Couverture de AATC_151

Article de revue

Rencontre avec... Salomon Nasielski

Pages 73 à 85

Notes et références

  • [1]
    Pour mémoire Salomon Nasielski est TSTA-P et demeure à Rosières en Belgique.

1François Vergonjeanne : Bonjour Salomon. Tu es connu pour ta bonne humeur, ton humour et ton goût pour les anecdotes. Aurais-tu une histoire à nous raconter sur tes débuts dans l’AT ?

2Salomon Nasielski : Oh oui ! Au tout début en 1971, je travaillais dans un centre psychologique universitaire où le patron était un psychanalyste et psychiatre, mais curieux et très ouvert sur les méthodes et les techniques nouvelles. Il me dit : « Tiens, il y a un truc qui sort, c’est fait pour toi ça. C’est Games People Play d’Éric Berne. Si à l’occasion tu peux y jeter un coup d’œil, je crois que ça va te plaire. » Et il ajoute « Il faut absolument que tu lises ça… ». Alors comme j’ai compris qu’il fallait que je le lise, je n’ai plus du tout pensé à cette histoire. Ça ne me rentrait pas bien dans la tête.

3Quelques mois plus tard, je vais pour un séminaire à la Tavistock Clinic à Londres, le temple de la psychanalyse britannique, où l’on parlait de toutes sortes de choses, mais certainement pas de méthodes modernes. Après avoir trempé trois ou quatre jours dans la psychanalyse britannique, je vois Games people play d’Éric Berne à l’aéroport. Je me dis : « Tiens, ce n’est pas un gros bouquin, et pour le vol je n’ai qu’une heure ». Et j’ai attrapé le livre. J’ai commencé à le lire, et je me suis dit : « Alors, ça c’est vrai que c’est fait pour moi ». Et bien que le patron m’ait dit : « C’est fait pour toi », malgré ma rébellion de l’instant, rapidement, je me suis plongé dans l’analyse transactionnelle.

4J’ai tout de suite inclus l’AT dans l’enseignement que je donnais sur les différentes méthodes psychothérapeutiques. Je ne connaissais pas l’analyse transactionnelle, mais je connaissais dix autres méthodes à l’époque. Et l’AT est devenue la onzième. J’en ai acquis d’autres après. Et très rapidement, j’ai été connu comme l’analyste transactionnel de la onzième de mes onze méthodes. En 1971, j’enseignais l’AT d’après les bouquins de Berne.

5FV : Quelle a été ta formation en AT après la découverte de ce livre ?

6Salomon Nasielski : J’ai tout de suite contacté un formateur britannique qui venait de temps en temps en Belgique – Michael Reddy. J’ai passé un contrat avec lui en 1975 et j’ai présenté mon examen de certification en 1976.

7FV : Tu as donc été l’un des pionniers de l’AT en Europe.

8Salomon Nasielski : En Europe, il n’y avait pas une dizaine de personnes qui pratiquaient l’analyse transactionnelle. En Allemagne, il y en avait une ou deux. En Italie, il y avait Carlo Moïso, et en Espagne, il n’y avait encore personne à l’époque. En Belgique, je ne savais pas que Raymond Hostie s’intéressait aussi à l’analyse transactionnelle.

9FV : Tu connaissais déjà Raymond Hostie ?

10Salomon Nasielski : Non, je ne le connaissais pas du tout pour une raison simple. C’est que lui était père jésuite, sorti de l’université catholique de Louvain – qui est catholique comme son nom l’indique. Et moi j’étais psychologue sorti de l’université de Bruxelles – qui est dite université libre. En Belgique, université libre veut dire « libre de toute contrainte idéologique ou religieuse », donc c’est une université indépendante intellectuellement. Et à l’époque, pour les gens qui sortaient de l’université catholique de Louvain, ceux qui sortaient de l’université de Bruxelles étaient des gens très sulfureux qu’il fallait éviter. Et ceux qui sortaient de l’université libre de Bruxelles étaient priés de considérer avec mépris ceux qui sortaient de l’université « ca-tho-li-que » de Louvain, comme si ce n’était pas bien. Mais moi je n’étais pas prêt à mépriser les gens. Un type catho, en plus prêtre jésuite et l’analyse transactionnelle ça m’intéressait. Alors je suis allé voir comment faisait Raymond Hostie. On a donc établi une certaine collaboration. Malgré cette différence, Raymond, Antoinette de Mol et moi-même, étions présents au premier congrès d’analyse transactionnelle sur le sol européen en Suisse à Villars-sur-Ollon dans les locaux du Club Med en juillet 1975. C’est Antoinette qui a tenu à créer dès 1975 à Villars-sur-Ollon une association belge d’analyse transactionnelle. C’est en 1975 qu’on a commencé à fonder les bases de cette association qui a vu le jour légalement en 1978.

11C’est plus Antoinette que moi qui poussait à ce que nous acquerrions beaucoup plus d’outils de travail en analyse transactionnelle.

12FV : Avec qui as-tu suivi ta formation en AT ?

13Salomon Nasielski : Raymond Hostie ne m’a pas donné beaucoup de formation parce qu’il découvrait en même temps que moi. Je suis allé plusieurs fois aux États-Unis. Antoinette et moi invitions tous les deux mois un Américain ou un Allemand praticien et didacticien qui pratiquait l’analyse transactionnelle depuis des années. On les faisait venir pour un workshop, pour un cours, et aussi pour des marathons thérapeutiques qu’ils animaient chez nous, dans nos groupes thérapeutiques.

14FV : Et dans cette fameuse onzième discipline que tu enseignais, qu’est-ce qui t’attirait particulièrement ? Qu’est-ce qui te frappait par rapport aux dix autres approches ?

15Salomon Nasielski : En AT, on disait qu’il fallait annoncer l’objectif, dire pourquoi on fait ce qu’on fait. Et ça, c’est toute mon histoire en fait. Car bien avant de connaître les psychothérapies, quand j’étais jeune débutant psychologue à l’hôpital universitaire à Bruxelles, j’étais réputé pour être un bon praticien aux tests de Rorschach, aux tests projectifs psychologiques. Les étudiants en psycho venaient chez moi en stage et ils me demandaient comment faire pour analyser un test de Rorschach.

16Tu as lu les trucs de cotation ? Les codes et tout ça ? Eh bien, fais ! Et plutôt que je t’accompagne à rédiger ton rapport de testing, fais-le ! Et ensuite on va remonter à partir de ton rapport pour voir comment, en amont, il y aurait peut-être quelque chose que tu aurais besoin d’apprendre.

17Ce que je me contentais de faire, c’est qu’ils lisaient la première phrase et que je leur disais :

18

Quand tu dis ça, ça vient d’où ? D’où tires-tu la substance de cette phrase ?

19Ils me disaient :

20

Oh bien, c’est un peu mon impression…
Ça ne sort pas du test ?
Non.
Bon alors, je crois qu’on peut barrer. Non ?

21Ainsi en pratiquant par élimination de tout ce qui n’était pas sûr, j’étais déjà très branché sur pourquoi on fait ce qu’on fait.

22FV : Quand tu parles de l’objectif et du pourquoi on fait ce qu’on fait, est-ce lié à la notion de contrat ou est-ce lié à une autre notion en AT ?

23Salomon Nasielski : C’était mon caractère, c’était ma façon de faire dans le travail. Pourquoi fait-on ce qu’on fait ? Pourquoi dit-on ce qu’on dit ? Pourquoi faire faire ceci ? Pourquoi dire ceci plutôt que ça ? Le fait qu’on oriente d’abord ce que l’on fait vers un but qui est nommé et pour lequel on est d’accord ensemble.

24FV : Profondément ancré et axé sur le sens ?

25Salomon Nasielski : Non pas le sens, mais le but ! Parce que le but peut être très concret et matériel, pratico-pratique. Je ne sais pas s’il y a beaucoup de sens à chercher dans le pratico-pratique. Apprendre comment je peux faire une déclaration d’amour à une femme, ça n’a pas énormément de sens en soi, c’est de la technique. La technique n’est pas forcément très lourde de sens.

26FV : Pour te côtoyer depuis quelque temps au comité de rédaction des AAT, je t’entends souvent insister sur la différence entre la théorie et les opérations pratiques.

27Salomon Nasielski : Oui, parce que s’il y a un but, il ne suffit pas seulement d’aider la personne à s’exprimer. Il faut peut-être aller voir et comprendre ce qu’elle ne voit pas. C’est à moi de lui révéler. Je peux dire à un étudiant qui vient me voir pour traiter son trac à l’examen : « Quand je t’entends parler, tu as plutôt l’air d’avoir peur de réussir ton examen, que peur de rater. » Je dis ça parce que l’étudiant a très peur de l’échec et il a choisi de ne pas se présenter à l’examen. « Et quand tu fais ça, moi, il me semble que tu as plutôt l’air d’avoir peur de réussir. Parce que si tu as vraiment envie de réussir et que tu n’as qu’une chance sur dix de réussir ; eh bien tu vas à l’examen, tu prends ta chance, tes dix pour cent de chance. »

28Tous les étudiants m’ont regardé, et ils disaient : « Mais au fond c’est vrai ».

29Ou alors c’était :

30

Oui, non, enfin, euh, beuh…

31Dans ce cas-là je prenais une direction qui n’était pas prévue par le demandeur de mon aide :

32

Mais au fond, qu’est-ce qui se passerait si tu réussissais facilement et régulièrement ?
Heu, riennnn.
Mais alors, il y a quelque chose de pas bon ? Je ne sais pas, c’est ton père, ta mère, ton frère, ta sœur cadette. Comment prendraient-ils, eux, le fait que tu réussisses facilement et régulièrement ?

33Et puis, j’appliquais régulièrement les techniques des deux chaises de Fritz Perls. Et il apparaissait en effet que dans la tête du patient, il imaginait que dans la tête de maman ou de papa il y avait un paquet de jalousie, des sentiments d’infériorité, de non-OKness chez le papa, la maman, la sœur, le frère, et qui était ranimé par le fait qu’il réussirait l’examen. Et alors on faisait les opérations de séparation-individuation, se séparer de papa, de maman, de la sœur ou du frère ou de la tante.

34FV : Salomon, tu es très axé sur l’aspect opératif de l’analyse transactionnelle. Que peux-tu dire de l’AT d’un point de vue théorie, ou de la théorie de l’AT ?

35Salomon Nasielski : Disons que l’aspect opératif vient bien à point dans beaucoup de cas. Dans ma façon de parler de l’analyse transactionnelle, il n’y a pas vraiment une théorie, il y a des modèles. Ce sont des modèles pour ceci ou pour cela. Par exemple, concernant le manque d’estime de soi, il y a le modèle « Je me définis non OK, ou je laisse la définition de mon OKness à l’extérieur, à l’image que je produis chez les autres, je ne m’approprie pas la définition de mon OKness, etc. » On n’appelle pas ça de la théorie. Mais ce sont des modèles, des concepts qu’on se donne pour aider à comprendre, en vue éventuellement d’opérer.

36FV : Alors peut-on dire qu’il n’y a vraiment aucune théorie dans l’analyse transactionnelle, et qu’il n’y a que des modèles et des pratiques ?

37Salomon Nasielski : Eh bien, je ne sais pas très bien ce qu’on appelle théorie, et donc j’ai du mal à te répondre.

38Comment dire… ? On constate la circulation urbaine, on la comprend assez bien. On a donc défini un code de la route, fait des sens uniques, etc. Mais il n’y a pas une théorie de la circulation. Pour l’analyse transactionnelle, ce sont des lois ou des techniques, des modes d’opération.

39FV : Ce que tu dis pour l’AT, est-ce vrai aussi pour les autres champs de la psychologie ?

40Salomon Nasielski : Je crois que non. Freud a fait quelque chose qui ressemble à une théorie. Il a postulé qu’il existe un inconscient, qu’il existe un préconscient, un subconscient, qu’il y a des forces qui répriment l’inconscient hors du champ de conscience du conscient. C’est toute une théorie où il y aurait des forces comme ceci, comme cela.

41En AT, il y a quelques postulats : les gens sont OK ; Ils ont la capacité de se gouverner et de changer leur système de gouvernance. Le postulat, c’est ça. Je ne sais pas s’il y a beaucoup plus de théorie que ça. Pour l’instant, je ne crois pas. On a des réflexions, des spéculations…

42FV : Revenons aux opérations si tu veux bien. Je sais que tu as beaucoup d’estime et d’admiration pour le travail des Schiff. Peux-tu nous en dire un peu plus sur la coloration schiffienne de Salomon Nasieslski ?

43Salomon Nasielski : Déjà, en 1975, Antoinette poussait à ce qu’on invite untel ou unetelle. Elle avait vu Jacqui Schiff travailler, ou Shea Schiff, je ne sais plus, et elle a dit : « Ces gens, on doit les inviter ». On a donc invité Jacqui et Shea Schiff chez nous. Antoinette a pris Shea Schiff comme formateur au début, parce qu’elle disait : « Quand j’ai vu travailler ce type, je me suis dit : je veux travailler comme lui ».

44Leur façon de travailler est organisée. Chez eux, il y avait quelque chose comme une ébauche de théorie du psychisme, comment fonctionne l’esprit humain. Finalement les autres transactionnalistes ne se sont pas beaucoup occupés de ça. Mais Jacqui Schiff a poussé le modèle assez loin, ou en tout cas le modèle a suivi peut-être, je ne sais pas. Et elle a réussi à comprendre la schizophrénie et à pouvoir la guérir. C’était une des grandes raisons pour lesquelles beaucoup de gens la détestaient, car on tenait à considérer la schizophrénie comme fondamentalement, essentiellement incurable. Ce qui est un non-sens évidemment, car la curabilité n’est pas dans la maladie mais dans la limite de nos connaissances.

45On était donc très impressionnés par ceux qui savaient comment faire pour les schizophrènes. On était admiratifs, et surtout assoiffés d’apprendre comment ils faisaient. C’est pour ça qu’on les a souvent fait venir chez nous.

46FV : Salomon, j’entends à la fois que Jacqui et Shea Schiff, mais surtout Jacqui donnait un préliminaire ou un début de théorie qui n’existait pas dans le corpus de l’AT, et qu’en même temps elle opérait de façon efficace. Peux-tu nous parler des deux, à la fois de cet axe théorique et de cet axe opérationnel ?

47Salomon Nasielski : Oui. Par exemple, l’un des éléments dont elle parlait facilement, et joliment, c’était de certains paranoïaques. Elle montrait combien l’angoisse d’abandon la plus profonde chez le paranoïaque est cachée de son conscient par une peur de l’hostilité du monde ambiant. Donc la peur est en fait une émotion qui cache la tristesse de l’abandon. La peur devient alors un sentiment surintensifié, et comme le paranoïaque ne supporte pas ça non plus, parce que ça le laisse dans l’impression de vulnérabilité, il s’autorise une agressivité organisée et ciblée, une agressivité organisante qui réorganise le monde. Tout le monde est organisé pour me détruire. Donc Jacqui disait : « Le plus tôt possible, percez le plus grand nombre possible d’épaisseurs de carapaces en un coup ».

48Elle racontait le cas d’un paranoïaque qui était arrivé dans son bureau. Il était en manteau, pieds nus dans ses chaussures, visiblement il portait un pantalon de pyjama sous son manteau. Et il arrive dans le bureau de Jacqui, hagard, pas lavé, pas rasé, pas coiffé, amaigri, à bout de force, et il lui dit : « Vous êtes ma dernière chance. J’ai deux revolvers dans mes poches – il avait les deux mains dans les poches de son manteau – Si vous ne me sortez pas de la merde, je vous abats. » Alors elle nous a posé la question, à nous : « Qu’est-ce que vous auriez fait ? » Et elle a expliqué ce qu’elle fait dans ce genre de cas, et qui marche bien en général. Elle dit : « Je fais du parentage au départ de mon état du moi Enfant. Je ne présente pas un état du moi en face de lui qui ne serait pas acceptable pour lui. Ni le Parent ni l’Adulte ne seraient acceptables. J’ai présenté l’état du moi Enfant, non pas apeuré, mais compatissant. Et je lui ai dit : « Mon dieu, mais qu’est-ce que tu as l’air d’être dans la merde, toi ». Et ça a fondu en un coup toutes les couches, toutes les carapaces. Donc les modèles théoriques se sont rencontrés dans sa façon de faire. « Oh boy, you seem to be in real trouble ! », c’est ça qu’elle disait.

49Il y a une autre histoire qu’on racontait d’elle et qu’elle a confirmée. Elle avait été appelée dans une prison du county où elle vivait. Il y avait un fou furieux qui avait déjà blessé beaucoup de gens avec sa batte de base-ball. Les flics avaient dû se mettre à huit pour le maîtriser et l’enfermer dans une cellule, mais ils n’avaient pas réussi à lui enlever sa batte de base-ball. Ils avaient donc compris que c’était un fou dangereux. Et comme la vieille dame là-bas savait faire avec les fous, à tout hasard, ils ont appelé Jacqui. Alors elle est arrivée. Elle a dit :

50

Bon. La seule chose que je dois faire, c’est d’entrer dans la cellule.
Vous n’y pensez pas, Madame, il va faire de vous de la charpie.

51Jacqui a dû palabrer longuement pour dire : « Je ne fais rien d’autre qu’entrer dans sa cellule. Et je prends la responsabilité de ce qui se passe après. » Les palabres ont été longs, et ils ont fini par la laisser entrer. Quand elle est entrée, il était dans le coin opposé. Elle s’est mise juste à côté de la porte dans le mur qui était latéral à la porte, affalée, assise par terre, et elle regardait ses pieds. En commençant à parler avec le type qui était dans le coin, elle lève le regard et voit qu’il y a un canon de mitraillette dans le guichet du haut de la porte de la cellule. Alors elle a eu une très longue palabre pour qu’ils veuillent bien retirer la mitraillette. Mais ils lui disaient : « On doit vous protéger, Madame, s’il saute sur vous… » Et elle a dû vitupérer pour qu’ils retirent. Après elle a commencé à parler avec ce paranoïaque et, en quelques minutes, il était allongé dans ses bras en pleurant, en sanglotant. Et elle dit, la plus grande de toutes les palabres que j’ai eues avec la police, c’est quand j’ai dû argumenter pour qu’ils m’apportent un biberon de lait. Ça, ils ne voulaient absolument pas ! Quand ils ont fini par apporter le biberon, ils m’ont vue sortir de la cellule avec le paranoïaque qui pleurait sur mon épaule. C’était la peur de l’abandon, mais moi je n’allais pas l’abandonner. « Moi, avec mes émotions, je suis proche de toi. » Donc ce n’est pas de l’empathie, même au beurre et au sucre. C’est de l’empathie ciblée, construite pour le résultat recherché. Sortir de cette espèce d’entonnoir dans lequel le paranoïaque est emprisonné, le faire revenir dans sa connexion avec l’émotionnel en manque d’affection et en manque de protection.

52FV : Merci, Salomon, pour ces histoires poignantes.

53Tu parles souvent d’Antoinette de Mol qui partage ta vie et aussi ta passion pour l’AT.

54Salomon Nasielski : Antoinette est une des premières fondatrices de l’AT en Europe, l’une des premières qui a voulu qu’on fasse aussi une association européenne. Elle était au steering committee, c’est-à-dire le comité pilote, fondateur, de l’association européenne d’analyse transactionnelle. Elle en était la grande force motrice. J’y étais avec elle, Raymond Hostie aussi était dedans. On était un paquet de gens à vouloir faire une association européenne.

55FV : Et en quoi votre vie commune, vos échanges ont-ils façonné ta façon d’être analyste transactionnel ?

56Salomon Nasielski : Il y a plus à dire que l’analyse transactionnelle, il y a la personnalité d’Antoinette, c’est une solidité. En termes schiffiens, on dirait que c’est la solidité constante de son état du moi Parent. On dirait en langage courant, c’est son haut niveau de moralité.

57Un exemple : on était parents d’élèves dans une école et on préparait un week-end à la campagne.

58Il fallait donc réunir les tentes, les sacs de couchage, les matelas pneumatiques, enfin tout le matériel utile pour un séjour pour les enfants. À l’époque, il n’y avait pas beaucoup de parents qui avaient une voiture. Antoinette en avait une, j’en avais une. Il n’y avait pas non plus de téléphones portables. On s’était mis d’accord elle et moi pour un rendez-vous avec nos deux voitures à tel endroit pour passer chez d’autres parents. La veille au soir, l’un des parents organisateurs de ce voyage me téléphone et me dit : « Tu sais, on n’a plus besoin de la voiture d’Antoinette, on a changé les rendez-vous, et donc tu ne dois pas te rendre là où tu avais rendez-vous avec Antoinette. On lui a dit qu’on n’avait pas besoin qu’elle se rende au point de rendez-vous convenu avec toi. ». Il était dix heures passées du soir, et je n’allais pas téléphoner à Antoinette – on n’habitait pas ensemble encore à l’époque – mais moi le lendemain, je passe par l’endroit où je devais me rendre. Et Antoinette était là aussi. Alors je lui ai dit : « Mais on ne t’a pas dit hier qu’il ne fallait pas venir ? ». « Oui, on m’a bien dit qu’il ne fallait pas venir. Mais à toi, je t’ai dit que je venais. Comme on n’a pas changé notre convention nous deux, je suis là. » Alors j’ai su que c’était cette femme-là qu’il fallait que j’épouse.

59Cette solidité de tenue du Parent, la cohérence entre ce qu’elle dit et ce qu’elle fait, ça m’a toujours frappé chez Antoinette. Et ça, c’est sa façon d’être et de travailler. Son influence sur moi, c’est cette haute tenue morale. Si elle a dit quelque chose, tu peux être sûr qu’elle l’a dit, donc ça va être ça. Elle tient.

60FV : Salomon, tu fais partie du comité de rédaction des AAT depuis longtemps. Comment cela a-t-il commencé ?

61Salomon Nasielski : Très tôt. Dans les années 1979-1980 Raymond Hostie m’a demandé de le rejoindre aux AAT. J’étais très flatté, très honoré. J’étais aussi un peu étonné, parce qu’il demandait à un sulfureux de l’université de Bruxelles – comme on dit chez nous un « anti-calotin », de se joindre à lui qui venait de l’université catholique. Je n’étais pas vraiment un fanatique anti-calotin, mais j’étais de l’université qui rejette l’autorité religieuse. Il n’a pas eu peur de ça, et un de ses mérites, c’était de dire : « Les gens qui ont des idées très différentes des miennes, c’est intéressant ». Il avait quand même ce calibre-là, Raymond Hostie, il faut le dire. Et donc il m’a fait venir. Moi, au début j’étais très intimidé, j’étais chez les cathos. J’avais peur qu’ils me regardent comme l’intrus, le sulfureux.

62FV : Tu as écrit une bonne dizaine d’articles dans les AAT, sans compter de très nombreux éditoriaux. Lequel te ressemble le plus parmi ces écrits ?

63Salomon Nasielski : Sans doute tous, non ? ! Un qui était un édito à propos des enfants battus. C’est peut-être à côté de chez nous, et il faut vraiment prêter l’oreille, faire quelque chose, ne pas paraître indifférent. C’est une des choses que j’ai apprise chez les Schiff : la méconnaissance nous autorise à être indifférents : « Écoute, ce ne sont pas mes affaires ». Et Jacqui Schiff était scandalisée. De même que la chanson du tennisman français, Yannick Noah : « Ça me regarde ». Il dit : « ÇA me regarde. Il y a des gens qu’on maltraite ici ou là. ÇA, me regarde. On discrimine ici, on met des gens à la rue : ÇA, me regarde ». Nous sommes coresponsables, parce que « Ça nous regarde aussi ». Donc moi, je trouve que ça nous regarde les enfants battus et les femmes battues à côté de chez nous. Ce qui ne m’empêche pas d’ailleurs de dire à ces femmes battues, « Mais qu’est-ce que vous foutez à rester chez lui ? ». Il y a là quand même une soumission volontaire. Ce n’est pas moi qui l’ai inventé c’est La Boétie. Ça fait déjà cinq cents ans que La Boétie a écrit sur la soumission volontaire, et c’est pour moi une source d’inspiration.

64Mais un article dans lequel je me sente très bien ?… Je sais qu’il n’est pas du tout achevé bien qu’il soit long : c’est la gestion de la relation thérapeutique. Les deux axes proximité/distance, et similitude/différence. Il y aurait beaucoup à dire pour simplifier, pour le rendre plus accessible à tout le monde.

65FV : Et que représentent les AAT pour toi sur le long terme ?

66Salomon Nasielski : Sur le long terme, c’était – c’est encore un peu – ça l’est un peu moins ces temps-ci, je trouve, la revue garante de la tenue intellectuelle de l’analyse transactionnelle. Intellectuelle ne veut pas dire intellectualisante. Intellectuelle veut dire qu’on pense la pratique. Ça peut être quand même quelque chose qu’on peut faire autrement, et donc qu’il faut réfléchir aux techniques et aux pratiques.

67FV : Il y a les analystes transactionnels et l’analyse transactionnelle. Quel avenir souhaites-tu pour l’analyse transactionnelle d’une part, et pour les analystes transactionnels d’autre part ?

68Salomon Nasielski : Pour les analystes transactionnels, qu’ils éprouvent de plus en plus de joie et de plaisir professionnel à l’utilisation de l’analyse transactionnelle, parce que c’est quand même un support de travail hors pair. Pour moi, c’est un des meilleurs supports pour les psychothérapeutes. Je n’ai pas dit que les autres ne servent à rien, loin de là. Ce serait grave si on n’avait pas la systémique, si on ne connaissait rien à la psychanalyse. Ce serait grave si on ne connaissait rien à la psychiatrie, à la psychopathologie. Mais, comme soutien pour mon activité, l’analyse transactionnelle, je trouve que c’est un des tops ! Je crois qu’il faut faire confiance à la curiosité et à l’enthousiasme. Chez les analystes transactionnels, c’est déjà largement répandu, et j’espère que ça va croître et embellir et s’organiser de mieux en mieux.

69Mais ta question était double…

70FV : Oui, je te demandais aussi quel avenir tu souhaites pour l’analyse transactionnelle.

71Salomon Nasielski : L’analyse transactionnelle, j’aimerais qu’elle affine ses méthodes et aussi qu’elle réamorce la réflexion théorique qui avait été ébauchée par Jacqui Schiff. Mais c’est un peu enterré pour l’instant. Il y a des ébauches dans les deux petits fascicules « Ego states network » et « Ego state pathology ». C’est vraiment un début de réflexion théorique de ce qui se passe dans les états du moi. Pour l’instant la neuropsychologie est en train de faire cela d’une autre manière. Je sais que José Grégoire parle des réseaux des états du moi. Comprendre la neurologie, le fonctionnement des états du moi et comment notre esprit fonctionne pour élaborer une théorie qui dirait comment il faut concevoir la méthode psychothérapeutique. Notamment la place et l’utilité des dissonances. La confrontation n’en est qu’une. Un exemple de dissonance : tu grimpes sur un vélo pour la première fois de ta vie, tu regardes comment font les autres. Tu donnes un grand coup de pédale, tu avances, et puis tu te retrouves par terre. C’est une dissonance. Mais, grâce aux dissonances, tu vas vraiment apprendre à rouler à vélo. Sans dissonance, tu n’apprends rien de nouveau.

72FV : En guise de conclusion Salomon, as-tu une ou deux histoires de ton cru à nous raconter ?

73Salomon Nasielski : Ah, les anecdotes ! Je t’ai déjà raconté celle de Michael Reddy avec John Dusay lors du repas festif du congrès à Blackpool en 80 ou 81 ?

74Donc le très californien John Dusay raconte son bizutage à l’université au so british Michael Reddy. « On devait être nus, complètement nus devant 500 ou 600 personnes dont la moitié était des filles plus jolies les unes que les autres. Alors tu penses, Michael, il fallait trouver un gag, une pièce de théâtre, il fallait improviser, on devait chanter des trucs, on n’en menait pas large ». Et Michael Reddy : « Very embarrassing, indeed ! » Très embarrassant en effet ! Indeed ! Une demie seconde de silence. Et Michael Reddy : « Imagine que tu aies une érection ! ». John Dusay, comme un rebond de balle de tennis : « Imagine que t’en aies pas ! ». Alors ça, c’était un choc des deux cultures.

75Il y a aussi une histoire touchante. La première fois au congrès de 1975 à Villars-sur-Ollon, je rencontre Bob et Mary Goulding. Je vois Bob et je lui adresse la parole, il me dit : « Alors, comment t’appelles-tu ? Et comment va l’analyse transactionnelle ? » Je réponds, et au bout de cinq minutes, je lui demande : « Vous, vous avez connu Éric Berne, et comme il est mort, moi je ne le connaîtrai jamais. Franchement, c’est quand même un gros chagrin. » Il me regarde, et me dit « Believe me, boy, this is a racket ! » (Mon gars, écoute-moi bien : ça, c’est un sentiment parasite, c’est vraiment un sentiment parasite !), en me tapotant fraternellement sur l’épaule.

76FV : Un grand merci pour toutes ces anecdotes pétillantes et la profondeur de tes réflexions. Il n’aura pas échappé à nos lecteurs qu’avec toi, Salomon Nasielski, les petites histoires rejoignent souvent la grande.


Date de mise en ligne : 02/07/2015

https://doi.org/10.3917/aatc.151.0073

Notes et références

  • [1]
    Pour mémoire Salomon Nasielski est TSTA-P et demeure à Rosières en Belgique.

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