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Chapitre d’ouvrage

6 juillet 1990, Bernard Huet démissionne

Pages 25 à 38

Notes

  • [1]
    Dossier « Enseignement », AMC, no 27, avril 1972, p. 1-32.
  • [2]
    Éric Lengereau, Histoire de l’Unité pédagogique no 8. Berceau d’un renouveau, 1966-1978, rapport de recherche, Paris, CIRHAC, 1992, p. 34.
  • [3]
    À partir de 1974, ce groupe rassemble progressivement autour de Huet : Bernard Le Roy, David Bigelman, Serge Santelli et Jean-Pierre Feugas. Le groupe n’est au complet qu’à partir de 1978, et ne porte ce nom qu’à ce moment-là.
  • [4]
    J. Lucan, L’Architecture en France, 1940-2000, Histoire et Théories, Paris, Le Moniteur, 2001, p. 275.
  • [5]
    129 logements sociaux dans le quartier du Château d’eau à Reims, avec Bigelman et Santelli, 1981-1982.
  • [6]
    B. Huet, Anachroniques d’architecture, Bruxelles, AAM Éditions, 1981.
  • [7]
    Programme des études 1984-1985, UPA8, fonds Ensa Paris-Belleville, Archives nationales (désormais AN) 20100187/106.
  • [8]
    H. Ciriani, C. Vié, « L’espace de l’architecture moderne », rapport de recherche, Paris, ministère de l’Urbanisme, du Logement et des Transports / SRA, 1989. Voir, dans le présent volume, l’analyse qu’en donne Guillemette Morel Journel.
  • [9]
    Programme des études 1987-1988, UPA8, fonds Ensa Paris-Belleville, AN 20100187/106.
  • [10]
    B. Huet (dir.), M. Lambert et J.-Y. Toussaint, « Transformation de la cellule du logement collectif contemporain : émergence d’une typologie architecturale », Paris, ministère de l’Équipement — Plan Construction et Architecture, Ierau, 1991.
  • [11]
    URA : unité de recherche associée au CNRS. [N.D.E., ainsi que pour toutes les notes qui suivent.]
  • [12]
    La lettre originelle mentionnait 1984. Nous avons corrigé pour rétablir la cohérence avec le parcours de Bernard Huet.
  • [13]
    CEAA : Certificat d’études approfondies en architecture.
  • [14]
    Il le sera par la suite à Paris-Belleville.
  • [15]
    Laboratoire des sciences sociales appliquées à l’urbain.
  • [16]
    Bureau de la recherche architecturale, dépendant du ministère de tutelle des écoles d’architecture.

1Lorsque Bernard Huet s’adresse au directeur de l’Architecture, il a derrière lui une longue expérience d’enseignant et de chercheur. Sa carrière d’enseignant se développe en effet sur une trentaine d’années, de 1966 à 1997, dans plusieurs institutions en France et à l’étranger. Elle est marquée à ses débuts par une forte dimension exploratoire et une recherche théorique foisonnante avant de se stabiliser autour de l’architecture urbaine à la fin des années 1970, à l’Unité pédagogique d’architecture no 8 (UP8). Dans le contexte de Mai 1968 et de la refondation de l’enseignement de l’architecture en France, la tâche devient une aventure passionnante : tout est à inventer et tout est permis, le ministère de tutelle laisse aux UP une autonomie complète.
Pourtant, cette conjoncture exaltante et l’inventivité pédagogique de Huet et de son équipe n’ont pas empêché les désillusions et les conflits. Certains échecs ont donné lieu à de nouvelles opportunités et de nouvelles expérimentations. D’autres se sont renforcés avec le temps, jusqu’à devenir des obstacles infranchissables : ils sont à l’origine de la démission que Huet adresse au ministère de l’Équipement le 6 juillet 1990. C’est ce contre-récit que nous proposons d’alimenter ici, en marge de l’aventure héroïque de la fondation des UP, par quelques éclairages sur la figure de Huet.

L’UP de Huet

2Huet dirige UP8 de sa fondation en 1969 jusqu’à 1973, puis préside son conseil d’administration jusqu’en 1979. Jusqu’en 1973, l’UP est entièrement structurée par son équipe enseignante, constituée par ses amis, collègues et élèves. La progressivité du cursus est totalement maîtrisée, comme en témoigne le dossier « Enseignement » publié en 1972 dans la revue AMC[1].Pour former un architecte conscient (et critique) du processus de production, et au fait de la différence entre l’espace architectural et l’espace vécu de la pratique sociale, UP8 revendique une démarche articulant théorie et pratique.
Pendant cette période, Huet consacre toute son énergie à l’enseignement et à l’émergence de la recherche architecturale au sein de l’Institut d’études et de recherches architecturales et urbaines (Ierau), fondé en 1970. Il n’a encore aucune pratique professionnelle, et peu de ses collègues en ont une. « Plus encore, il existe à l’UP 8 un refus total de toute compromission avec la production architecturale. Un engagement qui sera par la suite difficilement réversible, mais qui a néanmoins le mérite d’orienter très clairement la destinée de l’école : non pas vers l’insertion dans une profession comme le préconise la mise en place du diplôme national unique, mais plutôt vers une formation d’élite capable de produire des chercheurs, des enseignants, des critiques d’architecture… capables d’imposer à la société une nouvelle vision de l’architecture [2]. »
Les années 1973 et 1974 constituent un moment charnière pour UP8. Alors que la conjoncture économique est bouleversée par le premier choc pétrolier, les positions des acteurs de l’UP évoluent. Huet s’engage dans la pratique en participant avec le groupe Théorie, Architecture, Urbanisme [3] (Tau) à une série de concours d’aménagements urbains, et devient le rédacteur en chef de L’Architecture d’aujourd’hui (1974-1977) où il mobilisera nombre d’enseignants de l’école. En pleine émergence de la postmodernité à la française, Huet et son équipe s’emparent de la notion de type, à l’image du rôle qu’elle joue dans les débats italiens. Non seulement le type assume la fonction de « structure de médiation » entre la ville et l’architecture, mais il constitue également l’outil d’articulation entre théorie et pratique, au cœur de la pédagogie de Huet qu’il permet de restructurer.
À partir de 1974-1975, l’initiation à l’architecture se développe sur toute la première année du premier cycle, et les studios se déroulent chaque semestre. L’articulation théorie / pratique n’est plus séquencée dans le temps du cursus, mais permanente, dès la première année des études. L’année suivante, pour faire face à la montée des effectifs étudiants (ils sont passés de 179 en 1969 à 341 en 1974), l’équipe pédagogique abandonne l’enseignement horizontal unitaire au profit d’une redivision de chaque année en différents studios. Quatre « cursus » verticaux sont désormais proposés, qui coordonnent des studios de la première année au diplôme, encadrés par un même groupe d’enseignants. Ceux-ci restent des proches de Huet. Ils partagent à des degrés divers sa culture et ses engagements pour la ville et pour l’histoire, alors en cours de formulation.

Bernard Huet, lettre de démission envoyée à la direction de l’Architecture et de l’Urbanisme, 6 juillet 1990.

La « querelle des modernismes » s’invite à l’école

3Alors que la réforme d’Ornano (1978) vient de réinstaurer le numerus clausus en fin de première année, l’arrivée d’Henri Ciriani redistribue les cartes à UP8. La fin des années 1970 est marquée en France par un changement de posture des architectes de la génération 1968, qui se cristallise dans la « querelle des modernismes [4] » que Jacques Lucan analyse dans l’opposition des tendances postmoderne et néomoderne. Au-delà d’une lutte des styles, il s’agit d’une divergence profonde sur la vision de l’architecte, de son rôle, de ses terrains et de ses compétences. À UP8, les figures de Huet et de Ciriani incarnent cette querelle. À l’image de leurs positions théoriques, leurs situations professionnelles s’opposent.
Huet a accédé, grâce à L’Architecture d’aujourd’hui, à une stature internationale dans le champ de la théorie et de la critique ; il est directeur de l’Ierau, ancien directeur d’UP8, et auteur de nombreuses recherches et articles. C’est en 1981 qu’il entame son premier chantier de logements à Reims [5] et qu’il publie son premier livre, un recueil de ses articles, Anachroniques d’architecture[6]. Par comparaison, la trajectoire de Ciriani à l’AUA (Atelier d’urbanisme et d’architecture) de 1968 à 1982 lui a permis de concrétiser sa vision de l’espace moderne à plusieurs échelles. Il a conçu la « rue intérieure » du quartier de l’Arlequin avec Michel Corajoud (Grenoble, 1969-1975), livré le quartier de la Noiseraie (300 logements, Marne-la-vallée, 1975-1980) et l’ensemble de la Cour d’angle (130 logements, Saint-Denis, 1978-1982). À UP8, les groupes d’enseignants se reconfigurent et se rebaptisent dès 1978, dans une concurrence que soulignent les dénominations choisies par chacun des quatre « cursus » : « A » autour de Huet, « Uno » autour de Ciriani, « Un » autour de Nicole Eleb et François Laisney, « Indépendants » pour Paul Bossard et Bernard Paurd. En 1981-1982, Huet participe à la création d’un séminaire inter-UP de cinquième année, en collaboration avec l’Institut français d’architecture (Ifa) : « Paris comme forme urbaine, 1740-1840 », aux côtés de Bruno Fortier, Philippe Gresset, Antoine Grumbach, François Laisney et Pierre Pinon, entre autres.
La réforme de 1984 supprime le troisième cycle de la formation initiale et réduit la durée des études d’architecture à cinq ans. Huet s’engage alors dans la création du certificat d’études approfondies en architecture (CEAA) « Architecture urbaine » avec Bigelman, Eleb, Feugas, Fortier, Laisney et Lucan. Cette nouvelle forme de troisième cycle n’est plus obligatoire pour obtenir le DPLG, elle fait de la recherche une formation supplémentaire spécifique, séparée de la formation d’architecte. Huet s’y consacre pleinement en dirigeant le CEAA, qui fixe trois objectifs : 1 / étudier la ville européenne, 2 / former à l’analyse urbaine et à la recherche, 3 / être un laboratoire d’expérimentation et de projet urbain [7]. S’il demeure à la fois théorique et pratique, le CEAA vise à une réelle production scientifique de niveau universitaire de troisième cycle. Malgré la réforme de 1984, les années 1980 voient les travaux de recherche s’amplifier dans les écoles françaises : de plus en plus d’enseignants s’y essayent, chercheurs comme professionnels. Ciriani réalise ainsi une recherche sur l’espace moderne avec Claude Vié [8].
En 1983, Huet obtient le Grand Prix de la critique architecturale, et Ciriani, le Grand Prix de l’architecture. L’activité professionnelle de Huet s’intensifie progressivement : il participe à deux ou trois concours par an, en collaboration avec des amis, et en remporte quelques-uns, comme le Centre d’art et de culture de la ferme du Buisson (Marne-la-Vallée, 1984, en association avec Antoine Grumbach pour le concours) ou le parc de Bercy (Paris, 1988, en association avec Marylène Ferrand, Feugas, Le Roy, Ian Le Caisne et Philippe Raguin). En 1989, il livre son premier aménagement urbain parisien, place Stalingrad→ fig. p.30. Parallèlement, il multiplie les enseignements à l’étranger : en 1978, au Département d’architecture de l’université de Louvain, Belgique ; en 1981, dans le PhD Program, University of Pennsylvania, Philadelphie, États-Unis ; en 1983-1984, à l’École polytechnique de Lausanne, Suisse ; en 1984-1986, à l’Institut universitaire d’architecture de Venise, Italie ; en 1985, au Graduate Program, Temple University, Philadelphie, États-Unis → fig. p.32.
Pendant ce temps à UP8, la lutte des clans s’amplifie entre le groupe Uno et le groupe des amis de Huet — celui-ci n’enseignant alors quasiment plus à l’école. En 1987-1988, deux ans avant la démission de Huet, les cursus parallèles ont disparu et seul le groupe Uno revendique désormais une cohérence verticale dans la progressivité des apprentissages, de la deuxième à la cinquième année.
La liste des studios apparaît, dès lors, comme une collection d’individualités, à l’exception du groupe Uno. Les objectifs présentés dans le programme des études ont également perdu toute dimension sociale ou politique ainsi que toute ambition théorique : « L’école vise principalement la formation professionnelle d’architectes opérationnels conscients de leur insertion dans la division technique du travail et capables de se situer dans le processus de production de l’objet architectural. L’enseignement sera donc axé sur la connaissance des processus de production et sur l’élaboration d’un “savoir” spécifique de l’architecte portant sur “l’espace architectural”, ses modes de production et ses effets [9]. »

Bernard Huet, projet pour la place de Stalingrad, 1987-1989.

Bernard Huet, projet pour la place de Stalingrad, 1987-1989.

Huet démissionne

4C’est dans ce contexte que Huet donne sa démission de responsable scientifique du CEAA « Architecture urbaine » et du poste de directeur de l’Ipraus (Institut parisien de recherche « Architecture, Urbanistique et Société », successeur de l’Ierau en 1986). Outre les difficultés de gestion, de financements et de statut qu’il présente dans sa lettre, sa décision relève d’une insatisfaction professionnelle que la comparaison avec Ciriani rend criante et d’une déception pédagogique que la fragmentation et la récupération de son école rendent tragique. Elle prend acte du rééquilibrage des lieux qui constituent le champ de l’architecture : il faut concrétiser, produire de la connaissance ne suffit pas. Huet cosigne son dernier rapport de recherche en 1991, avec Michèle Lambert et Jean-Yves Toussaint [10].
À partir de 1991, l’engagement de Huet à l’école se réduit à son cours d’histoire de la Renaissance, à un rôle secondaire de directeur de recherche au DEA « Projet architectural et urbain : théories et dispositifs », EAPB (école d’architecture Paris-Belleville) cohabilité avec l’université de Paris 8 (Institut français d’urbanisme – Ifu), et à quelques rares studios, de 1993 à sa retraite en 1997. Ces années correspondent à son accomplissement professionnel dans le champ de l’aménagement urbain : place des Fêtes, Paris 20e (1991-1996) ; Zac Cathédrale à Amiens (1992-2009) ; avenue des Champs-Élysées, Paris (1992-1994) ; place de la Liberté à Brest (1993-2001). En 1993, soit trois ans après la remise de sa démission de chercheur, cet engagement dans la pratique de l’aménagement des espaces publics est officiellement reconnu : Huet reçoit le Grand Prix de l’urbanisme.

Lettre de Bernard Huet au directeur de l’Architecture

Bernard Huet, Temple University, Philadelphie, mai 1985.

5

Paris, le 6 juillet 1990,
 
Monsieur le Directeur,
 
Je vous écris cette longue lettre pour vous faire part de ma situation actuelle au sein de l’École d’architecture de Paris-Belleville et des réflexions qu’elle m’inspire. […] En 1969, je me retrouvais dans le groupe des enseignants fondateurs d’une Unité Pédagogique qui deviendra plus tard l’École de Paris-Belleville.
J’ai dirigé l’administration et la pédagogie de l’UP8 pendant les trois premières années qui suivirent sa création et, par la suite, j’ai assuré la Présidence du Conseil d’Administration pendant six années.
En 1972, estimant qu’une École ne pouvait vivre et se renouveler sans recherche, j’ai créé l’Institut d’Études et de Recherches Architecturales et Urbaines (IERAU), un des premiers, sinon le premier laboratoire de recherche architecturale créé dans une école d’architecture en France. J’ai présidé aux destinées de l’IERAU pendant quatorze ans jusqu’à sa fusion au sein d’une nouvelle équipe que je dirige actuellement : l’IPRAUS URA CNRS 1246 [11].
Mon expérience et ma réputation dans le domaine de la recherche et de l’enseignement de l’architecture m’ont valu d’être appelé à siéger dans un grand nombre de commissions et de participer à un nombre incalculable de colloques et de rencontres nationales et internationales.
J’aimerais vous rappeler que la réussite exemplaire de l’UP8 et sa renommée ne furent pas construites autour du rassemblement de quelques architectes à la mode et plus ou moins reconnus pour leur réussite professionnelle, mais comme on semble l’oublier un peu facilement aujourd’hui, à partir d’un authentique projet d’enseignement et d’un travail théorique en profondeur dont j’ose croire, sans fausse modestie, que j’en fus l’inspirateur, l’animateur et le gardien pendant un peu plus de dix ans. Je dois ajouter que l’effort collectif de cette équipe d’enseignants totalement dévouée à la seule cause de l’enseignement et de la recherche fut accompli dans des conditions matérielles particulièrement difficiles et en conflit presque permanent avec un Directeur administratif dont je peux témoigner, avec l’ensemble de mes collègues enseignants, qu’il a toujours représenté un facteur d’inertie et de division face au dynamisme du corps enseignant.
Il me plaît de vous rappeler que l’originalité de l’UP8 reposait autant sur sa capacité de proposition et d’innovation que sur sa réputation d’école « rebelle ». Et je dois ici rendre hommage à l’administration du Ministère de la Culture qui sut comprendre et soutenir les initiatives des enseignants de cette école, alors qu’elles ne correspondaient pas toujours à la lettre des directives officielles visant à normaliser l’enseignement de l’architecture.
Paradoxalement, c’est précisément au moment où le Ministère commença à considérer cette école comme un modèle de sagesse administrative et pédagogique que commençait le déclin de l’UP8.
Derrière le calme apparent d’une mécanique bien rodée se profilaient la routine, le désengagement et la paralysie du corps enseignant. Lassé d’attendre en vain une amélioration de son statut et de ses conditions de travail, découragé par l’opacité bureaucratique, il se laissait gagner par les luttes de pouvoir des clans et des personnes.
Au début des années 80, l’afflux massif et incontrôlé des étudiants attirés par le label de l’UP8 ou par la réputation médiatique de quelques architectes professionnels enseignants à l’École contribua à l’aggravation de la crise. Le Directeur imposant à l’école une politique démagogique de gonflement des effectifs, sans considérer ni le taux réel de l’encadrement, ni le niveau de recrutement des étudiants (certaines années il y eut jusqu’à 40 % de non-bacheliers en première année), il devint rapidement impossible de maintenir les paramètres de qualité qui avaient fait la réputation de l’UP8.
Enfin, à partir du moment où disparaissait le projet d’enseignement originel derrière la fiction d’un programme d’enseignement réduit à une simple juxtaposition de cours et de travaux pratiques, le recrutement de nouveaux enseignants ne se fit plus en fonction de critères pédagogiques mais sur la base du clientélisme et du rapport de force entre les différentes disciplines et les clans d’enseignants dont l’antagonisme était encouragé plus ou moins ouvertement par le Directeur de l’École.
Au début des années 80, je dus me rendre à l’évidence que le fiasco de l’UP8, enfermée dans de mesquines querelles de personnes et de médiocres problématiques hexagonales, n’était pas l’exception.
Les visites régulières que je faisais dans d’autres Écoles de Paris et de province, à l’occasion de jurys ou de rencontres, et les contacts personnels que j’ai toujours maintenus avec leurs enseignants, m’ont vite convaincu que l’enseignement de l’architecture en France était atteint de langueur dans ses parties les plus vives. C’est pourquoi, à partir de 1983, j’ai décidé avec une quinzaine d’enseignants provenant de quatre UP parisiennes de créer un atelier inter-UP où un travail de groupe pourrait s’élaborer autour de problématiques communes.
L’IFA servait de lieu d’accueil pour ces ateliers et malgré le caractère officieux de l’expérience et l’absence de moyens matériels, les résultats furent rapidement très encourageants tant du point de vue du travail des étudiants que de l’intérêt que notre recherche suscitait à l’étranger. Il devint pour nous évident que le cadre sclérosé et immobile de nos UP devait être dépassé et que l’essai devait être transformé d’une manière ou d’une autre. Or, c’est précisément à ce moment que le Ministère non seulement refusa d’entériner et d’aider l’expérience, mais s’ingénia à l’arrêter en interdisant à l’IFA de recevoir les ateliers inter-UP, et en rappelant à l’ordre les Directeurs de nos établissements respectifs. Aucune justification satisfaisante ne nous ayant été donnée, nous ne comprîmes les véritables raisons de l’attitude du Ministre qu’en prenant connaissance du contenu de la réforme de 1984.
L’application de cette réforme acheva de ruiner ce qui restait du projet collectif de l’UP8, devenue entre-temps École d’Architecture de Paris-Belleville. Chaque enseignant architecte créa son propre certificat de projet et le reste des enseignements se trouva balkanisé dans des certificats juxtaposant des cours souvent incohérents dont seuls les intitulés se conformaient aux directives ministérielles.
De plus, l’adoption du système des certificats entraînait une telle lourdeur de gestion pour l’administration, les enseignants et les étudiants, que très vite plus personne ne souhaita le voir réellement fonctionner. La coordination des enseignements et les jurys sont ainsi devenus de pures fictions administratives. Quant aux étudiants, afin d’échapper à la rigidité du système, ils ont vite appris à en connaître les lacunes, les tolérances et les innombrables dérogations pour tirer leur épingle du jeu sans dépenser trop d’énergie. Je serai le dernier à leur en faire le reproche.
J’aimerais cependant préciser que mon opposition constante et répétée à la réforme de 1984 ne vient pas tant de son incapacité à susciter un projet en lieu et place d’un corps enseignant qui n’en avait plus, mais de ce qu’elle portait un coup fatal à une conception de l’enseignement de l’architecture que nous avons toujours défendue depuis [1968] [12]. Il est clair aujourd’hui que les auteurs de la réforme de 1984 voulurent lui donner toutes les caractéristiques d’un enseignement de type professionnel, plus attachés à satisfaire à court terme des revendications étroitement corporatistes et exclusivement hexagonales, qu’à promouvoir un enseignement de niveau supérieur.
Je ne peux m’empêcher de vous rappeler que cette réforme a été conçue et promulguée au moment précis où l’Europe préparait son unification et où tous les pays européens, sans exception, prenaient une voie diamétralement opposée dans leur approche de l’enseignement de l’architecture.
Au moment où en France le Troisième Cycle était supprimé, alors que toute référence à la nécessité d’un enseignement théorique de l’architecture lié à la recherche est absente du texte de réforme, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Belgique (pour citer quelques pays voisins) créaient des doctorats de Troisième Cycle en architecture, de caractère universitaire.
Aujourd’hui, soit six ans après la réforme, le Ministère, pressé par l’urgence, essaye de compenser cette lacune grave par des moyens de fortune, sans même reconnaître qu’il faudrait peut-être abroger un texte dépassé afin de réparer une erreur qu’on est en droit de qualifier d’historique.
Quant à moi, dès 1985, je décidai de faire porter mes efforts non plus sur le sauvetage d’une École devenue ingérable, mais sur le maintien et la survie de la recherche et d’un enseignement de Troisième Cycle.
Ainsi, dès que le Ministère créa les CEAA [13], j’ai proposé de monter avec le groupe d’enseignants qui s’était constitué autour des ateliers inter-UP un CEAA « urbain » ambitieux, regroupant quelques-uns des meilleurs spécialistes français appartenant à quatre Écoles parisiennes (Nanterre, Belleville, Villemin et Versailles) et à une École de province (Nancy).
Nous pensions que, pour être présent sur le marché international et satisfaire à la demande de nombreux étudiants désirant poursuivre des études de haut niveau, il fallait regrouper nos moyens intellectuels et matériels à l’intérieur d’une structure conçue à l’échelle nationale.
À partir d’un tronc commun, nous proposions de mettre en place une formation à la recherche et une diversification des débouchés en fonction des quelques champs d’application possibles (architecture urbaine, ville orientale, archéologie urbaine).
Une fois de plus, le Ministère refusa ce projet et brisa intentionnellement l’unité du groupe en créant trois CEAA autonomes et géographiquement dispersés dans trois Écoles éloignées (Villemin, Versailles et Nancy). Malgré ce revers, j’ai poursuivi mon effort autour du CEAA « Architecture urbaine » domicilié à Paris-Villemin [14].[…] Parallèlement à [cet engagement], j’ai essayé de développer et d’organiser la recherche à l’École de Paris-Belleville.
Depuis 1972, elle se poursuivait au sein d’une association (IERAU) presque uniquement constituée par les enseignants de l’UP 8. Avec le temps, l’équipe s’était réduite, beaucoup d’enseignants ayant abandonné la recherche pour des activités professionnelles plus rémunératrices et mieux valorisées pour leur carrière. J’estimais donc qu’il était nécessaire de la renouveler et surtout de lui donner une dimension universitaire. L’occasion s’est présentée en 1985 lors de la création de la section 49 du CNRS « Architecture, Urbanistique et Société ». J’ai alors décidé de provoquer la fusion de l’équipe que je dirigeais avec le LASSAU [15], équipe de recherche dépendant de l’université Paris X que nous connaissions bien et avec laquelle nous avions déjà eu des rapports de recherche. Le nouveau laboratoire constitué sous le nom IPRAUS a présenté sa candidature pour obtenir un rattachement principal à la section sociologie. Ayant donc été évaluée avec succès à deux reprises, notre équipe a été agréée par le CNRS sous la désignation d’URA 1276. Nous espérions que le BRA [16] serait disposé à favoriser la constitution et la mise en place du nouveau laboratoire au sein de l’École Paris-Belleville.
Or, à notre surprise, le laboratoire ne fut pas agréé par le Ministère et, par conséquent, privé de moyens de fonctionnement propres. Cette situation paradoxale devenait pour moi incompréhensible dans la mesure où le BRA avait annoncé son intention de promouvoir une nouvelle politique « d’institutionnalisation » de la recherche au sein des Écoles d’Architecture. Finalement, l’agrément du BRA intervint en 1987, mais il ne changea guère notre situation matérielle. Au départ, nous disposions du local en location, du téléphone et d’une documentaliste appartenant à l’ancienne équipe LASSAU que nous pouvions payer sur les budgets des contrats de recherche passant par une association relais. C’était sans doute encore trop pour le BRA. Sans proposer aucune mesure compensatoire, il nous a refusé le droit de faire passer les contrats par l’association, mettant ainsi en péril l’existence même de l’équipe. En ce qui concerne l’École de Paris-Belleville, l’administration prélève régulièrement son pourcentage de 4 % sur les budgets de recherche sans nous offrir le moindre service de gestion (secrétariat, dactylographie, tenue régulière de comptabilité).
Pour résumer les situations des deux structures que je dirige, le CEAA Architecture Urbaine et le laboratoire IPRAUS, je dois avouer qu’en matière de gestion et d’administration, je n’ai rien pu obtenir de la Direction de mon École, qui se retranche inlassablement derrière le fait que le Ministère ne lui a pas donné de personnels spécifiquement affectés au CEAA et à la recherche. […]
Si je vous ai rappelé aussi longuement mon engagement dans l’enseignement et la recherche c’est pour que vous sachiez que j’y ai consacré les 25 années les plus productives de ma vie sans en avoir tiré d’avantages matériels, ni de position dominante. […] Vous savez aussi que, contrairement à ce qui se passe à l’étranger, être classé Architecte « théoricien » vous écarte systématiquement de la commande publique. […]
Par contre, ce qu’on semble oublier, c’est que je suis l’un des très rares architectes français bénéficiant d’une reconnaissance internationale incontestée. Je ne vous infligerai pas l’énumération des activités qui en témoignent (articles, colloques, séminaires, jurys, etc.) et je n’aurai pas l’outrecuidance de dresser la liste des personnalités importantes du milieu européen ou américain avec lesquelles j’entretiens des rapports fréquents et amicaux. Enfin, vous n’ignorez certainement pas que je suis constamment sollicité pour enseigner dans les Universités et les Écoles d’Architecture étrangères les plus prestigieuses, et je ne vous cache pas que la rémunération, le statut et les moyens de travail que l’on m’y offre sont sans commune mesure avec la médiocrité de mon emploi en France.
Un peu malgré moi, je suis considéré à l’étranger comme l’ambassadeur d’une certaine culture architecturale française et traité comme tel. Par contre en France, j’attends toujours que l’Administration reconnaisse concrètement l’importance de cette position, en me donnant des missions, des responsabilités, des conditions matérielles de travail conformes à ma valeur réelle. Vous me direz que je ne devrais pas me plaindre, puisque je suis titulaire d’un poste de professeur de 1ère Catégorie, Responsable Scientifique d’un CEAA et Directeur d’un laboratoire de recherche. […]
Quant à la Responsabilité Scientifique d’un CEAA et, plus encore, à la direction d’un laboratoire de recherche, elles relèvent d’une fiction administrative pure et simple. Pour assumer ces fonctions de « haut niveau de responsabilités intellectuelles » (et bénévoles), il n’est prévu ni statut ni pouvoirs. Je suis supposé animer, coordonner et gérer des équipes comprenant 20 à 30 personnes (la taille d’une PME), sans assistance technique, sans avoir d’autorité ni sur le personnel administratif ni sur le budget de fonctionnement, sans avoir accès à une information comptable permanente, sans pouvoir représenter et engager l’équipe que je dirige dans les relations qu’elle entretient avec les Universités et les laboratoires français et étrangers et sans même avoir le droit de disposer d’un simple papier à en-tête et de la signature du courrier. De qui se moque l’Administration quand, par ailleurs, elle exige que les responsables de CEAA ou de laboratoire, réduits à l’état d’ectoplasmes décoratifs, lui rendent des comptes sur ce qu’ils sont dans l’incapacité de gérer et lorsqu’elle fait peser sur les équipes la menace permanente de suspendre son agrément si elles ne sont pas en état de satisfaire aux exigences d’une bureaucratie disproportionnée par rapport à la médiocrité des moyens financiers et matériels mis à leur disposition ?
J’ai aujourd’hui pris conscience du ridicule de la situation où je me suis moi-même placé en croyant pouvoir maintenir contre toute évidence un pôle de qualité théorique et scientifique à l’École de Paris-Belleville. J’ai cru naïvement que mon expérience et ma réputation en matière d’enseignement et de recherche m’auraient valu un certain soutien contre la volonté d’un Directeur d’École omnipotent mais incompétent en matière d’architecture, d’enseignement et de recherche (encore une anomalie propre aux Écoles d’Architecture françaises).
Je dois reconnaître aujourd’hui que ce soutien ne pouvait venir d’une Administration qui se satisfait de gérer en voulant ignorer le contenu de ce qu’elle gère, ni d’un Conseil d’Administration qui, par la nature de ses composants, ne pourra jamais mener une politique audacieuse de soutien à l’enseignement post-diplôme et à la recherche.
Il faut bien comprendre qu’une assemblée constituée pour moins d’un tiers de ses membres par des enseignants (dont un très petit nombre est engagé dans la recherche), ne peut être concernée par des objectifs de qualité qui se situent dans le long terme et qui n’intéressent qu’une élite. Je ne vois pas pourquoi des étudiants mandatés par leurs électeurs pour défendre des intérêts limités, des représentants de l’administration en fonction de l’appui qu’elles lui apportent au sein du CA, devraient choisir d’orienter l’École dans une direction qui n’aille pas dans le sens des revendications immédiates du plus grand nombre. Certaines exigences de qualité ne peuvent se satisfaire d’un type de démocratie fondée sur le nivellement d’intérêts opposés.
Après avoir consacré près d’un quart de siècle à l’enseignement de l’Architecture et au moment d’entrer dans ma soixantième année, il est normal que j’éprouve le besoin de faire un bilan et d’en tirer les conclusions.
Ayant attendu trop longtemps un statut, des moyens matériels décents et un certain respect pour ma fonction, je me refuse à prolonger une situation d’échec dont je ne vois pas d’issue prochaine et vous comprendrez que désormais je souhaite consacrer le temps et l’énergie qui me restent à des actions et des projets qui me soient personnellement plus profitables et me rendent une certaine dignité.
Je vous demande donc de bien vouloir accepter ma démission de responsable scientifique du CEAA Architecture Urbaine et [de] celle de Directeur du laboratoire IPRAUS. En toute logique, j’ai également remis à la Direction Générale du CNRS ma démission de membre de la Commission 49 AUS.
Vous vous demanderez sans doute pourquoi j’ai la faiblesse de ne pas vous proposer également ma démission d’enseignant. Ce n’est pourtant pas l’envie qui m’en a manqué, mais pour l’instant, je ne peux me permettre de perdre les avantages acquis en vue de la médiocre retraite qui m’est promise à 65 ans.
[…]
 
Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments respectueux.
 
Bernard Huet


Date de mise en ligne : 03/03/2021

https://doi.org/10.3917/acs.debar.2020.01.0025

Notes

  • [1]
    Dossier « Enseignement », AMC, no 27, avril 1972, p. 1-32.
  • [2]
    Éric Lengereau, Histoire de l’Unité pédagogique no 8. Berceau d’un renouveau, 1966-1978, rapport de recherche, Paris, CIRHAC, 1992, p. 34.
  • [3]
    À partir de 1974, ce groupe rassemble progressivement autour de Huet : Bernard Le Roy, David Bigelman, Serge Santelli et Jean-Pierre Feugas. Le groupe n’est au complet qu’à partir de 1978, et ne porte ce nom qu’à ce moment-là.
  • [4]
    J. Lucan, L’Architecture en France, 1940-2000, Histoire et Théories, Paris, Le Moniteur, 2001, p. 275.
  • [5]
    129 logements sociaux dans le quartier du Château d’eau à Reims, avec Bigelman et Santelli, 1981-1982.
  • [6]
    B. Huet, Anachroniques d’architecture, Bruxelles, AAM Éditions, 1981.
  • [7]
    Programme des études 1984-1985, UPA8, fonds Ensa Paris-Belleville, Archives nationales (désormais AN) 20100187/106.
  • [8]
    H. Ciriani, C. Vié, « L’espace de l’architecture moderne », rapport de recherche, Paris, ministère de l’Urbanisme, du Logement et des Transports / SRA, 1989. Voir, dans le présent volume, l’analyse qu’en donne Guillemette Morel Journel.
  • [9]
    Programme des études 1987-1988, UPA8, fonds Ensa Paris-Belleville, AN 20100187/106.
  • [10]
    B. Huet (dir.), M. Lambert et J.-Y. Toussaint, « Transformation de la cellule du logement collectif contemporain : émergence d’une typologie architecturale », Paris, ministère de l’Équipement — Plan Construction et Architecture, Ierau, 1991.
  • [11]
    URA : unité de recherche associée au CNRS. [N.D.E., ainsi que pour toutes les notes qui suivent.]
  • [12]
    La lettre originelle mentionnait 1984. Nous avons corrigé pour rétablir la cohérence avec le parcours de Bernard Huet.
  • [13]
    CEAA : Certificat d’études approfondies en architecture.
  • [14]
    Il le sera par la suite à Paris-Belleville.
  • [15]
    Laboratoire des sciences sociales appliquées à l’urbain.
  • [16]
    Bureau de la recherche architecturale, dépendant du ministère de tutelle des écoles d’architecture.

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