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Article de revue

Psychogénéalogie et psychodrame : la danse des origines

Pages 1 à 13

Notes et références

  • [1]
    ABRAHAM, N., et TOROK, M., L’écorce et le noyau, Edition Poche, 1999.
  • [2]
    En particulier on lira avec intérêt d’Anne ANCELIN SCHUTZENBERGER : Psychogénéalogie, guérir les blessures familiales et se retrouver soi, aux Éditions Payot, 2007, et, Le psychodrame, Petite Bibliothèque Payot, 2008.
  • [3]
    Dérôlage : Technique mise au point par AAS qui consiste à se brosser tout le corps avec les mains pour se débarrasser de l’empreinte corporelle et psychique laissée par l’intériorisation que l’on a faite de l’histoire d’un autre. Cette technique évite les « accidents » possibles lors d’une forte imprégnation inconsciente et consciente dans le jeu.
  • [4]
    On aurait pu aussi utiliser le terme « d’arnaque », avec l’idée d’un « coup monté » pour tromper quelqu’un sur la réalité de sa blessure et de l’irréversibilité du passé.
  • [5]
    GREGOIRE, J., Les États du Moi : trois systèmes interactifs, Eds d’Analyse Transactionnelle, 2007.
  • [6]
    MacNEEL, J, L’interview du parent, A.A.T., 6, 1978, pp. 78-85. C.A.T., 1, pp. 56-63.

1Je vais vous parler d’une pratique de psychogénéalogie en groupe qui ouvre parfois au jeu du psychodrame pour tel ou tel participant. La question que je pose ici est celle du pourquoi - à la fois : pour quelles raisons ? et dans quel but ? – utiliser le psychodrame dans un travail de psychogénéalogie ?

2Dans ma pratique de psychothérapeute, j’ai pu constater comment, à partir de la construction du génosociogramme d’une personne, on peut rendre visible et « concrète » la nature de ses liens familiaux ; avec les conflits et les nœuds qui traversent son histoire, les manques, les répétitions qui deviennent repérables, et ce qu’on pourrait croire être les « effets de destin » de sa famille. J’ai aussi observé combien mettre ces choses en mouvement par le psychodrame peut mettre de l’espace, de la respiration et du lien dans l’histoire d’une personne, avant de poursuivre le travail d’élaboration psychothérapeutique.

3À la suite des recherches de psychanalystes sur les secrets de familles [1] et leur impact dans les générations qui suivent, s’est développé dans plusieurs directions le travail d’exploration des problématiques familiales. Le mot de psychogénéalogie, comme le type de travail thérapeutique que je présente ici a été initié par Anne Ancelin Schützenberger, dès les années 1980. Cet intérêt s’est généralisé par la suite, pour diverses raisons. Parmi elles, la recherche des racines, et de la cohésion familiale, semble être un des thèmes « contrepoids » des éclatements des fidélités traditionnelles : des conjoints l’un envers l’autre, des employeurs vis-à-vis de leurs salariés…Pour approfondir ce que j’esquisse ici, je vous invite à lire ses ouvrages [2] ; c’est un thème qui donne à réfléchir aux analystes transactionnels, familiers de la réflexion sur le « Système Parent » et son évolution.

4J’ai choisi, pour illustrer cette approche spécifique, des exemples « ordinaires » plutôt que spectaculaires.

Partir de soi pour tracer son arbre généalogique

5Le travail en psychogénéalogie, c’est d’abord des histoires qui se cherchent à travers un outil : le génosociogramme. Le contrat de départ pour ce type de travail est d’abord un contrat d’exploration.

Le génosociogramme en groupe

6Représentation graphique de l’arbre généalogique d’une personne, avec, en sus, le maximum d’indications sur le caractère des relations entre les personnes, entre les générations, sur les événements qui se sont produits, le génosociogramme met en liens une histoire familiale singulière et son contexte social, économique, historique, culturel.

7Dessiner cet arbre généalogique n’a rien d’une évidence. À la différence d’un logiciel généalogique, le tracé manuel de cet arbre est déjà une expression concrète d’un vécu personnel de sa famille, à un moment donné. Geste corporel, il va marquer par son trait, son organisation, ses volumes, la trace d’une image interne de sa famille par cette personne, et susciter de l’émotion.

8Faire cette recherche à plusieurs permet les regards croisés, les émotions en miroir, les échos et résonances personnels au travail de l’autre. Le fait d’être en groupe crée un contenant aux affects déclenchés ou révélés par ce travail, et potentialise la découverte des implications et impacts des événements familiaux.

Des histoires, donc… Simone

9Génosociogramme

10De grandes feuilles de papier sont étalées sur le tapis, solidement reliées entre elles par des bandes d’adhésif. Elle est souplement assise devant, et continue à tracer le fil des générations qui l’ont précédée. Elle a compris et intégré rapidement les codes classiques de représentation de l’arbre généalogique : les hommes, les femmes, les différents liens familiaux, les générations, et elle les utilise sans anicroche, manifestement dans un état du moi Adulte.

11Le tracé du génosociogramme est significatif de la représentation interne de la famille

12La lignée ascendante de son père est dessinée de façon claire et précise, chaque génération à sa place, avec quelques indications pour chaque personne : prénoms, date de naissance et date de décès, déménagements, profession, événements, maladies ; Simone est remontée jusqu’à son arrière-arrière-grand-père aisément…

13Elle en arrive à la branche maternelle, et bute immédiatement sur sa grand-mère maternelle ; elle ne se rappelle plus son prénom, ni sa date de naissance.

14Langage corporel

15Son dos s’est voûté, son visage est tendu, ses épaules crispées. Je la questionne : elle savait tout cela, mais ne parvient pas à s’en souvenir, là, maintenant. Nous constatons bien qu’elle a changé d’état du moi, passant dans un Enfant incertain et troublé.

16Réponse corporelle du groupe

17Les autres personnes du groupe se sont penchées en avant, rapprochées d’elle sauf une personne qui semble s’endormir.

18Je lui demande si elle a connu sa grand-mère maternelle et quand elle est morte, à quel âge. Elle se rappelle : sa grand-mère est décédée quand elle était enfant, en 1983, à l’âge de 69 ans. Le groupe calcule : elle est donc née en 1914 ; c’est bien cela, le souvenir revient : elle est née en décembre 1914. Au lieu d’inscrire la date comme elle l’a fait des autres, le tracé est indécis, presque illisible, et elle ajoute : « ça n’est pas très intéressant ». Elle veut compléter les informations sur son grand-père maternel. Quelqu’un du groupe souligne qu’elle passe très vite, sans plus rien dire de cette grand-mère, et commence à lui poser des questions sur elle.

19Manifestations peu conscientes de colère

20Simone se tend, s’agite un peu, élude sèchement les questions par des redéfinitions successives. Les transactions avec les personnes du groupe sont maintenant de type parental et critique.

21Simone est une belle femme, brune et mince, elle est depuis trois ans en psychanalyse. Elle a 37 ans, et elle voudrait créer un couple stable et avoir un enfant, mais elle « se fait jeter » dès que ses relations amoureuses deviennent « plus sérieuses » : elle nous montre là comment elle-même peut être rejetante et dure.

22Plus tard dans le séminaire, Simone accepte de parler de cette grand-mère, Rose. Née après que l’arrière-grand-père soit mobilisé, Rose n’aura jamais connu son père, tué quelques mois plus tard. Sa mère, l’arrière-grand-mère de Simone, se remarie rapidement, et aura plusieurs autres enfants. Maltraitée par celui qu’elle croit longtemps être son père, Rose se renferme, se durcit, et gardera toute sa vie ce caractère fermé ; elle n’apprendra que tard, par les moqueries à l’école, qu’elle n’est pas la fille de son beau-père. Dans la famille de Simone, on parle très peu de Rose, ou sinon comme de « la peste qui n’aime personne ». La mère de Simone est la fille aînée de Rose et a le vécu d’avoir été peu investie par sa mère.

23Impact du groupe

24Une personne du groupe dit : « Tout de même, Rose n’a pas eu de chance de perdre son père si tôt ». Simone se met en colère : « Elle ne m’intéresse pas, si elle s’était mieux occupée de ma mère, celle-ci aurait été moins dépressive et se serait mieux occupée de moi ». La personne qui semblait dormir tout à l’heure pleure « tous ces bébés sans pères, tous ces pères morts… ». L’émotion est là, présente dans le groupe et chez Simone.

25C’est à ce moment qu’il est intéressant de proposer un jeu psychodramatique.

Du génosociogramme au psychodrame

26Le psychodrame triadique, réaliste, symbolique, interactif et corporel est une méthode thérapeutique très bien adaptée à l’identification du problème, à la cristallisation, au début d’élaboration, à la clôture des taches inachevées.

27Plusieurs étapes :

28-1. Le repérage de l’émotion suscitée par la construction du génosociogramme et le repérage des changements d’états du moi : ici, dans cet exemple, agacement, crispation, colère, chagrin… et passage de l’Adulte à l’Enfant puis au Parent.

29-2. Le repérage des nœuds dans l’arbre généalogique : dans l’histoire familiale de Simone, ce qui apparaît dans cette phase de son exploration, c’est qu’il y a un nœud d’événements autour de la naissance de Rose, la grand-mère de Simone, qui n’ont sans doute pas été élaborés par les personnes impliquées et on peut légitimement penser que ce manque d’élaboration a eu des conséquences dans la famille et la vie de Simone, voire dans la construction de son scénario.

30-3. Proposition de thèmes de psychodrame : ici deux thèmes se dégagent : celui de l’accueil de l’enfant, puisque son père était à la guerre lorsque Rose est née et qu’il n’est jamais revenu lui « dire bonjour », et celui de la séparation puisque le père de Rose ne lui a pas dit au revoir, ni elle à son père.

Le psychodrame en psychogénéalogie

31Au cours du travail en psychogénéalogie, on peut repérer certains thèmes les plus fréquemment mis en scène en psychodrame :

Entrer dans le psychodrame

32a - Psychodrames de place

33Plusieurs aspects :

34- La représentation spatiale des personnes de plusieurs générations est une aide à la déconfusion transgénérationnelle des places. L’exemple cité plus bas, « histoires d’hommes », en est une illustration.

35- Elle est aussi une aide au repérage de l’importance des places dans la fratrie de certaines personnes, en particulier celle d’enfants morts.

36b – Clôture (ou amorce de clôture) de gestalts non terminées.

37Dans tout groupe social, il y a des actions sociales fondamentales qui sont transactionnellement organisées. Comment on s’y prend, dans ce groupe-ci, pour accueillir un nouveau-né, un nouvel arrivant ? Avec quelles paroles ritualisées, carte de vœux, cadeaux, nourriture partagée, fête… ? Parallèlement, comment on s’y prend pour y répondre ? Ce sont des choix individuels, mais aussi des représentations et obligations collectives. C’est tout un ensemble de rites et de codes qui manifestent et contiennent en même temps les émotions suscitées par l’événement, qui marquent l’appartenance, qui aident les personnes à s’appuyer sur le collectif pour élaborer et symboliser l’impact de ce qui vient de se passer.

38On peut citer ici :

39- Les rites d’Entrée : dire bonjour, accueillir.

40- Les rites de Séparation : dire adieu, dire au revoir.

41- Les pratiques du Don : remercier, et aussi, donner, recevoir et restituer. Marcel Mauss le rappelait déjà : « à la base de l’échange archaïque, il y a le triple devoir enraciné dans l’esprit collectif de donner, recevoir et restituer ».

42- Les rites de Réparation : comment on s’y prend pour demander pardon, obtenir le pardon.

43Les familles sont souvent en souffrance lorsque l’une ou l’autre de ces « actions » n’a pas été accomplie, ou insuffisamment. Bluma Zeigarnick montra que les tâches inachevées, ou interrompues, continuent à être ressassées, et donc à « travailler » l’esprit. On constate que ce « ressassement » peut se faire durant plusieurs générations. Dans le groupe de psychogénéalogie, lorsqu’on repère qu’une de ces « tâches » n’a pas été terminée ou accomplie, alors nous pouvons utiliser la mise en scène psychodramatique pour le faire symboliquement en créant :

  • un psychodrame d’accueil,
  • un psychodrame d’adieu,
  • un psychodrame de merci,
  • un psychodrame de pardon.

Simone, suite

44Plusieurs courts psychodrames

45Nous l’avons tous observé, Simone n’a pas envie d’entrer plus avant dans l’histoire de sa grand-mère, elle résiste à ressentir de nouveau la douleur de cette femme « mauvaise », dans sa vie de petite fille. Difficile de renoncer à cette carapace d’indifférence et de rejet, qui rappelle le scénario des femmes de sa famille. Je lui propose de jouer pour mieux comprendre ce qui s’est passé pour la mère de Rose, son arrière-grand-mère. Là, le contrat spécifique de ces jeux psychodramatiques est exploratoire.

46On joue rapidement une scène qui se situe avant la déclaration de guerre, où le jeune couple est heureux de savoir qu’il attend un enfant, pour la Noël prochaine ; puis le départ à la guerre du futur papa ; enfin une scène où la mère est avec son bébé, Rose, en attente que le papa vienne en permission.

47Ces trois scènes très courtes re-situent l’histoire de cette grand-mère dans son contexte social et historique. C’est une toute autre approche que celle du vécu de la grand-mère tel qu’il a été incorporé dans le P1 ou intégré dans son P2. De plus, jouer en demandant à des personnes du groupe de venir jouer les rôles de son arrière-grand-père, de son arrière-grand-mère et de Rose, d’être touchés dans le rôle et par leur histoire, permet aussi à Simone de se sentir acceptée et « contenue » par le groupe.

Les bases du psychodrame

48-a. Quelques définitions

49- Le mot « protagoniste » désigne la personne qui vient sur la scène psychodramatique pour jouer quelque chose de sa vie, de son histoire.

50- « Ego-auxiliaire » désigne la personne, participant du groupe ou co-thérapeute, qui vient jouer un rôle demandé par le protagoniste.

51- Espace de jeu : le lieu où se déroule le jeu psychodramatique est distinct de l’endroit où le groupe est assis. Cette différenciation géographique aide à la clarification de ce qui est le « jeu » et ce qui est « l’ici et maintenant » du groupe.

52-b. Le cadre :

53- L’espace du jeu n’étant pas le même que l’espace du groupe, pour jouer, le participant se lève et vient dans l’espace de jeu : il investit cet espace corporellement, en s’y déplaçant avec le psychothérapeute, il décrit la scène qu’il veut jouer, la « met en place », invite un ou des participants à le rejoindre dans cet espace comme ego-auxiliaire.

54- Quand le jeu est terminé, chacun des ego-auxiliaires s’exprime dans le rôle, puis se débarrasse du rôle (technique de dérôlage [3])

55- À la suite du jeu, chacun des participants, a fortiori les personnes qui ont joué comme ego-auxiliaires, est invité à exprimer les échos personnels qu’il a eus.

56-c. Le renversement de rôle

57C’est une technique fondamentale du psychodrame. Le psychodramatiste va demander au protagoniste de prendre le rôle du personnage qu’il veut représenter dans un changement de rôle ; il va jouer et décrire ce personnage, dans le rôle, un moment.

Changement de rôle

58Simone, la protagoniste, est venue dans l’espace de jeu. Après quelques instants de discussion avec le thérapeute, elle choisit de mettre en scène son arrière-grand-père parlant de l’enfant à venir avec son épouse. La scène se passe dans la cuisine d’une petite maison, en Mayenne, autour d’une vieille table en bois. Simone demande à Jérôme, participant du groupe, de jouer le rôle de son arrière-grand-père, jeune futur papa. Pour que Jérôme joue ce rôle au plus près de la représentation (consciente et inconsciente) qu’en a Simone, je lui demande de prendre un moment le rôle de Simone pendant que celle-ci prend celui de l’arrière-grand-père, et montre ainsi elle-même comment il est, comment il pense, se comporte, ressent. Jérôme, une fois revenu dans ce rôle, aura ainsi un guide.

59À la suite de ce renversement de rôle, l’ego-auxiliaire (ici Jérôme) pourra se glisser dans le rôle indiqué, décrit par le protagoniste lui-même.

60C’est le renversement de rôle qui permet que le jeu suive au plus près le mouvement intérieur du protagoniste, sans laisser libre cours à l’imagination interprétative de l’ego-auxiliaire. Pratiquer le changement de rôle de façon systématique est une technique rigoureuse. Celle-ci est une des techniques qui différencie profondément le psychodrame des constellations familiales, souvent associées à la psychogénéalogie.

61Le psychodrame met en scène les objets internes du protagoniste : lorsqu’on joue une scène, on représente l’intériorisation personnelle (introjection, identification, interprétation…) des personnes réelles décrites par le protagoniste. Lorsque le protagoniste demande à un ego-auxiliaire de jouer le rôle de sa mère quand il avait dix ans, il s’agit d’une représentation d’une partie de son état du moi extéropsychique.

Simone

62Psychodrame d’adieu

63Pour ce jeu, le contrat est un contrat de faire (ou de commencer à faire) une tâche qui n’a pas été faite dans le passé de sa famille maternelle : l’adieu entre le père et la fille.

64À la suite des trois premières scènes et de l’expression des échos et résonances de chacun, Simone est prête à faire cet adieu. On pourrait dire qu’elle est dans un état du moi Adulte, pleine d’émotions adultes (et pas dans l’énervement et le ressentiment scénariques).

65On joue une scène où le père revient d’entre les morts pour dire adieu à sa fille. Simone choisit une personne pour jouer le rôle de Rose, et un autre participant pour jouer celui de son arrière-grand-père. Il lui dit combien il est content qu’elle soit vivante, combien il est triste de devoir la quitter. Il lui explique la guerre, et lui dit que c’est malgré lui qu’il la quitte. Il la serre dans ses bras en pleurant…. Avec plusieurs renversements de rôle, Simone parle les paroles de son arrière-grand-père, puis celles de Rose, pleure de vraies larmes, de chagrin et de reconnaissance, dit des mots qui viennent du fond du cœur, et qui sonnent juste car ils sont issus du fonds commun à tous.

66On représente là une scène qui n’a pas eu lieu dans la réalité passée. C’est un « surplus de réalité ». L’intérêt est la permission interne de clore le ressentiment et la rancune qui perdurent trop longtemps. Cela n’évite évidemment pas la prise de conscience à faire par ailleurs du manque, et de l’irréversibilité de ce qui n’a pas été fait en son temps. Je pense qu’au plan thérapeutique, on ne peut pas se passer de ces deux aspects du « travail » d’évolution psychique. Ne faire que le surplus de réalité serait se contenter d’une illusion de réparation, et constituerait une tromperie, comme une « fausse promesse » [4]. Et, par ailleurs, rester dans la conscience prise du manque et du dommage, c’est se priver des compétences d’évolution du psychisme humain (ici par le symbolique, le social et le corporel).

67-d. Le travail en « écho »

68Dans le travail de psychodrame, les participants seront invités à se mettre tour à tour dans la position de protagoniste (celui qui présente une situation), d’ego-auxiliaire (celui qui est appelé dans un rôle par le protagoniste), de participant/observateur dans le groupe.

69Pour le participant du groupe qui joue comme ego-auxiliaire, la situation mise en scène, l’émotion éprouvée dans le personnage joué, peuvent faire élastique avec des situations récentes ou anciennes vécue par lui-même. A ce moment-là, les résonances profondes ainsi mises à jour sont à explorer : le travail en écho est une façon indirecte de mettre en travail ce qui n’était pas « prévu ». On pourrait presque dire qu’il s’agit là d’une sorte de « transaction en ricochet ».

Histoires d’hommes… Louis, Justin et Clarence

70Quand le secret est révélé, le travail reste à faire.

71Le problème dont il est question est celui d’un secret dans la famille de Louis : l’homosexualité de son grand-père paternel, Justin. Louis, un homme de cinquante deux ans issu de la bourgeoisie industrielle lyonnaise a compris ce secret à la suite d’un premier travail de génosociogramme pour explorer le climat incestuel de sa famille. A la suite de ce premier génosociogramme, Louis est allé questionner des témoins encore vivants de la génération de son père. Puis il revient, quelques mois plus tard, pour travailler la situation dans le groupe de psychogénéalogie.

72Disposition claire des générations dans l’espace

73Dans l’espace de jeu, devant Louis, son père et sa mère sont représentés sur une ligne, par des sièges vides. Sur une autre ligne derrière, son grand-père et sa grand-mère maternelle, puis son grand-père et sa grand-mère paternelle ; sur une autre ligne, en arrière, l’arrière-grand-père de Louis.

74Louis demande à Clarence de jouer le rôle de son grand-père et à Martin de jouer le rôle de son arrière-grand-père.

75La scène jouée se passe entre l’arrière-grand-père de Louis, et son grand-père paternel, lorsque ce dernier a 17 ans. Nous sommes en 1898, dans le verger de la demeure familiale. C’est une discussion « entre hommes », entre père et fils, sur le thème de la sexualité.

76But du jeu : permission de parole sur la sexualité, permission d’y penser, permission d’en être inquiet, permission d’en parler…

77La gêne est perceptible, la contrainte s’impose à toutes les personnes qui jouent, la tension du dos de Louis est visible, des paroles empruntées et maladroites s’échangent : qu’importe le caractère « inabouti » de cette scène, la chape de silence commence à se lever.

78Travail « en écho » d’un ego-auxiliaire

79Les échos d’après le jeu diront l’émotion forte vécue par les participants et en particulier celle de Clarence, qui dans le rôle de cet adolescent trouve un écho personnel à sa propre adolescence et au drame d’un viol, jamais exprimé.

80Clarence était venu dans ce groupe pour comprendre pourquoi il ne réussissait pas dans son métier ; ce travail « en écho » ouvre une voie d’exploration psychique qui ne serait peut-être pas venue autrement.

Pourquoi utiliser le psychodrame

L’État du Moi Parent

81Au niveau structural, nous pouvons imaginer une construction « en abyme » de l’exteropsyché. Rappelons que le système Parent, « organisateur de l’expérience d’autrui » est composé de l’introjection des états du moi des personnes « modèles », prenant soin de l’enfant, référents principaux de l’enfant. Donc ici les états du moi introjectés de la mère de Simone comportent l’introjection des états du moi de la grand-mère de Simone et ainsi de suite. On peut penser que ces affects sont aussi incorporés au niveau de l’état du moi Enfant.

82Nous comprenons que « bien entendu, l’expérience d’autrui est intériorisée telle que la personne l’a perçue et se l’est représentée au moment de l’intériorisation… [et] n’est donc pas à l’abri de déformations carrément imaginaires ou projectives » [5].

83Le chagrin et le sentiment de perte et d’abandon, le sentiment d’injustice, les multiples frustrations liées aux difficultés de la vie de la jeune veuve de guerre qu’était l’arrière-grand-mère de Simone se sont vraisemblablement exprimées par des comportements, des gestes, des attitudes, tout un micro-langage transmettant à sa fille aînée un sentiment de ne pas être bienvenue et les conséquences qui en ont découlé.

84L’hypothèse de travail est que la mise en mouvement propre au psychodrame peut permettre une mise en mouvement interne, dans une perspective dynamique et évolutive.

L’interview du Parent ?

85Une option thérapeutique intéressante pour un analyste transactionnel serait ici de pratiquer l’interview du Parent [6], telle que je l’ai vu puissamment pratiquer par exemple par Richard Erskine. Pour Simone, on pourrait lui proposer de changer de chaise et de s’asseoir successivement sur la chaise de son arrière-grand-mère, puis de Rose, sa grand-mère etc., de leur faire exprimer leurs émotions, leurs sentiments…

Le choix du psychodrame

86Le choix préféré du psychodrame dans cette démarche spécifique de psychogénéalogie tient au dispositif plus large et complet qu’il met en œuvre : le mouvement (se lever, évoluer librement sur la scène psychodramatique, faire les gestes des situations jouées…), le changement d’espace physique, la description concrète des lieux où se passe la scène évoquée, le contact direct avec l’autre, offrent un choix résolutoire plus complet.

87Il me faut souligner ici l’importance de la composante corporelle dans le psychodrame triadique : serrer un autre humain dans ses bras, se laisser prendre physiquement par la main, sentir dans ses muscles la résistance de quelqu’un qu’on repousse, donne une information psychique tout à fait particulière. Au-delà de l’apaisement immédiat, le corps est une voie d’accès à la permission de faire symboliquement ce qui n’a pu être fait dans la réalité historique d’une personne.

88- Le psychodrame triadique est ainsi une voie d’accès au contenu incorporé du P1, dans une période très archaïque, sans passer par un travail proprement régressif. Un des buts poursuivis par l’utilisation du psychodrame en psychogénéalogie est l’évolution saine du système Parent et du système Enfant.

Quelques points d’attention, pour finir

89Signalons brièvement quelques points d’attention, lorsque arrive une demande de travail en psychogénéalogie.

Analyse de la demande de travail en psychogénéalogie

90D’abord, comme toute demande à un psychothérapeute, c’est une demande à analyser et à replacer dans son contexte : il est important de vérifier quelles sont les indications qui amènent à proposer à une personne de faire un travail en psychogénéalogie.

91Evidement, le psychothérapeute averti ne se laissera pas prendre au piège des demandes de travail en psychogénéalogie comme solution magique après de multiples échecs de psychothérapies, comme c’est parfois le cas, ou encore de l’obsessionalisation incantatoire des dates.

Après le travail de psychogénéalogie

92Travail de deuil, réhabilitation de l’estime de soi, restauration dans sa place (dans l’ordre des générations et place de chaque personne dans sa fratrie), ces psychodrames peuvent être une amorce qui pointe de façon claire et sensible le travail à faire en psychothérapie, ou une clôture d’une tâche laissée inachevée dans le passé proche ou lointain. Après le travail de psychogénéalogie, il y a souvent à donner une indication sur le travail thérapeutique d’élaboration nécessaire.

Conclusion

93Pour le psychothérapeute, accompagner la recherche d’une personne sur son histoire familiale est, tout à la fois, travail d’observation et de perception, travail d’hypothèse sur le matériel recueilli, travail de vérification. Pour la personne qui fait cette exploration de son histoire familiale, c’est un long et patient travail de mise à jour, d’enquête et de vérification, d’expression de soi. L’armature conceptuelle du psychothérapeute analyste transactionnel, avec la théorie des états du moi et du scénario, le prépare, me semble-t-il, particulièrement bien à cette exploration transgénérationnelle de l’histoire familiale centrée sur le sujet. L’articulation de cette exploration par le génosociogramme avec le jeu psychodramatique peut lui être une aide précieuse.

94Pour finir, je reprendrai à mon compte les propos de José Grégoire concernant notre conception de la personne humaine à travers la conception que l’on a des états du moi : « une partie de notre tâche humaine consiste à offrir à ces aspects (archaïques) un contenant, à les comprendre, à en faire nos alliés ». Ici, cette empreinte transgénérationnelle peut, elle aussi, être considérée dans sa possibilité d’évolution à l’intérieur du psychisme, et c’est le but de cette articulation du psychodrame avec le travail de psychogénéalogie.

Bibliographie

Bibliographie complémentaire

  • En analyse transactionnelle

    • BERNE, E., Principes de traitement psychothérapeutique en groupe (orig. 1966), Caluire, Eds d’Analyse Transactionnelle, 2006.
    • GREGOIRE, J., ouvr. cité (n. 5).
    • GREGOIRE, J., Les orientations récentes de l’Analyse Transactionnelle. Eds d’Analyse Transactionnelle, 2009.
  • En psychogénéalogie

    • ANCELIN SCHÜTZENBERGER, A., Aïe, mes aïeux ! La méridienne. Desclée de Brouwer, 2001 (14ème édition).
    • ANCELIN SCHÜTZENBERGER, A., Psychogénéalogie, ouvr. cité (n. 2).
    • ANCELIN, A., et DEVROEDE, G., Les enfants malades de leurs parents. Payot, 2003.
    • BALMARY, M., L’homme aux statues. Freud et la faute cachée du père. Livre de poche, 1994.
    • Collectif sous la direction de AIN JOYCE, Transmissions, liens et filiations. Secrets et répétitions. Erès, 2003.
    • COUVERT, B., Au cœur du secret de famille. Desclée de Brouwer, 2000.
    • DELASSUS, C., Le secret ou l’intelligence interdite. Desclée de Brouwer, 1993.
    • EIGUER, A., La famille de l’adolescent : le retour des ancêtres. Ed. In-press, 2001.
    • De GAULEJAC, V., L’histoire en héritage, Desclée de Brouwer, 2007.
    • Genogramme et therapie familiale n°25 dans : les Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratique de réseaux. Deboeck université, 2000.
    • LEVY-SOUSSAN, P., Éloge du Secret. Hachette, 2006.
    • PAPAGEORGIU-LEGENDRE, A., Filiations, fondements généalogiques de la psychanalyse. Fayard, 1990.
    • SELAM, S., Le syndrome du gisant. Un subtil enfant de remplacement. Ed. Bérangel, 2005.
    • TISSERON, S., Le psychisme à l’épreuve des générations : clinique du fantôme, Dunod, 2004.
    • TISSERON, S., Secret de famille, mode d’emploi. Marabout, 2001.
    • VON EERSEL, P., et MAILLARD, C., J’ai mal à mes ancêtres. La psychogénéalogie aujourd’hui, Albin Michel, 2002.
  • En psychodrame

    • ANCELIN SCHÜTZENBERGER, A., Le psychodrame. ouvr. cité (n. 2).
    • AMAR, BAYLE, SALEM, Formation au psychodrame analytique. Ed. Dunod, 1988.
    • ANZIEU, D., Le psychodrame analytique, PUF, 2004.
    • BOAL, A., L’arc-en-ciel du désir. Du théâtre expérimental à la thérapie. Ed. La Découverte, 2002.
    • MORENO, J.L., Psychothérapie de groupe et psychodrame. PUF, 1987.

Notes et références

  • [1]
    ABRAHAM, N., et TOROK, M., L’écorce et le noyau, Edition Poche, 1999.
  • [2]
    En particulier on lira avec intérêt d’Anne ANCELIN SCHUTZENBERGER : Psychogénéalogie, guérir les blessures familiales et se retrouver soi, aux Éditions Payot, 2007, et, Le psychodrame, Petite Bibliothèque Payot, 2008.
  • [3]
    Dérôlage : Technique mise au point par AAS qui consiste à se brosser tout le corps avec les mains pour se débarrasser de l’empreinte corporelle et psychique laissée par l’intériorisation que l’on a faite de l’histoire d’un autre. Cette technique évite les « accidents » possibles lors d’une forte imprégnation inconsciente et consciente dans le jeu.
  • [4]
    On aurait pu aussi utiliser le terme « d’arnaque », avec l’idée d’un « coup monté » pour tromper quelqu’un sur la réalité de sa blessure et de l’irréversibilité du passé.
  • [5]
    GREGOIRE, J., Les États du Moi : trois systèmes interactifs, Eds d’Analyse Transactionnelle, 2007.
  • [6]
    MacNEEL, J, L’interview du parent, A.A.T., 6, 1978, pp. 78-85. C.A.T., 1, pp. 56-63.
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