1Dans la diversité de propos censés concerner la théorie, on trouve, sous le nom de théorie :
- des réflexions sur un sujet,
- des explications ou amorces d’explications de phénomènes,
- des interprétations sur des phénomènes observables,
- des réflexions sur notre façon de penser à un sujet ou d’en parler,
- des techniques ou des remarques sur des techniques,
- des descriptions de concepts ou de notions,
- des recours à des modèles,
- des ébauches de théorie, ou amorces de théorie.
1 – Réflexions sur un sujet
2Sur les mésententes conjugales, on se prend à réfléchir à leur incidence, à leur fréquence, aux conditions ou moments de leur survenance, aux contributions de chacun des partenaires à ces mésententes, à l’historique de telles mésententes, et jusqu’aux recherches sur les générations précédentes.
3Toutes ces réflexions ont une utilité potentielle évidente, à condition de faire aboutir ces réflexions à des protocoles d’action.
2 – Explications
4Depuis Molière (Le médecin malgré lui), on a appris à se méfier des explications avec la célèbre tirade qui aboutit à la « conclusion » : « Et de là vient que votre fille est muette ! »
5Lorsqu’on pense vraiment tenir l’explication d’un phénomène observé, on rencontre d’autres penseurs qui en attribuent l’explication à quelque chose de très différent. Que l’on songe par exemple aux diverses explications d’un même comportement selon que l’on s’adresse à un systémicien, un sociologue, un psychanalyste. Le problème s’aggrave dans la mesure où la personne tient à « son » explication comme si elle était nécessairement la seule bonne. En somme, de nombreuses « explications » sont en réalité des hypothèses, des spéculations.
3 – Interprétations
6Plus qu’une explication, on introduit, on ajoute un système d’hypothèses selon lequel on « traduit » l’observable. Une interprétation psychanalytique de l’homophobie introduira probablement l’hypothèse d’une composante homosexuelle fortement réprimée chez l’homophobe. Une interprétation sociodynamique introduira une autre hypothèse, par exemple un besoin de consolidation de sa conformisation sociale dans un lieu et une époque où l’homosexualité est interdite et punie, conformisation elle-même interprétée comme résultante d’une peur de se trouver isolé.
4 – Comment pensons-nous la chose
7De nombreux articles parus dans les AAT nous alertent sur notre façon de penser, de réfléchir au sujet d’une question, d’un phénomène, d’un problème. Ces réflexions sur notre façon de lire la réalité sont autant de remises en question fondamentales sur ce que nous appelons l’intelligence. Elles constituent autant de remises en question de nos compréhensions, de notre capacité même à entrer en contact avec la réalité, et enfin de nos politiques d’action. C’est une étape incontournable de toute démarche de connaissance, de désir de théorisation. Sur la question du transfert, j’interrogeais l’un des enseignants de la Tavistock Clinic à Londres sur ce qui se passe lorsqu’un patient change d’analyste, et lui demandai s’il pensait que le patient reproduirait le même transfert sur le nouvel analyste, ou s’il développerait un nouveau transfert, plus ou moins différent du premier. Sa réponse, franchement moqueuse à mon intention : « Ah oui, il n’y a rien d’aussi bon qu’une bonne théorie, n’est-ce pas ? » Je m’en suis remis depuis, et ai fait germer cette remarque.
5 – Si vous êtes un marteau, tous les problèmes ont la tête d’un clou
8On connaît bien le risque de l’enfermement du technicien dans sa technique. Quatre savants se trouvaient dans une voiture qui tomba soudain en panne. L’ingénieur électricien dit qu’il fallait éteindre le moteur, vérifier la batterie et les câblages, les connexions, et que tout serait vite réparé. L’ingénieur mécanicien dit qu’il fallait arrêter le moteur et vérifier l’arbre à cames, et le vilebrequin du moteur. L’ingénieur en hydraulique dit qu’il fallait rectifier les niveaux de carburant, d’eau et d’huile, et que tout rentrerait dans l’ordre après ça. L’ingénieur informaticien dit qu’il fallait fermer toutes les fenêtres, arrêter le moteur et puis redémarrer.
6 – Les concepts et les notions
9Les concepts de motivation, d’inconscient, de décision scénarique, de besoins de reconnaissance, de type d’attachement, et ainsi de suite, sont autant d’éléments à très haut potentiel prédictif. La difficulté réside ici dans la quantité et dans le choix, ou la sélection de concepts qui vont être utilisés. Pour bien comprendre et bien maîtriser une situation, il pourrait bien ne pas suffire d’une bonne maîtrise de concepts très raffinés avec lesquels le savant arrive à jongler de façon impressionnante. Le risque serait, comme dans l’enfermement dans une technique unique, l’enfermement dans un horizon de concepts et notions clos.
7 – Les modèles : « Tout se passe comme si »
10Séduisants, ils donnent souvent l’impression de se substituer à la connaissance, à l’explication d’un phénomène. Ce couple répète des disputes souvent identiques, et surtout les week-ends. Le thérapeute leur dit : « Vous êtes pris à deux dans une porte tournante, chacun court en rond et crie à l’autre d’arrêter de pousser, de ralentir, mais en fait, vous êtes tous les deux en train de pousser en courant, même si vous croyez que c’est l’autre, seul, qui pousse trop fort. » Les partenaires du couple se regardent et disent ensemble : « Mais oui, c’est tout à fait ça. » La semaine suivante, ils ont demandé au thérapeute : « Oui, et comment fait-on avec cette porte tournante qui ne ralentit pas ? ». Le thérapeute est resté muet, limité par un joli modèle, dans lequel il a fini par se trouver enfermé.
8 – Ébauches de théorie
11Les observations, les concepts, les notions, les techniques qui ont fait leurs preuves, les modèles dont l’emploi semble fécond, permettent à certains l’amorce d’une construction. Freud avait commencé une vraie théorie du psychisme. Elle s’est avérée un peu déviante à cause de certains de ses postulats, et un peu dépassée par des recherches en psychologie pré- et périnatale (entre autres), mais il en reste de nombreux éléments probablement pertinents.
Et qu’est-ce qu’une théorie, ou une bonne théorie ?
12Petit rappel sur l’historique de notre intelligence. De tout temps, les bricoleurs ont précédé les théoriciens. De tout temps, les mères de famille ont su comment faire un repas, et ce qu’il convient d’y mettre, ce qu’il convient d’éviter d’y mettre, et ce, bien avant l’arrivée les diététiciens, et des chimistes qui savent les toxicités. Mon professeur de français dans les débuts de ma scolarité secondaire se récriait, quand nous lui reprochions la complication de la grammaire française, avec ses nombreuses exceptions à toutes les règles : « Mais, Messieurs, c’est vous qui avez eu le tort de commencer à parler avant que nous, les grammairiens, n’arrivions, et c’est bien vous qui nous avez empêchés de faire une grammaire simple et efficace ! »
Et comment définirions-nous une théorie ?
13Selon Internaute.com : théorie, nom féminin : Ensemble de lois, de règles, d’opinions, d’idées, de concepts, etc., sur un sujet particulier.
14Sur Wikipédia : Une théorie est un ensemble d’explications, de notions ou d’idées sur un sujet précis, pouvant inclure des lois et des hypothèses, induites par l’accumulation de faits trouvés par l’observation ou l’expérience.
15Selon Le Robert : Ensemble organisé d’idées, de concepts abstraits appliqués à un domaine particulier.
16En philosophie des sciences, une théorie scientifique doit répondre à plusieurs critères, comme la correspondance entre les principes théoriques et les phénomènes observés. Une théorie doit également permettre de réaliser des prédictions sur ce qui va être observé. Enfin, la théorie doit résister à l’expérience et être compatible avec les nouveaux faits qui peuvent s’ajouter au cours du temps. Si ce n’est pas le cas, la théorie doit être corrigée ou invalidée.
17Ainsi, c’est dans la durée que se juge la force d’une théorie car elle doit pouvoir rester compatible avec les nouveaux faits, résister aux expérimentations qui voudraient en démontrer l’invalidité, et assurer la justesse de ses prédictions.
18La définition que je préfère est inspirée directement par la définition que Claude Bernard donnait de la science : Une théorie est un ensemble cohérent, articulé, organisé et organisant, d’une classe de connaissances basées sur l’observation et sur la description, et permettant de comprendre, d’expliquer, de prévoir et d’influencer des phénomènes. (Ces six termes demandent une explication plus complète.)
Et pour l’analyse transactionnelle ?
19Nous disposons d’une foule de modèles (les états du moi, les impasses, les méconnaissances, etc.), de techniques d’intervention (les six opérations berniennes notamment), de concepts explicatifs à portée très encadrée (le protocole de scénario, les sentiments parasites, etc.), et sans doute bien d’autres choses encore, telles que la procédure du contrat, et une éthique. Mais, de ce tout, on ne peut vraiment pas dire qu’il constitue une théorie.
20Enfin, lisez la triade des articles de José Grégoire : Pensée et théorie dans l’accompagnement du changement psychologique : vous n’oserez plus parler de théorie avant un bout de temps…