Couverture de AATC_154

Article de revue

Sa violence, ma violence

Pages 58 à 60

Notes et références

  • [1]
    Claude Lanzmann : « Le lièvre de Patagonie », coll. Folio, Gallimard (2010) ; p. 604-605.
  • [2]
    Le S-21 était un centre de torture.
  • [3]
    David Chandler, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, Autrement (2002) ; p. 186.
  • [4]
    Jean-Paul Sartre, Les séquestrés d’Altona, Le Livre de poche, Gallimard (1960) ; p. 381.
  • [5]
    Éric Berne, Que dites-vous après avoir dit bonjour ?, Tchou (1999) ; pp. 226-228.
  • [6]
    Christopher Browning, Ordinary men, Harper (1992).
  • [7]
    Harold Searles, Le contre-transfert, Folio (1981).
  • [8]
    Willian F. Cornell, Explorations in Transactional Analysis… The Meech Lake Papers, TA Press Pleansanton, California (2008).

1Jeune thérapeute, je m’étais un jour accroché aux bras du fauteuil de mon cabinet avec l’envie de demander à deux de mes clients de prendre la porte et d’arrêter la thérapie. L’un en pleine dépression se faisait piétiner par son épouse qui n’acceptait pas ses insultes et son état ; l’autre – comme sa compagne – était accusé par la justice d’avoir maltraité leur nourrisson ; lequel leur avait été retiré rapidement, ce qui ne l’empêcha pas par la suite d’être interné en hôpital psychiatrique.

2La violence je la vois tous les jours sur l’écran de ma télévision ou celui de ma tablette, dans les pages des magazines papier glacé, je l’entends en direct ou sous forme de commentaires à la radio. Je devrais y être habitué. Je ne m’y résous pas.

3De fait, « Je ne suis pas OK, tu n’es pas OK ».

4Examinons les deux termes de la phrase en commençant par le second, autrement dit par : « Ta violence n’est pas acceptable ».

5Je n’accepte pas ta violence parce que, moi qui écris ces lignes, mon passé me la fait rejeter ; parce que mon histoire personnelle m’a mis en contact avec la violence de l’Autre dans ma prime jeunesse. Comment ? Je décrirai mon expérience brièvement car la description de la violence requiert la sobriété sauf à tomber rapidement dans la complaisance ou le voyeurisme.

6Mon père, résistant FFI de la première heure, puis membre d’un commando de la deuxième division blindée de Leclerc participa à la libération en Alsace du camp de Schirmeck, antichambre du camp de concentration du Struthof ; un camp où avaient été notamment internées des femmes. Lui, le héros magnifique à mes yeux de pré-ado, s’effondra en larmes, dévasté, en me racontant ce que, tout jeune homme, il avait vu un peu plus de quinze ans auparavant. Il y avait de quoi. Son récit, ses visions d’horreur me poursuivent encore et me donnent la nausée.

7Pendant des années et jusqu’à une date récente ce fut une vraie quête où j’ai cherché à comprendre comment de telles violences pouvaient être commises par des humains sur d’autres humains. Et ce même si Claude LANZMANN avec son terrible pessimisme considère que « savoir comment des pères de famille peuvent tranquillement assassiner en masse [est] la tarte à la crème de toute une postérité historico-littéraire » [1] Pendant des années, j’ai dévoré toute la littérature possible sur les camps de concentration nazis, les goulags soviétiques, les laogais chinois, les grands massacres coloniaux et ceux qui suivirent la décolonisation comme au Rwanda ou le Laos. Les rayons de ma bibliothèque sont remplis de témoignages sordides, de photos cauchemardesques, d’ouvrages dont on referme les pages en tremblant. Il y a quelques mois encore j’étais au mémorial Yad Vashem à Jérusalem. Et puis…

8Et puis, petit à petit, depuis quelque temps perce doucement une petite lumière : la reconnaissance de ce : « Je ne suis pas OK ». Oui, moi le thérapeute, je ne suis pas OK ! Je ne suis pas OK parce que comme le dit l’historien australien David CHANDLER à propos des crimes des Khmers rouges : « Pour trouver la source du mal mis en œuvre à S-21[2], nous ne devons pas finalement regarder plus loin que nous-même » [3]. Ou comme le constate amèrement Jean-Paul SARTRE dans Les séquestrés d’Altona : « Le siècle eut été bon, si l’homme n’ait été guetté par son ennemi cruel immémorial, par l’espèce carnassière qui avait juré sa perte, par la bête sans poil et maligne, par l’homme. » [4]

9Force est donc d’admettre comme le fait Éric BERNE qu’il s’agit sans doute d’un reliquat de la Préhistoire bien inscrit dans nos gènes. Dans Que dites-vous après avoir dit bonjour et plus précisément dans un passage intitulé « Le petit fasciste » [5], il écrit : « Tous les êtres humains ont un petit fasciste dans la tête […]. On touche là aux couches les plus profondes de la personnalité. En général, chez les peuples civilisés, on enfouit cela sous une dalle épaisse d’idéaux sociaux et d’éducation. Mais l’histoire n’a jamais cessé de montrer que le petit fasciste ne demandait pour se libérer et s’épanouir pleinement que les permissions et directives adéquates. […] quiconque n’a pas conscience de cette force dans sa personnalité en a perdu le contrôle. Il ne s’est pas confronté avec lui-même et ne sait pas où il va. […] La solution, poursuit-il, ne consiste pas à dire comme beaucoup : “c’est effrayant”, mais plutôt : “que puis-je y faire et que vais-je en faire ?” Il vaut mieux risquer la torture que vivre en troglodyte, c’est-à-dire en homme qui refuse d’admettre qu’il descend du singe parce qu’il est toujours un singe. Et ce qui vaut encore mieux, c’est se connaître soi-même ».

10Alors, je balaye devant ma porte. Celle de ma mémoire de l’histoire paternelle en me rappelant que peu de temps après la libération de Schirmeck, le petit commando ivre de colère avait mitraillé à l’aveugle un camion bâché de la Wehrmacht et tué les occupants… Il ne transportait que du personnel féminin non armé de l’administration militaire. Je ne détaillerai pas par ailleurs des épisodes peu glorieux de l’occupation de l’Allemagne vaincue. La violence avait changé de camp.

11J’ai balayé aussi devant la porte de mon histoire personnelle, remis en mémoire quelques épisodes violents de mai 68 auxquels j’ai participé et admis que la brutalité habite n’importe quel « homme ordinaire » pour reprendre le titre d’un ouvrage de l’historien américain de la 2e Guerre mondiale Christopher BROWNING. [6] Si j’ai réagi si vivement vis-à-vis de mes clients dans une rage inconsciente, c’est sûrement parce qu’ils me l’avaient rappelé.

12Alors les jours de doute je relis quelques lignes de l’ouvrage de Harold SEARLES Le contretransfert[7] où il relate les colères meurtrières qu’il a parfois envers ses patients ou encore le passage suivant figurant dans un article de W.F CORNELL [8] en cours de traduction : « Nous devons créer de l’espace et des occasions permettant l’expression de la réalité des anxiétés individuelles et collectives, des haines et des hontes (Nitsun, 1996). Nous ne devons pas détourner notre regard. En nous regardant et en regardant tous les autres dans cet espace de désespoir, de honte, de méfiance, de polarisation et d’hostilité, nous créons un contenant, un environnement dans lequel l’échange, la compréhension et une confiance informée, tranquille peut graduellement se développer. »

13Ceci fait, je m’arme de courage et avec l’appui de ma superviseuse, je travaille sur mon contre-transfert. Je m’efforce de mieux connaître ce qui m’agit. Et vous ?


Date de mise en ligne : 08/04/2016.

https://doi.org/10.3917/aatc.154.0058

Notes et références

  • [1]
    Claude Lanzmann : « Le lièvre de Patagonie », coll. Folio, Gallimard (2010) ; p. 604-605.
  • [2]
    Le S-21 était un centre de torture.
  • [3]
    David Chandler, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, Autrement (2002) ; p. 186.
  • [4]
    Jean-Paul Sartre, Les séquestrés d’Altona, Le Livre de poche, Gallimard (1960) ; p. 381.
  • [5]
    Éric Berne, Que dites-vous après avoir dit bonjour ?, Tchou (1999) ; pp. 226-228.
  • [6]
    Christopher Browning, Ordinary men, Harper (1992).
  • [7]
    Harold Searles, Le contre-transfert, Folio (1981).
  • [8]
    Willian F. Cornell, Explorations in Transactional Analysis… The Meech Lake Papers, TA Press Pleansanton, California (2008).
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