Notes
-
[1]
L’aïkido est un art martial japonais basé notamment sur la pratique ancienne des Samouraï et développé par Morihei Ueshiba dans les années 1920.
-
[2]
CORNELL, W., Explorations in Transactional Analysis:The Meech Lake Papers, TA Press 2008.
-
[3]
EVRARD, B., « Une conception des origines de la symbiose de second ordre », AAT 142, avril 2012.
-
[4]
FONAGY, Peter, Théories de l’attachement et psychanalyse, Érès, 2004.
-
[5]
BENJAMIN Jessica, The Bonds of Love. Psychoanalysis, Feminism, and the Problem of Domination, Pantheon Books ; New York, 1988.
-
[6]
DAMASIO Antonio R., Le Sentiment-même de soi : corps, émotions, conscience, Odile Jacob, 2002.
-
[7]
GREGOIRE, José, Les Etats du Moi, Trois systèmes interactifs, Editions d’AT, 2007.
-
[8]
René Arpad SPITZ naît à Vienne le 29 janvier 1887. D’origine hongroise, il étudie la médecine à Budapest, Lausanne et Berlin. Diplômé psychiatre en 1910, il est un collègue de Sandor Ferenczi, et suit une cure didactique avec Freud. Il est un des premiers à attacher de l’importance primordiale à cette étape dans la formation du psychanalyste. En 1926, il devient membre du premier institut de psychanalyse, l’institut viennois (Wienner Psychoanalytische Vereinung) puis de la DPG (Deutsche Psychoanalytische Gesellschaft). Il s’intéresse à la psychanalyse des enfants et au travail d’Anna Freud. Suite à la montée du nazisme, Spitz fait un passage en France, puis en 1938, émigre aux États-Unis et s’installe à Denver. Il s’intéresse à la relation mère-bébé et à l’impact des carences affectives de la petite enfance sur le développement. Il décrit la profonde détresse psychique qui en découle et la nomme « hospitalisme ». Il donne une importance majeure aux premières relations objectales et spécifiquement maternelles. Ses travaux ont une répercussion internationale et entraînent de profondes réformes dans les conditions d’hospitalisation des tout-petits, la prise en charge des prématurés, la prévention des psychoses infantiles. Il meurt en 1974, à l’âge de 87 ans.
-
[9]
SPITZ René A., De la Naissance à la Parole : la première année de la vie, PUF 1968.
-
[10]
Op. cit.
-
[11]
Op. cit.
-
[12]
Op. cit., p. 48-49.
-
[13]
E. BERNE, Analyse transactionnelle et psychothérapie, Payot, 2001, p. 107-108 « Les échanges sociaux – une théorie des contacts sociaux : « Les travaux de Spitz vont un peu plus loin : ils montrent que la privation sensorielle chez le jeune enfant peut entraîner non seulement des changements psychiques mais aussi une détérioration organique, ce qui montre combien il est important qu’un environnement sensoriel mouvant soit préservé. En outre, un facteur nouveau et spécifique apparaît : les formes les plus importantes et les plus efficaces de stimulation sensorielle sont fournies par les échanges sociaux et par l’intimité physique. Spitz parle, par conséquent, de « privation affective » plutôt que de « privation sensorielle ».
-
[14]
Diacritique : Qui sert à distinguer (Littré).
-
[15]
Cénesthésique : Relatif au sentiment vague que chaque individu a de la totalité ou d’une partie de son corps, indépendamment du concours des sens (Larousse).
-
[16]
OSTERRIETH Paul : Tout se joue avant six ans… Il était mon professeur de psychologie génétique à l’université et avait décrit l’attitude du petit enfant avec cette expression.
Introduction
1L’être humain ne réagit pas au monde tel qu’il est, mais à la représentation qu’il s’en fait suite à ses différentes expériences de vie, précoces ou récentes.
2La question qui me préoccupe dès lors en tant que psychothérapeute est celle de comprendre comment un être humain élabore son monde interne, cette « représentation interne » du monde, de lui, de l’autre… consciente et inconsciente, qui fait qu’il se positionne dans la vie de cette manière qui lui est propre.
3En AT, pour cette compréhension, nous nous servons des concepts de scénario de vie et des états du moi structuraux. La question devient donc « Comment le bébé, le petit, se construit-il ses trois états du moi, comment ceux-ci se différencient-ils les uns des autres et comment s’organisent-ils pour donner lieu au protocole et à la structure du scénario de vie ? ».
4Ceci n’est pas une pure question théorique car c’est de la vision que l’on a de ce développement que découleront les logiques d’interventions thérapeutiques.
5Or, la manière dont les états du moi nous sont présentés classiquement, en particulier le modèle structural de second ordre, ne répond à mes yeux pas suffisamment clairement à cette question et même suscite en moi une série de questions qui brouillent ma compréhension :
- Les états du moi sont-ils différenciés dès la conception ?
- Si non, quand et comment se différencient-ils ?
- Quand commence le développement de P2 ?
- Quelle différence y a-t-il vraiment entre P1 et P2 ?
- Qu’est-ce qui appartient à E1… E0… ?
- Quel lien y a-t-il entre A1 et A2 ?
- Comment se construit la frontière moi/non-moi qui joue un rôle capital dans la manière dont une personne appréhende la vie… ? (Éric BERNE en effet parle beaucoup des frontières entre les états du moi, très peu de la frontière intérieur/extérieur)
- Quel est le lien entre le physiologique et le scénario ? entre le protocole et le scénario ?
6J’ai depuis longtemps en tête que le développement psychique de l’être humain est bien ancré dans le physique. Je voulais trouver comment concevoir l’articulation entre les plans physique et psychologique. Ma quête m’a poussée dans diverses directions.
7J’ai eu des discussions passionnantes avec des collègues thérapeutes d’enfants sur l’importance du corporel dans le développement.
8Je pratique l’aïkido [1] depuis une vingtaine d’années, et j’ai pu sentir que les structures que nous revivons dans nos mouvements peuvent souvent échapper à la logique du scénario, tout en en étant les racines.
9Afin de me créer un fil conducteur de compréhension, j’ai cherché des repères me permettant de comprendre plus finement comment se constitue et se structure le protocole, berceau du scénario.
10J’ai cherché les éléments les plus factuels possible me permettant de me « mettre dans la peau d’un tout-petit », de « faire comme si », et ma recherche a été nourrie par plusieurs rencontres.
11J’ai franchi une première grande étape de réflexion grâce à ma rencontre avec William CORNELL [2] qui m’a donné (entre autres !) une compréhension beaucoup plus claire de la distinction entre le scénario et le protocole que BERNE, très vite, dans son développement théorique, avait englobé sans plus de distinction dans le concept de scénario [3]. W. CORNELL insiste sur le fait que le protocole est structuré à partir du fonctionnement physique et physiologique, seul fonctionnement présent au début de la vie ET actif tout au long de la vie.
12Il y a eu des auteurs aussi : Peter FONAGY [4], Jessica BENJAMIN [5], Antonio DAMASIO [6] et, plus particulièrement, José GREGOIRE [7] qui, dans son ouvrage Les Etats du Moi, Trois systèmes interactifs, ose bousculer les schémas classiques des états du moi structuraux et, en revenant aux premiers développements de BERNE, m’a permis de chercher un autre chemin de compréhension du développement du sujet.
13Jusque-là, en ce qui concerne les premières années de la vie, celles pour lesquelles les souvenirs n’ont pas de mots mais seulement des sensations et des affects, ce sont principalement des auteurs comme Donald WINNICOTT, Daniel STERN, John BOWLBY, Margaret MAHLER, Éric ERIKSON, Paul FEDERN et d’autres qui sont évoqués dans la littérature AT. Mais, de manière surprenante, je n’ai que rarement trouvé de référence à René SPITZ [8] dont la pensée, dans les années 1950, avait amorcé un tournant capital dans la compréhension du développement du tout-petit. Or, il fait partie des auteurs cités en référence par Berne qui s’appuie sur ses travaux pour développer son concept de signes de reconnaissance.
14Un autre aspect qui me poussait à me pencher sur son travail est que SPITZ est un psychanalyste contemporain de BERNE et installé aux Etats-Unis comme lui. Ils devaient donc certainement partager une série de repères théoriques, ce qui pouvait m’aider à retrouver la toile de fond de la pensée de BERNE.
15*****
16Je reprends ci-dessous une synthèse de la théorie du développement du tout-petit telle que l’a développée SPITZ. Je ferai ensuite le lien avec le développement du protocole et des états du moi.
« … L’être humain », nous dit SPITZ [9], « a la capacité d’enregistrer des traces mnémoniques qui peuvent être réactivées sous forme de présentations, autrement dit de souvenirs et d’images ; et ceci sans le stimulus d’une perception extérieure correspondante. »
18Ce phénomène est aujourd’hui clairement identifié et décrit par les neurosciences, comme le fait notamment DAMASIO [10] qui, dans un de ses ouvrages, traite du lien entre le corps, les émotions et l’émergence de la conscience. Ses descriptions me paraissent pouvoir soutenir fortement la théorie de José GREGOIRE [11]. Repartant de la notion d’organes psychiques décrits par BERNE, José GREGOIRE définit les 3 états du moi comme 3 systèmes, présents dès le début de la vie et en étroite interaction continuelle les uns avec les autres : « Le système Enfant… permet de mémoriser, organiser et de tirer profit de l’aspect subjectif de nos expériences (…) La fonction du système Parent (…) est de nous permettre de mémoriser, organiser et de tirer profit des réactions de l’autre, surtout s’il « compte » pour nous. (…) Enfin, la fonction du système Adulte est de mémoriser et d’organiser la dimension de notre expérience qui nous apparaît comme indépendante aussi bien de notre vécu subjectif que des réactions d’autrui ; il nous ouvre l’accès à une position « panoramique » où sont englobés notre vécu et celui de l’autre, avec leur lien et leur différence » [12].
19Pour J. GREGOIRE, les « traces » du vécu précoce ne sont pas enregistrées de manière anarchique, mais organisée. Il insiste sur l’aspect organisateur des états du moi qui fonctionnent toujours par triplets. Aucun des états du moi ne fonctionne donc de manière isolée et il s’agit chaque fois d’envisager leur fonctionnement de manière reliée, étape par étape.
20On sait également depuis Sigmund FREUD que la « logique » des processus primaire et secondaire n’est pas la même.
21De la combinaison de ces facteurs découlera le contenu et le type d’organisation des 3 états du moi.
Les grandes lignes du développement du tout-petit selon SPITZ
22C’est dans l’interaction avec sa mère, nous dit SPITZ, « dans cet échange circulaire et continu où les affects jouent le premier rôle », échange qu’il nomme « dialogue », « que le bébé va pouvoir donner sens aux stimuli qui lui parviennent, les transformer en signaux significatifs ». (op. cit. p. 33-70). Selon lui, la mère, grâce à sa capacité d’empathie, identifie les besoins et émotions de son bébé. Ce dernier perçoit l’humeur de sa mère, ses désirs, qu’ils soient conscients ou inconscients.
« La mère serait le moi extérieur (1951)… en attendant qu’une structure organisée du moi se développe chez lui… ».
« … Le succès augmentant son plaisir, il (le bébé) répétera jusqu’à le maîtriser tout comportement lui ayant déjà réussi. Par contre, il abandonnera les actions qui se traduisent régulièrement par un échec ».
25Il décrit également que la mère préférant et facilitant les actions de l’enfant qui lui plaisent, ses préférences mêmes auront une influence directrice et exerceront un renforcement « primaire » pour le développement de ce dernier.
26Ceci est assez différent de ce que BERNE [13] nous rapporte dans Analyse transactionnelle et psychothérapie parce que SPITZ ne considère pas les stimulations sensorielles comme l’élément majeur dans la santé du développement de l’enfant. Pour lui, l’essentiel est bien le plan affectif, même inconscient.
Les implications quant au développement des états du moi
La continuité du développement ne se produit pas de manière linéaire, mais par « stades » et les traces enregistrées de ces différents stades se retrouveront dans l’organisation interne des trois états du moi ainsi que dans leur interrelation.
Le déroulement du développement des débuts de la vie à la période de 18 mois
27Dans la période qui va du début de la vie à 15-18 mois, SPITZ identifie trois organisateurs, lieux de convergence entre des niveaux de maturation physique et psychique. Chaque organisateur structure la suite de la maturation, de sorte que la psyché se réorganise à un niveau plus complexe ; il apparaît à un moment donné, provoquant un tournant dans le développement.
« Les stades de transition : … chaque période de transition crée des moyens adaptatifs qui lui sont particulièrement appropriés. Cependant, au début d’une de ces périodes, l’organisme doit se débrouiller avec ceux de la période précédente bien qu’ils ne soient pas à la hauteur de leur tâche présente. Il en résultera (…) une période quelque peu confuse, dangereuse, pendant laquelle l’organisme sera naturellement plus vulnérable qu’avant ou après. ».
29Ces 3 organisateurs sont :
- Le sourire, qui apparaît à 3 mois
- L’angoisse des 8 mois
- Le « non » qui apparaît à 15 mois
La période prénatale et la naissance
30Dès avant sa naissance, les parents, la famille se positionnent vis-à-vis du bébé à venir. Si Spitz ne décrit pas en tant que tel ce qui se produit dans la période prénatale, il insiste sur l’importance majeure de l’inconscient de la « mère » qui, créant une attitude de « réceptacle », impacte in utero l’enfant qui en enregistrera les traces.
31La naissance est un moment de changements radicaux provoquant tensions, douleurs, sensations inconnues, tant pour l’enfant que pour la mère. L’enfant passe d’un milieu sombre, d’une chaleur constante dans lequel il est soutenu, mais trop à l’étroit, à un milieu éclairé, frais, dans lequel il est peu contenu et où il devra mettre en route ses poumons pour survivre. Le passage d’un milieu à l’autre se fait au prix de gros efforts de sa part, et de compressions impressionnantes. Et, nous dit SPITZ, « On réalise rarement que cette première manifestation vocale (le cri) constitue en même temps un effort déchirant d’inspiration pour ne pas étouffer. »
32Ce moment de la naissance, lui aussi, est à l’origine d’apprentissages qui se marquent dans le corps et constituent un début d’organisation des états du moi et donc un début de protocole.
Autour de la naissance : 0 – 2 mois
33Dès la 4e semaine, il n’y a qu’un seul percept que l’enfant suive des yeux à distance, nous dit SPITZ, c’est le visage de l’adulte. Aucun autre percept visuel ne provoque cette réponse.
34À ce stade, c’est surtout par les sensations cutanées et l’odorat que le bébé vit le contact et l’interaction avec les autres, et avec son propre corps. Ses systèmes de perception visuel et auditif sont loin d’être arrivés à une maturité suffisante, et il n’arrive pas encore à coordonner ses mouvements. Seuls ses cris et sa gestuelle « réflexe » peuvent servir de signal pour indiquer ce qui lui arrive. Son cri de faim à cet âge n’est qu’une expression de sa tension, pas encore un appel.
35Ses besoins sont de téter pour le plaisir de la succion, pour décharger ses tensions (op. cit. p. 167) et pour se nourrir ; il a besoin d’être dans des vêtements confortables et secs, il a besoin de contact physique, d’être porté et pris dans des bras solides qui le soutiennent sans l’étouffer. Il a également besoin de moments de calme et de repos, sans stimulation.
36Il y a une zone perceptive qui fonctionne avec une grande spécificité dès la naissance. Dans cette zone, les organes sensoriels destinés aux stimuli extérieurs rencontrent les récepteurs sensoriels de stimuli internes. Il s’agit de la bouche et de la cavité orale. Toute perception débute dans cette cavité, pont primitif entre la réception interne et la perception externe.
37Le bébé a un réflexe qui lui fait tourner la tête et happer des lèvres, réflexe que Spitz a nommé « fouissement ». Présent déjà chez le fœtus, il devient de plus en plus assuré et dirigé (p. 145). C’est le seul comportement dirigé du nourrisson présent dès la 2e semaine.
38Spitz attire aussi notre attention sur le fait que l’expérience de l’allaitement n’est pas que gratifiante, C’est aussi une expérience pleine de frustrations, même quand elle se passe bien. De plus, « Elle instaure la transition entre une perception par contact exclusive et une perception à distance, et active le système perceptif diacritique [14]qui va remplacer graduellement l’organisation cénesthésique [15] primitive ».
39D’autre part, il insiste : « le sein est effectivement le premier percept, mais non un percept visuel. C’est un percept de contact et plus précisément un percept de contact oral. »
« Le nourrisson ne distingue pas la perception primaire de la satisfaction de ses besoins. Les deux phénomènes se produisent simultanément et font partie du même événement de sorte que les comportements appétitifs et consommatoires coïncident – peut-être surtout à cause de la nature même de la perception par contact. »
« Il est logique de supposer que cette expérience répétitive laisse dès le début quelques traces, un « enregistrement » dans l’esprit qui s’éveille du bébé. »
Le système des 3 états du mois avant 3 mois
Trois mois : le sourire et l’appel
42À 3 mois, l’enfant sourit au visage humain si certaines conditions sont remplies : le visage doit être présenté de face et il doit être mobile. Cette réponse n’indique pas qu’à cet âge il perçoive un partenaire, ce n’est qu’un signe. Il est vrai que ce signe est fourni par le visage humain.
43Pour SPITZ, c’est l’apparition de la réponse par le sourire qui marque le début des relations sociales chez l’homme. Elle constitue le prototype et la base de toutes les relations sociales ultérieures.
44Vers 3 mois, l’enfant maîtrise l’APPEL.
45Vers la 8e semaine, il exprime des signes de déplaisir de plus en plus structurés et intelligibles. Des nuances apparaissent, dans ses réactions, qui ressemblent à 2 ou 3 signes « codés » montrant qu’il commence à saisir le lien entre ce qu’il fait et les réactions de son entourage, qu’il capte les bases du principe de causalité : il peut constater que « si B suit toujours A, A a la puissance de causer B ». Il passe de la manifestation de ce qu’il sent à l’appel pour obtenir ce qu’il désire et peut désormais se tourner vers son entourage pour signaler un besoin. Il a atteint un niveau d’activité dirigée et d’action structurée.
46Il entre alors dans une période d’exploration, d’essais et élargit son domaine. Il échange et interagit constamment.
47Vers trois mois, il commence à babiller et joue à produire des sons rythmés et répétitifs. Il les écoute avec attention et les répète sans se lasser. Il peut les utiliser comme un moyen de décharge, ou de plaisir.
Le système des 3 états du moi à 3 mois
Peu à peu, on peut imaginer que le contenu de ses 3 états du moi s’organise, se structure en une amorce de distinction extérieur-intérieur, donc aussi une distinction entre P et E sous l’action du développement des capacités neurologiques à la base du fonctionnement de A.
De 4 à 6 mois, les débuts de la capacité d’anticipation, la peur et l’agressivité
48Le système neurologique du bébé s’est développé : il écoute, observe, réagit à ce qui se passe autour de lui, commence à s’orienter visuellement. Sa mobilité s’est développée. Il peut s’asseoir, puis se déplacer et explorer l’espace autour de lui. Ses capacités d’interaction avec son entourage ont donc bien augmenté.
49Vers 6 mois, lorsqu’il est rassasié, il tourne la tête d’un côté et de l’autre, évitant le mamelon ou la cuiller. Il ne s’agit cependant que d’un comportement de retrait qui ne s’adresse pas à une personne et ne peut être considéré encore comme un geste sémantique « non ».
50Par contre, il « comprend » qu’il existe un « agent » capable d’apaiser les tensions qu’il vit, et de lui donner du bien-être, et il perçoit les décalages entre ce qu’il appelle et ce qu’il reçoit. Il commence alors à anticiper. On voit apparaître des réactions de peur et des comportements de retrait quand certaines situations particulièrement déplaisantes se répètent. (op. cit. p. 117)
51Il exprime du déplaisir lorsque son partenaire humain le quitte, mais n’en manifeste pas si on lui retire son jouet. (op. cit. p. 109)
52Il est capable aussi, dans une certaine mesure, d’attirer à lui ce qui l’intéresse et est à sa portée, et de repousser ce qui ne lui plaît pas. Il peut, par exemple, attraper les lunettes de son père, le jouet de son grand frère, les cheveux de sa mère, s’accrocher à son biberon… Mais il peut également repousser la cuiller qu’on veut lui donner à manger, se crisper ou s’agiter très très fort quand on veut lui enfiler un vêtement…
53Spitz insiste : la frustration fait partie intégrante du développement. C’est le catalyseur dont la nature dispose dans le domaine de l’évolution. « Priver un enfant de l’affect de déplaisir pendant la première année lui est aussi nuisible que de le priver d’affect de plaisir ».
54Vers 6 mois, les dents du bébé commencent à pousser, ce qui le pousse à mordre… et à en subir les conséquences : l’apparition de cette agressivité suscite en lui l’angoisse et la peur du fait de l’anticipation de la réaction de l’entourage. Des ressentis d’angoisse d’être dévorée et engloutie peuvent être réveillés chez la mère à cette période de développement du bébé…
Le système des 3 états du moi à 6 mois
C’est sur cette base qu’il va développer des « procédés pour faire durer les trucs intéressants » comme le disait le Professeur Paul OSTERRIETH [16], comme, par exemple, répéter une mimique qui provoque le rire de son père, ou bien développer des « stratégies » d’évitement, comme, par exemple, s’endormir dans certaines circonstances. Ces premiers « procédés » ou premières « stratégies » donnent déjà un début d’organisation et de structure considérable aux états du moi. Par ce début de structure, l’enfant s’est donné des sortes de « lignes de conduite ». Il les a mémorisées à partir de ses émotions sur la base de ses sensations corporelles, sans parole. Elles sont donc inscrites dans le protocole qui constitue à ce stade une sorte de « mémoire du corps » fournissant un « programme de fonctionnement » spécifique à cet enfant dans cet environnement affectif particulier qu’est sa famille. Je pense que c’est là que s’amorcent une série de décisions définies classiquement comme « scénariques ». Ce sont celles qui pour la personne adulte, sont peu ou pas, accessibles à la verbalisation, et lui donnent l’impression « d’être comme ça » depuis toujours.
On perçoit bien que pour comprendre la nature de ces décisions, il faut envisager les 3 états du moi ensemble : ce que le bébé a pu enregistrer de ce qui s’est passé autour de lui en P, ce qu’il a ressenti et enregistré en E, et le sens que son développement cognitif et neurologique lui a permis de donner à tout cela à cette époque, en A. Chacun des trois aspects fait partie de son vécu, et s’il en manque un, il manque une pièce essentielle à la compréhension de son vécu.
De 6 à 8 mois, le 2 e organisateur : l’angoisse (op. cit. p. 115)
55Sur le plan physique et physiologique, la myélinisation des nerfs s’est développée, le système sensoriel du bébé s’est affiné, ses capacités de coordination motrice se sont développées.
56Sur le plan mental, le nombre croissant de traces mnémoniques lui permet des opérations mentales de plus en plus complexes. Ceci lui permet des actions dirigées de plus en plus élaborées.
57À cette période, il imite aussi les sons produits par sa mère.
58Son moi se structure, ses frontières internes et externes sont en voie d’établissement (op. cit. p. 124).
59Entre 6 et 8 mois, le bébé ne répond plus par un sourire lorsqu’un inconnu s’approche de lui, même s’il sourit et hoche la tête (jusque-là le bébé réagissait positivement à ce signal), mais refuse le contact et montre des signes d’angoisse. Ceci veut dire que, dès lors, il fait la différence entre un ami et un étranger. Si, entre 3 et 6 mois, l’enfant manifestait du déplaisir au départ de l’adulte, à 8 mois, par son angoisse, il manifeste qu’il est capable de différencier sa mère, une personne connue d’une personne inconnue. Il est capable d’établir une réelle relation d’objet, un réel amour.
60Il a acquis la fonction du jugement et de la décision.
61Cette angoisse qu’il manifeste est différente d’une peur car dans sa réaction devant un inconnu l’enfant réagit à quelqu’un qui n’a jamais auparavant été mêlé à une expérience de déplaisir.
62Vers 8 mois, l’enfant s’assied, contrôle de mieux en mieux ses gestes, ses mouvements : prend les objets avec de plus en plus de précision, les observe avec les yeux et la bouche, les jette à terre et observe l’effet. L’enfant envoie des signaux volontairement et délibérément, auxquels son entourage répondra ou non, satisfaisant ou non son besoin. Il comprend de plus en plus les interdictions. (op. cit. p. 136)
63Ces 2 séquences se lient dans sa mémoire. C’est à partir de ce moment que certains mécanismes de défense, l’identification en particulier, acquiert la fonction qu’ils rempliront à l’âge adulte.
Le système des 3 états du moi à 8 mois
L’enfant étant familier du principe de causalité, ces expériences confirmeront des sensations de toute-puissance ou de toute impuissance, ou bien lui permettront peu à peu de sentir qu’il n’est pas tout puissant, mais qu’il existe d’autres personnes dans son entourage qui peuvent le soutenir, le soulager… C’est sans doute la naissance d’une logique de scénario, de croyances de base telles que « Il fait bon d’exister », « Il est possible de compter sur l’entourage », « On peut faire confiance » ou au contraire « Le monde est dangereux, « Il faut lutter ». Je traduis ici ces croyances en mots assez vagues pour rendre compte du fait que le « je » à ce moment du développement ne fait que s’amorcer, et l’enfant ne possède toujours pas le langage. Dès lors, ces croyances sont vécues par l’enfant comme quelque chose de global et général dont les positions de vie rendent peut-être mieux compte. Comme il s’agit toujours de conclusions, de croyances installées sur la base des sensations, des émotions, sans que l’enfant n’ait encore accès au langage, l’apprentissage se fait dans son corps, donc toujours au niveau du protocole.
De 8 à 12 mois
64Le bébé commence à se déplacer à 4 pattes, puis debout. Il comprend de plus en plus ce qu’on lui dit. « A la fin de la première année, lorsque l’enfant répète les sons (et les mots) produits par sa mère… La répétition des sons produits d’abord par l’enfant, puis par sa mère, assumera peu à peu, en échappant presque à l’observation, le rôle de signal sémantique. » (p. 74)
65On n’est plus très loin du langage ! À ce stade, le bébé peut échapper au regard de l’autre, n’est plus sous le contrôle absolu de l’adulte et est capable de le rejoindre quand il en a envie. Cependant, s’il peut se faufiler loin de son regard, il peut difficilement se soustraire à sa voix. Par conséquent, les relations objectales fondées jusqu’à présent sur la proximité et le contact subiront un changement radical.
66L’enfant va découvrir qu’il a du pouvoir sur son environnement. Il est tout à fait capable d’ouvrir les portes des armoires qui sont à sa portée, de saisir un stylo et de barbouiller un papier… ou la nappe… ou son corps… ce qui provoquera des réactions qui pourront entraîner des frustrations.
67D’autre part, cette nouvelle indépendance que lui apporte la marche est un progrès chargé de périls pour l’enfant. L’intervention de l’adulte peut être indispensable à tout moment. Celui-ci devra de plus en plus s’en remettre aux gestes et à la parole et sera parfois forcé de réfréner et d’empêcher les initiatives de l’enfant juste au moment où ses activités accusent une poussée.
De 12 à 15 mois, apparition du 3e organisateur, le « NON »
68Les échanges entre la mère et enfant se font à présent principalement autour des activités de l’enfant suscitant des ordres et des interdictions de la mère (op. cit. p. 137). Ceci contraste vivement avec la période précédente où les mots tendres et l’action de support de la mère constituaient la plus grande partie de ses échanges avec l’enfant.
69Le secouement de tête négatif est le premier geste sémantique, le premier concept abstrait de l’enfant selon SPITZ (op. cit. p. 138-139). Ce « non » n’est plus seulement un signal mais aussi un concept de négation et de refus volontaire.
70Une fois que l’enfant sait marcher, ce que la mère dit le plus souvent, c’est « non », tout en secouant la tête et en empêchant l’enfant de faire ce qu’il veut. L’enfant imitera avec le temps les secouements de tête de sa mère, ce qui est une manifestation d’un processus d’identification.
71C’est lui (l’enfant) qui choisit les circonstances dans lesquelles il utilisera ce geste et, par la suite, le moment où il se servira du mot « non ».
72Cet exploit intellectuel décisif ne peut être expliqué par une simple accumulation de traces mnémoniques…
73Faisant référence à FREUD, Anna FREUD et Bljuma ZEIGARNIK, SPITZ nous dit que (op. cit. p. 140) l’interdiction, les gestes, les mots seront investis par l’enfant d’une charge affective spécifique, la frustration, qui assure la permanence de cette trace mnémonique. L’enfant ne tolérera pas d’être rejeté dans la passivité sans offrir de résistance ; une fois ce « non » acquis, la période d’entêtement peut commencer.
74L’enfant est dans un conflit entre la charge agressive déclenchée par la frustration et le lien qui l’attache à sa mère. Il aura alors recours, par voie de l’identification, à une solution de compromis.
75Avec l’acquisition du geste de négation, la communication à distance s’instaure (op. cit. p. 143). L’enfant envoie des messages de manière intentionnelle. Il commence à utiliser les symboles sémantiques, c’est le début de la communication verbale.
« Trois facteurs peuvent être distingués dans le comportement de la mère lorsqu’elle impose une interdiction : son geste (ou son mot), sa pensée consciente, et son affect. Si l’enfant incorpore le geste de sa mère, il n’incorpore pas sa pensée car il ne distingue que deux affects opposés chez l’autre… l’affect « pour » et l’affect « contre ». … En s’identifiant… au moyen du geste négatif, il ne s’est approprié que le geste… avec l’affect « contre ». »
Le système des 3 états du moi à 18 mois
N’oublions pas, même si Spitz ne l’évoque pas, qu’un aspect important de la compréhension qu’a l’enfant de ce qui se passe autour de lui est lié à la perception qu’il a de l’adulte, de ses frères et sœurs plus âgés et de son environnement. Ceux-ci, à ses yeux, sont des géants, détenteurs d’une force et de capacités qu’il pourra vivre comme écrasantes ou au contraire, protectrices. Son environnement est « énorme », il peut facilement s’y sentir perdu. Ce qui, à nos yeux d’adultes, semble anodin peut être très impressionnant pour lui et dès lors le marquer d’une manière qui nous surprend, voire nous échappe. Tout cela peut l’écraser ou le stimuler dans ses apprentissages. Ce qui est sûr, c’est qu’il en tirera des conclusions sur ce qu’il doit faire (ou ce qu’il ne peut surtout pas faire) pour obtenir l’attention de son entourage, sur l’importance qu’il a aux yeux des autres, sur la manière dont fonctionnent les autres : papa, maman, le grand frère, la grand-mère, le tonton, la puéricultrice de la crèche, le chien, le chat… Les frontières de ses trois états du moi sont bien installées (quoiqu’elles doivent bien sûr encore être renforcées), il a déjà intégré toute une série de repères dans son état du moi Parent, a toute une série de souvenirs de ressentis dans son état du moi Enfant, et son Adulte continue à chercher « Comment ça marche ici » et en tire des conclusions pour anticiper les situations futures auxquelles il pourrait être confronté. Conclusions qui s’inscrivent encore dans son protocole, ces conclusions n’ayant encore qu’une faible composante verbale. Et bien sûr, ces conclusions, il les tire à l’aide de la logique qu’il possède à ce stade qui est bien plus proche de la logique du processus primaire que de la logique cartésienne !
Conclusions
77L’enfant de 18 mois a donc déjà pas mal d’acquis qui se sont enregistrés, principalement dans sa mémoire implicite. Ses trois états du moi se sont « gonflés d’informations », complexifiés, structurés, et l’organisation de leurs enregistrements a donné lieu à son protocole. C’est grâce à celui-ci qu’il prend place dans sa famille, interagit avec ceux qui l’entourent et donne un début de « sens » à son existence sur terre.
78Mais à présent il est à l’aube du langage qu’il comprend déjà très bien. Et le langage va lui donner des capacités de recul, de communication et d’action toutes autres que celles qu’il possédait jusque-là. L’accès au langage lui donnera un autre regard sur ce qu’il vit, une autre logique de compréhension des événements auxquels il est confronté. Il en tirera dès lors de nouvelles « règles de vie ». C’est le début d’une nouvelle histoire, celle de son scénario. Cependant, ce nouveau mode de fonctionnement n’annulera pas le précédent qui restera bien ancré en lui et susceptible de s’enclencher notamment lors d’une tension émotionnelle trop forte. Ses états du moi vont poursuivre leur développement, chacun dans leur spécificité. Et la logique du protocole et celle de son scénario soit se combineront et se renforceront l’une l’autre, soit entreront en opposition avec plus ou moins de force.
79Mais ça, c’est une autre histoire !
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Notes
-
[1]
L’aïkido est un art martial japonais basé notamment sur la pratique ancienne des Samouraï et développé par Morihei Ueshiba dans les années 1920.
-
[2]
CORNELL, W., Explorations in Transactional Analysis:The Meech Lake Papers, TA Press 2008.
-
[3]
EVRARD, B., « Une conception des origines de la symbiose de second ordre », AAT 142, avril 2012.
-
[4]
FONAGY, Peter, Théories de l’attachement et psychanalyse, Érès, 2004.
-
[5]
BENJAMIN Jessica, The Bonds of Love. Psychoanalysis, Feminism, and the Problem of Domination, Pantheon Books ; New York, 1988.
-
[6]
DAMASIO Antonio R., Le Sentiment-même de soi : corps, émotions, conscience, Odile Jacob, 2002.
-
[7]
GREGOIRE, José, Les Etats du Moi, Trois systèmes interactifs, Editions d’AT, 2007.
-
[8]
René Arpad SPITZ naît à Vienne le 29 janvier 1887. D’origine hongroise, il étudie la médecine à Budapest, Lausanne et Berlin. Diplômé psychiatre en 1910, il est un collègue de Sandor Ferenczi, et suit une cure didactique avec Freud. Il est un des premiers à attacher de l’importance primordiale à cette étape dans la formation du psychanalyste. En 1926, il devient membre du premier institut de psychanalyse, l’institut viennois (Wienner Psychoanalytische Vereinung) puis de la DPG (Deutsche Psychoanalytische Gesellschaft). Il s’intéresse à la psychanalyse des enfants et au travail d’Anna Freud. Suite à la montée du nazisme, Spitz fait un passage en France, puis en 1938, émigre aux États-Unis et s’installe à Denver. Il s’intéresse à la relation mère-bébé et à l’impact des carences affectives de la petite enfance sur le développement. Il décrit la profonde détresse psychique qui en découle et la nomme « hospitalisme ». Il donne une importance majeure aux premières relations objectales et spécifiquement maternelles. Ses travaux ont une répercussion internationale et entraînent de profondes réformes dans les conditions d’hospitalisation des tout-petits, la prise en charge des prématurés, la prévention des psychoses infantiles. Il meurt en 1974, à l’âge de 87 ans.
-
[9]
SPITZ René A., De la Naissance à la Parole : la première année de la vie, PUF 1968.
-
[10]
Op. cit.
-
[11]
Op. cit.
-
[12]
Op. cit., p. 48-49.
-
[13]
E. BERNE, Analyse transactionnelle et psychothérapie, Payot, 2001, p. 107-108 « Les échanges sociaux – une théorie des contacts sociaux : « Les travaux de Spitz vont un peu plus loin : ils montrent que la privation sensorielle chez le jeune enfant peut entraîner non seulement des changements psychiques mais aussi une détérioration organique, ce qui montre combien il est important qu’un environnement sensoriel mouvant soit préservé. En outre, un facteur nouveau et spécifique apparaît : les formes les plus importantes et les plus efficaces de stimulation sensorielle sont fournies par les échanges sociaux et par l’intimité physique. Spitz parle, par conséquent, de « privation affective » plutôt que de « privation sensorielle ».
-
[14]
Diacritique : Qui sert à distinguer (Littré).
-
[15]
Cénesthésique : Relatif au sentiment vague que chaque individu a de la totalité ou d’une partie de son corps, indépendamment du concours des sens (Larousse).
-
[16]
OSTERRIETH Paul : Tout se joue avant six ans… Il était mon professeur de psychologie génétique à l’université et avait décrit l’attitude du petit enfant avec cette expression.