Couverture de DEC_LAHIR_2004_01

Chapitre d’ouvrage

Introduction

Pages 5 à 12

Notes

  • [1]
    On lira avec intérêt ce qu’écrivait Nicolas Herpin à propos d’une partie des sociologues nord-américains (parmi lesquels H. S. Becker, E. Goffman, I. L. Horowitz, R. Merton et O. Lewis) qui, dans les années 1960, vont réagir contre les tendances à la « myopie » caractérisant les sociologues « séculiers ». Ces derniers, financés par les agences officielles, les entreprises privées ou les fondations, acceptent docilement d’enquêter sur commande à propos de problèmes qui leur sont désignés mais qu’ils ne définissent pas eux-mêmes [Herpin, 1973].
  • [2]
    Le même Peirce écrivait ainsi : « Là où il y a une classe étendue de professeurs académiques, à qui on donne de bons revenus et que l’on considère comme des messieurs, la recherche scientifique ne peut que s’alanguir. Partout où ces bureaucrates appartiennent à la classe la plus cultivée, la situation est encore pire. » [Peirce, 1.51.]
Si un jour, les contribuables, pour admettre l’utilité du cours de mathématiques transcendantes au Collège de France, devaient comprendre à quoi servent les spéculations qu’on y enseigne, cette chaire courrait de grands risques.
E. Renan, L’Instruction supérieure en France

1À quoi servent les médecins, les agriculteurs ou les sapeurs-pompiers ? Des réponses simples viennent immédiatement à l’esprit de tout un chacun : à soigner, à produire des moyens de subsistance, à sauver des vies. Mais les divers corps de métier composant la formation sociale sont inégalement justifiés d’exister et inégalement travaillés par la question de leur utilité sociale. « À quoi sert la sociologie ? » La question est à la fois radicale et provocatrice. Lorsqu’on exerce une activité, on est rarement amené à se poser de façon permanente la question de savoir quelle est sa « raison d’être ». Ceux qui la pratiquent lui trouvent au moins une utilité : celle de leur « convenir ». Divertissement comme un autre, la sociologie occupe l’esprit et le temps de ceux qui la servent et les dispense ainsi de se demander à quoi peut bien servir ce qu’ils font.

2Mais ce sont en premier lieu les « débutants » qui, avec leur « naïveté » d’entrants, formulent des questions que les professionnels peuvent finir par oublier de se poser du fait de leur engagement dans des jeux dont le fondement et la raison d’être restent fréquemment ininterrogés. Quel enseignant de sociologie n’a pas déjà entendu dans la bouche de ses étudiants l’interrogation : « Mais à quoi sert donc la sociologie ? » Question qui peut aussi bien cacher des inquiétudes, prosaïques mais bien compréhensibles, du type : « Quel débouché professionnel puis-je espérer atteindre avec tel diplôme universitaire de sociologie ? », que des interrogations scientifiquement plus lourdes pour la discipline elle-même, du type : « Pourquoi, dans quel but, avec quels objectifs, etc., doit-on faire l’analyse du monde social ? » ou « Quel rôle joue la sociologie dans le cours de l’histoire et dans les changements sociaux ? »

3Aussi normales qu’elles puissent être, de telles questions se posent d’autant plus que l’on a affaire, d’une part, à une discipline académiquement et scientifiquement moins légitime que d’autres (par exemple, la physique, la chimie, les mathématiques, les neurosciences, etc.) et, d’autre part, à une science contrainte, par son objet même, à rencontrer plus fréquemment que d’autres des demandes de justification ou des remises en question de ses résultats.

4Concernant le premier point, il est évident que si l’interrogation « à quoi ça sert ? » est moins fréquente en physique qu’en sociologie, c’est pour des raisons à la fois de légitimité académique plus forte et de débouchés professionnels plus clairs et plus diversifiés. Pour se convaincre de ce fait, il suffit d’imaginer un monde social où le statut de sociologue serait globalement reconnu, valorisé et valorisant et où obtenir son doctorat de sociologie permettrait avec certitude d’atteindre une profession et un statut social enviable. On peut concevoir aisément qu’une telle situation d’ensemble donnerait immédiatement sens et valeur à l’enseignement de la sociologie. Le fait de ne pas savoir à quoi sert la sociologie n’est donc pas exclusivement lié à sa spécificité. Le sentiment d’utilité ou d’inutilité d’un savoir provient souvent moins de la nature de ce savoir que de sa valeur académique et extra-académique (faible ou fort prestige des études, faibles ou forts débouchés professionnels, petites ou grandes renommées des emplois occupés). La haute légitimité et la grande valeur (économique et symbolique) que le monde social attribue à certaines activités coupent court à toute interrogation un peu forte sur les raisons et l’utilité de ces dernières.

5Pour ce qui est du second point, étant donné qu’elle porte son attention sur sa propre société (à la différence d’une partie de l’anthropologie et des spécialistes d’autres sociétés ou d’autres aires civilisationnelles) et sur des faits contemporains (à la différence de l’histoire), étant donné qu’elle remplit souvent une fonction critique, et, enfin, que ses résultats sont lisibles par les « objets » même de ses recherches (à la différence d’une grande partie de l’histoire qui parle des morts ou d’une partie de l’anthropologie qui s’intéresse à des populations ne partageant ni la même langue, ni la même culture que l’anthropologue, mais aussi et surtout à la différence de toutes les sciences de la matière et de la vie qui n’ont pas pour objets des lecteurs potentiels), la sociologie est l’une des rares sciences qui est forcée, pour faire tomber les malentendus, de passer autant de temps à expliquer et justifier sa démarche qu’à livrer les résultats de ses analyses.

6La situation (sociale, académique et cognitive) singulière de la sociologie est donc tout particulièrement inconfortable. Car non seulement il est épuisant d’avoir sans arrêt à répondre à la question « à quoi ça sert ? », mais le plus gênant réside dans le fait que la réponse « ça ne sert à rien » est souvent déjà dans l’esprit de celui qui pose une telle question. C’est pour cela que tout sociologue qui prétend faire œuvre scientifique et, par conséquent, défendre son indépendance d’esprit contre toute imposition extérieure à la logique de son métier, est amené un jour ou l’autre à défendre, discrètement ou rageusement, sa liberté à l’égard de toute espèce de demande sociale (politique, religieuse, économique, bureaucratique… [1]).

7Ces mises à distance des demandes d’utilité prennent des formes différentes selon les auteurs et les contextes. Par exemple, Émile Durkheim pouvait insister sur l’indifférentisme de principe que doit adopter la sociologie vis-à-vis des conséquences pratiques de ses découvertes lorsqu’il établissait une différence nette entre sociologie de l’éducation (qui dit « ce qui est ») et théories pédagogiques (qui déterminent « ce qui doit être ») : « La science, écrivait-il, commence dès que le savoir, quel qu’il soit, est recherché pour lui-même. Sans doute, le savant sait bien que ses découvertes seront vraisemblablement susceptibles d’être utilisées. Il peut même se faire qu’il dirige de préférence ses recherches sur tel ou tel point parce qu’il pressent qu’elles seront ainsi plus profitables, qu’elles permettront de satisfaire à des besoins urgents. Mais en tant qu’il se livre à l’investigation scientifique, il se désintéresse des conséquences pratiques. Il dit ce qui est ; il constate ce que sont les choses, et il s’en tient là. Il ne se préoccupe pas de savoir si les vérités qu’il découvre seront agréables ou déconcertantes, s’il est bon que les rapports qu’il établit restent ce qu’ils sont, ou s’il vaudrait mieux qu’ils fussent autrement. Son rôle est d’exprimer le réel, non de le juger. » [Durkheim, 1977, p. 71.]

8Le sociologue peut aussi résister à l’appel de l’utilité (rentabilité) économique des savoirs. Comme l’écrivait Raymond Aron dans sa préface à la traduction de l’ouvrage de Thorstein Veblen, The Theory of the Leisure Class, « la curiosité sans autre souci que la connaissance, sans autre discipline que celle qu’elle s’impose à elle-même, sans considération de l’utilité qui, dans la civilisation pragmatique et pécuniaire, demeure celle de quelques-uns et non de tous, cette curiosité livrée à elle-même offre une garantie contre le despotisme de l’argent, une chance de progrès et de critique » [Aron, 1978, p. XXIII].

9Il peut enfin voir ce que la « noble utilité » peut cacher de servilité à l’égard des dominants (culturellement, politiquement, religieusement, économiquement…) et considérer que la production de vérités sur le monde social va souvent à l’encontre des fonctions sociales de légitimation des pouvoirs qu’on peut vouloir faire jouer à la sociologie : « Aujourd’hui, parmi les gens dont dépend l’existence de la sociologie, il y en a de plus en plus pour demander à quoi sert la sociologie. En fait, la sociologie a d’autant plus de chances de décevoir ou de contrarier les pouvoirs qu’elle remplit mieux sa fonction proprement scientifique. Cette fonction n’est pas de servir à quelque chose, c’est-à-dire à quelqu’un. Demander à la sociologie de servir à quelque chose, c’est toujours une manière de lui demander de servir le pouvoir. Alors que sa fonction scientifique est de comprendre le monde social, à commencer par les pouvoirs. Opération qui n’est pas neutre socialement et qui remplit sans aucun doute une fonction sociale. Entre autres raisons parce qu’il n’est pas de pouvoir qui ne doive une part – et non la moindre – de son efficacité à la méconnaissance des mécanismes qui le fondent. » [Bourdieu, 1980, p. 23-24.]

10Contre les injonctions multiformes de production d’un « savoir utile », les savants ont toujours eu à lutter pour la « curiosité gratuite » ou la « recherche de la vérité » en elle-même et pour elle-même. Et c’est bien comme cela qu’il faut interpréter la position radicale – et à bien des égards provocatrice – d’un philosophe comme Peirce qui, comme le rappelle Jacques Bouveresse, « croyait plus que quiconque que la motivation principale du scientifique et du philosophe doit être la recherche de la vérité pour la vérité et qu’elle n’a aucun rapport direct avec l’amélioration de sa propre existence, la défense des intérêts de la société ou la promotion d’une forme plus démocratique de coexistence et de coopération entre les hommes » [Bouveresse, 1996, p. 140]. En même temps, les sociologues sont de cette façon contraints à une justification qui peut s’avérer très productive, car ce n’est pas dans les conditions les moins incommodes que le savoir scientifique et la réflexivité connaissent les plus grandes avancées [2]. Il faudrait ainsi se demander qui (dans quelle condition ? dans quelle position ? dans quel rapport à son objet ?) a intérêt à dire quel type de vérité sur le monde social ?
À quoi sert la sociologie ? À qui sert la sociologie ? La sociologie doit-elle nécessairement servir à quelque chose ? Ou, pour poser autrement la question, à quoi ne doit-elle surtout pas servir ? Et si la sociologie doit avoir une quelconque utilité, quelle doit en être la nature : politique (sociologue-expert, sociologue-conseiller du prince, sociologue donnant des armes de luttes aux dominés de toute nature), thérapeutique (la sociologie comme socio-analyse et moyen de diminuer ses souffrances au moyen de la compréhension du monde social et de ses déterminismes), cognitive (la sociologie comme savoir n’ayant d’autre objectif que celui d’être le plus rationnel et le plus largement fondé empiriquement) ? Comment le monde social s’en saisit-il et s’en sert-il réellement, même lorsque ceux qui la pratiquent prétendraient ne viser aucune utilité extra-scientifique ? Voilà une série de questions qui tournent autour de l’utilité et de l’inutilité, effectives ou souhaitées, de la sociologie et auxquelles s’efforcent de répondre les auteurs de ce livre.
Ils l’ont fait de différentes façons, en s’efforçant d’expliciter les présupposés de leur manière de faire de la sociologie et le type d’utilité (ou de non-utilité) qu’elle peut viser, en traitant de la question des conditions de l’engagement (de nature politique ou scientifique) des sociologues dans les débats publics et les luttes sociales, en interrogeant la fonction critique d’une grande partie des travaux sociologiques ou en faisant l’analyse des formes de professionnalisation du métier de sociologue. Une autre manière de répondre à la question, absente de cet ouvrage parce qu’inexistante dans le champ des recherches sociologiques contemporaines, supposerait d’écrire un chapitre de la sociologie des usages sociaux effectifs et de la réception différenciée des travaux sociologiques par des institutions, des groupes ou des individus singuliers. Il s’agirait alors de décrire et d’analyser les fonctions sociales remplies (ou les services rendus) par les différents types de sociologie : « À quoi sert réellement telle ou telle sociologie ? » ou « Comment les acteurs sociaux se servent-ils des publications sociologiques qu’ils peuvent lire ? » Il y a fort à parier qu’une sociologie des réceptions réelles des productions sociologiques serait riche en surprises, car entre les intentions des « producteurs » et les usages réels par les « consommateurs » (communautés savantes, médias, partis ou syndicats, État, corps professionnels concernés par les recherches ou simples « particuliers »), il y a parfois un gouffre. Un tel chantier gagnerait de toute évidence à être ouvert, plus utile que nombre des abstractions épistémologiques contemporaines produites par des sociologues qui demeurent enfermés dans les limites du commentaire de textes (théoriques, cela va de soi) et ignorent ainsi à peu près complètement le monde social qu’ils sont pourtant censés avoir pour objet…
Les questions, telles qu’elles sont différemment reformulées par les auteurs de cet ouvrage, et les réponses qu’ils ont commencé à y apporter, sont en fait à lire comme des incitations à la réflexion collective et au travail de recherche sur le métier de sociologue, ses fonctions sociales et ses rapports aux contextes socio-historiques dans lesquels, qu’on s’évertue à l’oublier ou non, il s’inscrit.
Post scriptum : Quelques jours avant la remise de cet avant-propos à l’éditeur, nous apprenions la mort de Pierre Bourdieu. Je lui avais demandé, au tout début de cette entreprise, une contribution à ce volume car tout le monde savait à la fois l’importance qu’il accordait à une sociologie de la sociologie, mais aussi son évolution intellectuelle sur la question de l’engagement du sociologue. Sa charge de travail et ses multiples engagements l’avaient amené à décliner, très gentiment, l’offre que je lui faisais. Plusieurs chapitres de cet ouvrage montrent bien à quel point il était – implicitement ou explicitement– présent dans la réflexion menée sur la question de l’utilité de la sociologie. On pourra les lire comme des hommages en acte.
Lyon, le 2 février 2002.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Aron R. (1978), « Avez-vous lu Veblen ? », in T. Veblen, Théorie de la classe de loisir, Gallimard-Tel, Paris.
  • Bourdieu P. (1980), Questions de sociologie, Minuit, Paris.
  • Bouveresse J. (1996), La Demande philosophique, Éditions de l’Éclat, Paris.
  • Durkheim É. (1977), Éducation et sociologie, PUF, Paris.
  • Herpin N. (1973), « Les militants ou la fin des sociologues séculiers ? », Les Sociologues américains et le siècle, PUF, Paris, p. 147-158.
  • Peirce C. S. (1987), The Collected Papers of C. S. Peirce, vol. 5, édité par Ch. Harsthorne et P. Weiss (1931-1935), Harvard University Press, Cambridge, Mass.

Date de mise en ligne : 01/04/2010.

https://doi.org/10.3917/dec.lahir.2004.01.0005

Notes

  • [1]
    On lira avec intérêt ce qu’écrivait Nicolas Herpin à propos d’une partie des sociologues nord-américains (parmi lesquels H. S. Becker, E. Goffman, I. L. Horowitz, R. Merton et O. Lewis) qui, dans les années 1960, vont réagir contre les tendances à la « myopie » caractérisant les sociologues « séculiers ». Ces derniers, financés par les agences officielles, les entreprises privées ou les fondations, acceptent docilement d’enquêter sur commande à propos de problèmes qui leur sont désignés mais qu’ils ne définissent pas eux-mêmes [Herpin, 1973].
  • [2]
    Le même Peirce écrivait ainsi : « Là où il y a une classe étendue de professeurs académiques, à qui on donne de bons revenus et que l’on considère comme des messieurs, la recherche scientifique ne peut que s’alanguir. Partout où ces bureaucrates appartiennent à la classe la plus cultivée, la situation est encore pire. » [Peirce, 1.51.]
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