laquelle de nouveaux blocs sont ajoutés à la chaîne. En conséquence, beaucoup considèrent la Blockchain comme immuable ou immunisée contre la manipulation, qui est la principale attraction de la tentative de l’adapter à la comptabilité en tant que livre de transactions ». La Blockchain serait la seule solution qui offre une telle sécurisation des données (fiabilité et inviolabilité).
11De plus, la solution de contrôle proposée par la Blockchain admet la possibilité de définir des degrés de transparence, via l’utilisation de clés publiques et de clés privées, qui permettent à la fois d’avoir un registre (et un grand livre) définissable librement comme étant public ou privé et donc in fine ouvert à de nombreux publics, de nombreuses configurations d’utilisateurs (Leloup 2017). Il est alors possible de définir des niveaux de confidentialité (évitant donc aux entreprises de publier leurs transactions, mais aussi de réguler quel utilisateur a accès à quel type d’information), et de définir des responsables autorisés à ajouter des blocs de transaction à la chaîne. Ces caractéristiques permettraient à la Blokchain de s’affirmer comme un support particulièrement pertinent pour la tenue d’un Journal et d’un Grand livre partagé au niveau intra organisationnel, ainsi qu’avec des tiers extérieurs soigneusement sélectionnés (actionnaires ou auditeurs externes) (Rückeshäuser 2017).
Scénario d’un système comptable intra organisationnel basé sur la Blockchain (traduit de Rückeshäuser 2017, p. 24)
Scénario d’un système comptable intra organisationnel basé sur la Blockchain (traduit de Rückeshäuser 2017, p. 24)
12Nous voyons ici l’insertion des partenaires extérieurs au sein du système d’échange d’information comptable de l’entreprise. Cela repose au sein de la Blockchain par le passage d’une comptabilité en partie double à ce qui est désigné aujourd’hui comme une comptabilité en partie triple. « La comptabilité à trois entrées fait référence à l’idée que les transactions sur la Blockchain sont essentiellement des entrées comptables qui sont cryptographiquement scellées, empêchant la falsification et permettant l’audit en temps quasi-réel » (Kiviat 2015, p. 577). Autrement dit, la partie triple permet aux tiers d’avoir confiance dans la véracité des comptes de l’organisation.
13Néanmoins, il nous semble que la réalité est plus complexe que le tableau dépeint par les enthousiastes de cette nouvelle technologie. Ainsi, certaines problématiques de facturation bien connues relèvent de stratégies d’organisation (comme les retards de paiements délibérés en vue de piloter le BFR). Il est également probable que les acteurs n’aient aucune envie de transparence accrue vis-à-vis de leurs partenaires, prestataires et services fiscaux sur des données financières sensibles, pouvant potentiellement causer un sévère désavantage compétitif (Rückeshäuser 2017). Ce type de transparence pourrait par exemple mettre en lumière des pratiques d’optimisation fiscale sujettes à débats. Il y a donc une balance inconvénients/avantages liée à la Blockchain qui doit être examinée au cas par cas selon l’organisation et le secteur d’activité.
14L’angle fiscal étant abordé, nous pouvons également poser la question du rôle de l’Etat dans l’adoption d’un système reposant sur la Blockchain. Celle-ci peut en effet être utilisée pour tenir une comptabilité en partie triple permettant une facilité des contrôles et de la détection de la fraude (De Oliveira Simoyama et al. 2017). Pour l’exemple de la France, la fraude à l’impôt (TVA, impôts sur le revenu, sur les sociétés, sur le patrimoine, impôts locaux, autres impôts) est estimée entre 80 et 100 milliards d’euros en 2017 [2], ce qui justifierait de développer les réflexions sur ce sujet.
15Au vu des présents développements, nous pouvons nous demander, si les avantages de cette technologie semblent l’emporter, quand doit-on se préparer à ce type de changements. Les pistes suggérées s’écartent progressivement de la science-fiction sous l’effet de l’apparition d’applications expérimentales.
2.2 – Quand la Blockchain pourrait-elle s’appliquer à la comptabilité ?
16Des expérimentations proposant le traitement de la facturation via un processus Blockchain sont aujourd’hui émergentes (Friscour 2017). Des sociétés [3] proposent par exemple d’ores et déjà un principe de mise en service d’un réseau décentralisé de paiement, d’échange, et plus généralement de « management » de la facture basé sur la Blockchain. Le service proposerait l’automatisation des processus du cycle de la facture pour l’émetteur et le récepteur ; la sécurisation des factures et de leurs données ; le suivi en temps réel des factures ; la possibilité de les partager instantanément avec un ensemble d’acteurs à déterminer (e.g. administration, cabinet d’audit, affactureur).
17De nombreux avantages sont avancés quant à l’utilisation de la technologie comme support de facturation. Tout d’abord, des moyens de paiements sans frais peuvent être associés à la facture pour faciliter son traitement (e.g. paiement automatique via un système de smart contract – concept qui sera défini dans la section suivante). La Blockchain protège contre les risques de fraude et permet de sécuriser les paiements. L’outil permettrait donc de supprimer les retards de paiement pour le client comme pour le fournisseur. Enfin, Friscour (2017) précise que la Blockchain, permettrait grâce à des smarts contracts et à un réseau partagé d’automatiser l’affacturage et ainsi de réduire au minimum les moyens nécessaires à son recours (délais ; temps de traitement et d’échange de l’information) donc son coût. On passerait alors d’une situation d’échange à une situation de partage d’informations en temps réel (Real-Time Accounting).
Apports de la Blockchain dans les opérations commerciales et le cycle de facturation (d’après le site de la société Postme, 2018)
Apports de la Blockchain dans les opérations commerciales et le cycle de facturation (d’après le site de la société Postme, 2018)
18L’outil permettrait ainsi une facilitation des paiements, des échanges d’informations, de l’insertion des partenaires d’affaires et des banques (Coyne et McMickle 2017) dans un nouveau degré de partenariat autour de l’utilisation d’une comptabilité connectée, usant de smart-contracts afin de constituer ce qui est désigné comme un véritable écosystème comptable digitalisé.
19Le concept de smart accounting (comptabilité intelligente) se réfère à celui de smart contracts. Ces derniers sont des programmes informatisés « intelligents » qui exploitent de façon avantageuse les possibilités de la technologie Blockchain. Ces programmes sont qualifiés d’ « intelligents » car ils sont en mesure de fonctionner de manière autonome afin de vérifier les conditions de leur réalisation et de s’auto-déclencher le cas échéant. Le développement récent de cette technologie permet une décentralisation et une sécurisation de ces smart contract impossible jusqu’alors, rendant leur usage envisageable dans le secteur professionnel.
20Au-delà de la réalisation de simples contrats, ces programmes informatiques peuvent être encodés afin de réaliser un ensemble d’opérations en fonction de conditions spécifiques. Ceux-ci peuvent ainsi être utilisés par exemple comme outil de contrôle automatisé, surveillant les opérations comptables à partir de procédures standardisées. Le programme vérifie alors que l’écriture comptable respecte les conditions et les standards qui ont été prédéfinis. Ils peuvent également être programmés afin d’enclencher des procédures comptables spécifiques lorsque certains critères sont atteints. Le Smart Accounting permet donc une automatisation des opérations comptables, des procédures de contrôles et une sécurisation des procédures.
21Cette piste d’utilisation technologique prend toute son ampleur au sein de l’environnement actuel d’objets connectés pouvant entrer en résonance avec ces programmes informatiques. L’internet des choses est également un concept récent qui évoque la connectivité de nombreux objets physiques au sein d’un environnement virtuel à travers l’utilisation de marqueurs RFID [4] (Radio Frequency Identification), de senseurs ou autres éléments permettant une connexion au sein d’un réseau (Atzori, Iera et Morabito 2010). Cette connectivité permet d’imaginer une synergie avec les smart contracts afin que des opérations liées à des éléments physiques (vente de marchandises, inventaires, production…) soient intégrées automatiquement au sein de la comptabilité et enclenchent l’exécution de procédures comptables également automatisées au sein de smart contracts (Dai et al. 2017). Ainsi le Smart Accounting peut se connecter directement à l’environnement physique de l’organisation.
22Grâce à la connectivité des objets physiques évoqués précédemment et à l’automatisation de la comptabilité à travers le smart accounting, les auteurs évoquent des possibilités de bénéficier d’une comptabilité proche d’une actualisation en temps réel (Smith 2017). Cette comptabilité en temps réel (Real Time Accounting) permettrait une diffusion instantanée des informations comptables aux parties prenantes intéressées telles que les managers mais également les experts-comptables ou encore les actionnaires de l’organisation (Alarcon et Ng 2018). Ces dernières seraient alors en capacité de gérer la performance financière de l’entreprise en continue, d’en analyser les évolutions, d’obtenir des alertes correspondantes à l’atteinte de seuils et d’observer les conséquences d’opérations spécifiques.
23Nous voyons ainsi se dessiner un système comptable connecté, intelligent, incluant en son sein l’ensemble des parties prenantes de l’organisation. Ce type de système a été désigné sous le concept d’écosystème comptable digitalisé par Dai et Vasarhelyi (2017). Celui-ci conjugue les effets de l’ensemble des éléments évoqués précédemment. En associant les différentes technologies de blockchain, de smart contracts et de connectivité des objets physiques, il est possible d’envisager une transformation de l’environnement comptable de l’entreprise. Les données comptables sont sécurisées, automatisées, actualisées, contrôlées. Un enregistrement direct au sein de la comptabilité des opérations « physiques » de l’entreprise est rendu possible à travers la connectivité des objets et l’exécution de smart contracts. Ceux-ci permettent également de contrôler la réalisation des procédures comptables selon les normes et standards en vigueur, établis par les organismes de contrôle. Enfin, les informations comptables peuvent être transmises instantanément aux parties prenantes autorisées à y avoir accès pour une exploitation ou une vérification en temps réel. Il s’agit alors de donner naissance à un livre partagé entre managers, investisseurs, partenaires d’affaires, banques, cabinets d’audit, services fiscaux, etc.
24Quel avenir pour les professionnels de la comptabilité dans cette description futuriste de ce que pourrait devenir la comptabilité de demain ? Un véritable défi se pose dans la transformation des outils, des compétences, voire des états d’esprit dans la profession (Boomer 2017). Les sociétés éditrices de logiciels comptables ont déjà commencé à investir la technologie (Sage, Xero, Intuit, Netsuite…). Quels impacts cette évolution doit-elle avoir sur les profils des professionnels de la comptabilité de demain ? Comment la formation de ceux-ci doit être adaptée afin de refléter cette évolution ? Quels nouveaux métiers peuvent apparaître en lien avec celle-ci ? Comment préparer les acteurs d’aujourd’hui à cette comptabilité de demain ? La blockchain pose de nombreux défis, et offre de grandes opportunités aux métiers de la comptabilité. Les grands cabinets (Deloitte, PWC…) se sont déjà emparés de la technologie et développent des solutions clients en ce sens (Perkinson et Miller 2016). Le potentiel de disruption doit amener les professionnels à prendre conscience de cette évolution et à s’en emparer de manière proactive.
3 – L’évolution des métiers : de l’auditeur externe au comptable d’entreprise
25Au-delà des modifications des techniques comptables et des systèmes d’information, nous allons maintenant examiner les conséquences inéluctables la Blockchain sur les métiers et sur les auditeurs externes (Dai et Vasarhelyi 2017) (section 3.1.) et sur les fonctions comptables et financières en entreprise (Iansiti et Lakhani 2017) (section 3.2) qui doivent nous amener à une réflexion sur les compétences des individus exerçant ces fonctions (section 3.3).
3.1 – Quels impacts pour les auditeurs et pour les cabinets d’audit ?
26La fonction d’auditeur est une fonction bien particulière au regard de son indépendance de l’organisation cliente, mais aussi du fait qu’elle soit soumise à de nombreuses normes et codes déontologiques, dans l’objectif de garantir à l’égard des parties prenantes une assurance raisonnable sur l’avis émis concernant l’information financière de l’entreprise (Bible et al. 2018). Des auteurs vont jusqu’à annoncer que les développements récents de la Blockchain laissent présager la disparition de la fonction d’audit (Tysiak 2017), notamment du fait de la garantie d’inaltérabilité des données au sein de cette technologie. Cela est peu probable, au regard notamment de la diversité des tâches réalisées par les auditeurs, dont certaines non-automatisables via la Blockchain (comme le conseil).
27Pour autant, cette fonction va connaître de profonds changements avec l’arrivée de la Blockchain par la modification de la réalisation de certaines tâches : l’allégement partiel de l’audit des états financiers et l’uniformisation des états financiers avec un accès en temps réel.
28La Blockchain doit permettre, par la garantie d’inaltérabilité qu’elle propose, de garantir un élément fondamental de l’audit des états financiers : la vérification et certification de l’existence (de la réalité) d’une opération (par le biais de la partie triple développée précédemment). A ce titre, une partie du travail de vérification des opérations pourrait être supprimé. Considérer que la Blockchain pourrait permettre la disparition totale du commissaire aux comptes autour de la certification des comptes serait cependant une erreur de notre point de vue. En effet, un certain nombre d’éléments ne peuvent être garantis et évalués par la Blockchain : la légalité, le lien entre les parties, l’existence d’ententes parallèles « hors chaîne », la mauvaise classification de l’opération dans les états financiers (Coyne et McMickle 2017 ; Bible et al. 2018). À moyen / long terme, l’inscription de ces éléments dans la chaîne de bloc sera peut-être possible, incitant l’auditeur à accroitre ses compétences sur la Blockchain de façon à bien comprendre cette nouvelle source d’informations (nous y reviendrons par la suite).
29Aujourd’hui les états financiers sont fournis par les entreprises dans des formats (numérique, papier) et structures (organisation et forme des états) différents. La chaîne de blocs devrait permettre une homogénéité et un accès en temps réel sans attendre les longues éditions habituelles permettant un gain de temps dans la lecture et un travail en amont. Ce dernier point devrait notamment permettre d’étaler la charge de travail des certificateurs sur l’année, et donc conduire à des réorganisations dans le fonctionnement des cabinets d’audit. L’audit deviendrait ainsi un processus dont la continuité serait accrue.
30Il découle aussi des caractéristiques de la chaîne de blocs un certain nombre de nouveaux rôles pour l’auditeur : auditeur et certificateur des smart contracts, créateur et vendeur de smart contrat « clé en main », certificateur de la Blockhain d’une entreprise, administrateur des Blockchain.
31Si la diffusion de la Blockchain se maintient et que les pratiques de smart contract se développent, il y a fort à parier que les entreprises (et l’Etat) souhaiteront une réglementation autour de ces smart contracts. Si cette certification peut être réalisée a posteriori, la plupart des entreprises adopteront sans doute une démarche de certification a priori : à savoir une construction et une validation du smart contract (avant son exécution) par l’auditeur. Cela implique a minima pour l’auditeur de comprendre le contenu des smart contracts et au mieux d’être capable de le rédiger. Or, un smart contract est un logiciel écrit en langage informatique. Ceci ne sera pas sans conséquences sur les compétences comme nous le développerons par la suite. Il découle directement de ce nouveau rôle un nouveau service pour les cabinets d’audit.
32Les opérations comptables d’achat, de vente, de transfert de fonds étant relativement similaires d’une entreprise à l’autre, il est possible d’imaginer la naissance d’une pratique commerciale de vente de smart contract « clé en main » de la nature de ce que peuvent proposer aujourd’hui les cabinets d’audit et de comptabilité en ligne (achat de package de certifications et d’opérations). L’avantage concurrentiel des cabinets d’audit au regard des SSII étant que les premiers pourraient vendre des smart contracts « clé en main » certifiés.
33Si les smarts contracts peuvent être certifiés, il en va de même de la Blockchain : « les utilisateurs du système pourrait demander une assurance indépendante à l’égard de la stabilité et de la robustesse de son architecture » (Bible et al. 2018). Nous pensons notamment ici à diverses parties prenantes : administrations de l’État, investisseurs, clients, fournisseurs souhaitant s’assurer de la non malversation des transactions et des comptes de l’entreprise. Il en résulte une question générale : l’auditeur de demain auditera-t-il des transactions ou des Blockchains ?
34Les Blockchain peuvent avoir besoin d’être administrées, notamment lorsqu’il s’agit (comme pour la plupart des entreprises) de Blockchains privées. Les parties prenantes pouvant écrire ou lire sur la Blockchain doivent être gérées. Si aujourd’hui ce rôle est confié à des individus externes sans réel mandat, cette situation pourrait à terme poser des difficultés (neutralité de l’individu, professionnalisme au regard des échanges ayant lieu sur la Blockchain administrée). Une telle mission pourrait donc revenir aux auditeurs en s’assurant cependant que l’auditeur administrateur ne soit pas l’auditeur certificateur (Bible et al. 2018).
3.2 – Quels impacts pour les comptables, financiers et contrôleurs de gestion en entreprise ?
35Si la littérature s’attarde assez peu sur les impacts de la Blockchain pour le comptable ou le contrôleur de gestion d’entreprise (préférant discuter des impacts pour les auditeurs), leurs fonctions dans l’entreprise font que leur travail sera amené, au moins partiellement, à évoluer (Kokina et al. 2017 ; Baron 2017 ; Dai and Vasarhelyi 2017) conduisant à des gains de temps significatifs. Nous retenons deux points de discussion pour le comptable et financier d’entreprise (la réduction des saisies au long cours pour le comptable et financier d’entreprise et la suppression du travail préparatoire annuel des audits) et deux points de discussion pour le contrôleur de gestion (le suivi facilité de l’origine et de l’historique des opérations et la suppression d’une partie du contrôle interne (certification des données en direct) et facilitation du reporting).
36Si la Blockchain en tant que telle ne permet pas une réduction des saisies comptables, la mise en œuvre de smart contracts pourrait à terme le permettre, d’autant plus s’ils sont liés à des objets connectés. En effet, les opérations récurrentes avec les fournisseurs et clients pourraient être facilement gérées par cette technologie : après exécution physique de la prestation : déclenchement de la facture, du paiement puis de la facture acquittée. Une simple validation informatique du service logistique par exemple pourrait permettre l’exécution en cascade de ces smart contracts. L’automatisation de ces tâches pourrait de plus permettre d’éviter un très gros travail de correction récurent dans les services comptables : erreurs sur les numéros de facture, virements saisis ne correspondant pas aux montants facturés, etc.
37La nature de la Blockchain permettra, à terme, une évaluation en continu des documents financiers (Degos 2017). Cela devrait profondément bouleverser le travail du comptable et financier d’entreprise, à la fois dans ses tâches mais également dans son planning annuel. En effet, la préparation de la certification annuelle est une tâche lourde basée sur un travail redondant de vérification des saisies de l’année conduisant, de par sa priorité, à un report durant les mois de novembre, décembre voire janvier d’un certain nombre d’opérations jugées non prioritaires. La validation des écritures de façon séquentielle tout au long de l’année permise par la Blockchain pourrait conduire à une suppression totale de ce travail préparatoire, permettant au service comptable de travailler à la projection de l’année n+1 plutôt qu’à la vérification de l’année n, dégageant du temps pour une comptabilité proactive plutôt que tournée vers le passé.
38L’existence d’une Blockchain dans une organisation retranscrira a minima l’enregistrement de l’activité entre l’entreprise, ses clients et ses fournisseurs, ces derniers possédant également une Blockchain décrivant « en miroir » les mêmes relations. Il devient ainsi possible d’assurer un suivi rigoureux des achats (origine, parcours, etc.) permettant un contrôle inter-organisationnel pouvant être riche d’enseignement. Une telle base technique pourrait par exemple être utilisée dans le cadre de la mise en œuvre d’un calcul de coût au cycle de vie [5] ou plus généralement de la traçabilité des marchandises et produits.
39Au même titre que pour l’auditeur externe, le travail de contrôle interne pourrait être sensiblement allégé sur le point de vérification de l’existence d’une transaction ou d’une opération (les questions de la légalité ou de la classification ne pouvant être résorbées par la Blockchain). Le reporting pourrait se faire plus facilement et plus rapidement, répondant aux problèmes de délais de production de ces informations.
3.3 – Quelles conséquences en termes de compétences pour les comptables, contrôleur de gestion et auditeurs ?
40Qu’il s’agisse du comptable, du contrôleur de gestion ou de l’auditeur, les évolutions de rôle et de pratiques professionnelles ne se feront pas sans nouvelles compétences et sans réorganisation des services comptables et des cabinets d’audit.
41Les compétences liées à la Blockchain sont aujourd’hui facilement identifiables : la connaissance des langages informatiques et des systèmes de sécurité informatique (Deloitte 2016 ; Dai et Vasarhelyi 2017). Une question découle de ce constat : les comptables, contrôleurs de gestion et auditeurs doivent-ils être formés à ces techniques ou doit-on envisager de leur associer un expert en algorithme et développement informatique ? Si la réponse est aujourd’hui délicate et dépend de l’importance que pourra prendre la Blockchain dans les pratiques des entreprises, il semble a minima inévitable que ces fonctions soit capables de lire et comprendre le code d’une Blockchain, ce qui suppose une modification des formations initiales et la création de nouvelles offres de formation continue. Ainsi, le métier même de l’audit pourrait glisser vers les systèmes d’information avec la naissance d’un champ de compétences en audit consacré à la vérification du code et de la structure de la Blockchain.
42Ce premier point implique le second : une réorganisation des services comptables et des cabinets d’audit. En effet, cette réorganisation repose en premier lieu sur l’arrivée d’une nouvelle compétence indispensable à la réalisation de l’activité dans ces services. On peut ainsi tout à fait imaginer que les cabinets d’audit et les services comptables d’entreprise voient une bonne partie de leurs collaborateurs devenir « informaticien-comptable » ou « comptable-informaticien ». Aujourd’hui de telles fonctions à la limite de l’informatique et de la gestion existent déjà en partie. Par exemple les experts progiciels de gestion (ERP, SAP etc.) naviguent entre ces deux univers, mais à niveau supérieur (cadre, expert). Un développement de ce type de profil à double compétences de premier niveau pourrait être une solution. Si tel n’est pas le cas, le fonctionnement en binôme « développement informatique – comptabilité » devra être envisagé.
4 – Conclusion
43Les précédents développements suggèrent des pistes possibles d’évolution des pratiques et métiers de la comptabilité et de l’audit. S’agira-t-il d’une transformation des métiers ou de la création de métiers très différents mais s’y substituant néanmoins ? Il apparaît difficile de répondre à cette question, tant que l’évolution ne sera pas concrétisée, en passant tout d’abord par des phases d’expérimentation, et un examen approfondi des avantages et inconvénients du déploiement de la technologie. De nouveaux articles consacrés aux pratiques balbutiantes ou, plus tardivement, aux applications concrètes de cette technologie dans le champ qui nous intéresse constituent une voie d’étude pouvant pallier les limites de la démarche prospective adoptée dans ce présent article. La technologie, déployée de manière extensive, risque de modifier très fortement l’organisation des cabinets comptables et d’audit. Se posera alors très certainement la question de la résistance au changement, phénomène observé dans les démarches de conduite d’un changement. Ce phénomène constituera probablement un frein à l’adoption des Blockchains et des études dans ce sens seront pertinentes.
44Au-delà de ce questionnement, la création de nouveaux services de comptabilité et d’audit via la Blockchain nous semble très plausible. Cette dernière possibilité est à notre avis une perspective de développement prometteuse et stratégique pour les cabinets, méritant d’examiner concrètement son application sur le terrain. Soulignons cependant, qu’en dehors des défis techniques, l’incertitude réglementaire constitue aujourd’hui le principal obstacle à l’adoption de la blockchain car le cadre réglementaire est incertain (Brender et al. 2018 ; Deloitte 2018). La question de la satisfaction aux normes de protection de la vie privée du General Data Protection Regulation (RGPD) pose par exemple question (Brender et al. 2018).
Bibliographie
Bibliographie
- Alarcon J. L., Ng C. (2018). « Blockchain and the future of accounting », Pennsylvania CPA Journal, vol. 88, n° 4, p. 3-7.
- Atzori L., Iera A., Morabito G. (2010). « The internet of things: A survey », Computer networks, vol. 54, n° 15, p. 2787-2805.
- Baron J. (2017). « Voices Blockchain, accounting and audit: What accountants need to know », Accounting Today. Mars 2017. https://www.accountingtoday.com/opinion/blockchain-accounting-and-audit-what-accountants-need-to-know
- Bible W., Raphael J., Taylor P., Oris Valiente I. (2018). Blockchain Technology and Its Potential Impact on the Audit and Assurance Profession. https://www.aicpa.org/content/dam/aicpa/interestareas/frc/assuranceadvisoryservices/downloadabledocuments/blockchain-technology-and-its-potential-impact-on-the-audit-and-assurance-profession.pdf
- Boomer G. L. (2017). « Blockchain, hype or reality? », Accouting today. July 2017. https://www.accountingtoday.com/opinion/boomers-blueprint-blockchain-hype-or-reality
- Brender N., Gauthier M., Morin J. H., Salihi A. (2018). « The Potential Impact of Blockchain Technoly on Audit Practice », Economics and Management funding commission for research (RCSO) and the Swiss National Science Foundation (SNSF).
- Cedig (2018). 4e Baromètre de la Transformation Numérique des cabinets d’expertise comptable. Parution Septembre 2018. https://www.cegid.com/fr/barometre-numerique-experts-comptables/
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Mots-clés éditeurs : audit, Blockchain, comptabilité
Date de mise en ligne : 07/06/2019.
https://doi.org/10.3917/accra.005.0005Notes
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[1]
E.G. Consortium LaBChain regroupant 25 organisations dont la Caisse des Dépôts, le Crédit Agricole, Allianz, Groupama, Natixis.
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[2]
Source : rapport du syndicat national Solidaires-Finances publiques, Quand la baisse des oyens du contrôle fiscal entraîne une baisse de sa présence, septembre 2018.
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[3]
Voir par exemple la société Postme : https://www.postme.io/
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[4]
Méthode pour mémoriser et récupérer des données à distance.
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[5]
De l’extraction des matières premières au recyclage du produit.